Le directeur de CCDA, qui a installé pour au moins 422.000 euros de systèmes de vidéosurveillance à Jurbise, est un ami intime du directeur général de la commune. © Getty

Marché public à Jurbise: quand l’ami intime du directeur général rafle la mise

Le directeur de CCDA, qui a installé pour au moins 422.000 euros de systèmes de vidéosurveillance à Jurbise, est un ami intime du directeur général de la commune. En tant que représentant du collège, ce dernier a pourtant été impliqué de près dans la procédure de marché.

T’arrêtes pas de me suivre?» titille en commentaire S.C, fondateur et gérant de la société jurbisienne CCDA, sous la photo de profil Facebook de Stéphane Gillard, directeur général de la commune. Un cliché où ces deux amis très proches s’affichent bras-dessus, bras-dessous, comme sur de nombreuses autres publications retrouvées sur leurs comptes respectifs.

En novembre 2021, au terme d’une procédure d’attribution ouverte quatre mois plus tôt, cette PME raflait le marché public lancé par Jurbise pour étendre son parc de caméras d’une centaine d’unités. Un marché au montant estimé lors de son lancement à 465.553 euros HTVA, que l’administration a mené à bien avec l’assistance d’une société de consultance luxembourgeoise. Et dont le grand architecte, au niveau communal, ne fut autre que le directeur général de l’administration. Cela, la bourgmestre (désormais empêchée) Jacqueline Galant (MR) le confirmait dans un entretien accordé au Soir début octobre au cours d’un reportage sur la vidéosurveillance à Jurbise: «On n’a pas les ressources d’une grande ville. C’est donc le directeur général qui, tout seul, a dû porter ce projet». 

Le nom de Stéphane Gillard apparaît effectivement sur plusieurs documents de la procédure, obtenus par Le Vif, Le Soir et leurs partenaires dans le cadre de notre enquête «Sous surveillance». Il est ainsi renseigné dans le cahier des charges en tant que «représentant du collège communal», faisant office de «fonctionnaire dirigeant» dans le cadre de ce marché. Des suivis de modifications dans ce document témoignent également de son intervention dans cette partie de la procédure. «Ne serait-il pas opportun de prévoir précisément des amendes en cas de retard imputable à l’adjudicataire?» suggérait-il par exemple le 23 juin 2021 dans cet écrit.

Une fois l’appel d’offres publié, le directeur général a également participé physiquement aux côtés du consultant externe à des échanges avec les candidats au marché.

Notamment dans le cadre d’une réunion tenue à la maison communale le 1er septembre 2021, visant à en présenter les aspects techniques aux représentants de plusieurs sociétés intéressées, parmi lesquelles CCDA, mais aussi des poids lourds comme Securitas et Proximus. A ce titre, il faut constater que toutes les sociétés à qui le dossier avait été transmis ont finalement renoncé à soumettre une offre, à l’exception de CCDA et d’une PME liégeoise, Prelude.

Enfin, il apparait que le directeur général a apposé sa signature à côté de celle de la bourgmestre Jacqueline Galant sur la décision du collège communal du 29 novembre 2021 attribuant le marché à CCDA.

«Une question de gouvernance»

Il ressort d’une analyse d’offres réalisée la boîte de consultance luxembourgeoise que celle-ci a attribué la note de 97 % au projet remis par l’entreprise jurbisienne, ce qui lui a permis de remporter le marché. Et ce en raison, notamment, du prix proposé (360.311,72 euros HTVA), inférieur de 26 % à celui remis par la PME concurrente. Le rapport se montre également élogieux sur les qualités techniques du projet de CCDA. « Nous constatons un investissement important en amont par le bien d’une importante étude de terrain comportant des propositions et des variantes très spécifiques, note-t-il. Cette étude est d’ailleurs très documentée (332 pages) avec des descriptions techniques pour chacun des sites, comprenant prises de vues, études de faisabilités, implantation…»

Suffisant pour lever tout questionnement relatif cette amitié entre adjudicateur et adjudicataire? Le Soir a sondé cinq avocats et juristes spécialisés dans le domaine des marchés publics. Tous s’accordent à dire, pour certains en «on», que le cas de figure décrit soulève des interrogations légitimes. «Car le droit lié aux marchés publics, il y a une règle disant qu’il suffit d’une apparence de partialité pour remettre en cause un marché», rappelle notamment Mathieu Dekleermaeker, avocat et collaborateur scientifique au Centre de droit public et social de l’ULB. «Ce cas pose une question de gouvernance, alors qu’une commune, dans pareille situation, a l’obligation de mettre tout en place pour prévenir un possible soupçon.» Il ajoute encore: «Ce lien aurait normalement dû être communiqué aux autres opérateurs économiques qui ont remis une offre.»

L’avocate spécialisée Marie Vastmans va dans le même sens : « J’entends que c’est un prestataire externe qui a analysé les offres. Mais si j’avais été le collège, j’aurais sans doute essayé de prendre une série de mesures pour que ce directeur général n’apparaisse pas dans la procédure.» Et d’ajouter: «Il y a des moyens tout à fait légaux et valables d’attribuer une décision en passant outre l’implication d’un directeur général. »

«Aucune raison de l’évoquer»

Confronté à ces interrogations, Stéphane Gillard confirme être un ami proche de S.C. mais affirme n’avoir jamais discuté du marché avec son intime avant son lancement. Ce que soutient réciproquement le chef d’entreprise : «Nous n’évoquons que très rarement notre vie professionnelle respective lorsque nous nous côtoyons à titre privé,» assure ce dernier, en se disant interpellé par nos questions. «Pourquoi aurais-je dû me sentir en inconfort ?»

Le directeur général réfute dès lors toute immixtion dans la désignation de son ami. «En tant que directeur général, mon nom apparaît dans tous les cahiers des charges en tant que représentant de la commune,» justifie-t-il sur cet aspect. Il reconnaît avoir «bien entendu» participé à une réunion de présentation technique avec les candidats le 1er septembre 2021, mais assure avoir laissé le consultant externe répondre aux questions et présenter le projet. Il affirme par ailleurs n’avoir jamais fait connaître son lien avec le patron de CCDA à ce prestataire externe, ni aux sociétés présentes ce jour-là. «Il n’y avait aucune raison de l’évoquer.»

Sollicité, le directeur de la société de consultance en question confirme que l’affinité entre le directeur général de la commune et le patron de CCDA ne lui a jamais été exposée au cours de la procédure. Et relève «qu’une communication à ce sujet aurait apporté plus de clarté sur cette relation. » S’il déclare avoir remarqué une certaine familiarité entre eux, il précise avoir mis cela sur le compte du fait que CCDA prestait déjà des services pour Jurbise (CCDA ayant déjà effectué pour la commune quelques modestes travaux de remplacement et de maintenance de caméras).

«S’agissant de l’attitude de Monsieur Gillard vis-à-vis de Monsieur C. dans ce dossier, nous n’avons relevé aucun comportement susceptible de remettre en cause sa neutralité. À aucun moment il n’a interféré dans le déroulement de notre mission ni cherché à favoriser un soumissionnaire» souligne-t-il, en confirmant au passage la présence de M. Gillard à plusieurs réunions techniques, justifiée selon lui par sa connaissance approfondie des besoins initiaux du marché. Pour le prestataire externe, il ne fait néanmoins aucun doute que l’offre de CCDA était qualitativement et financièrement supérieure à celle de son concurrent.

Le directeur général, lui, affirme également que sa signature sur la décision d’attribution ne vaut pas implication dans cette décision : «La signature et le contreseing sont deux choses bien distinctes: par le contreseing, le directeur général atteste, confirme qu’une décision a bien été prise par l’autorité. Il n’engage pas autrement sa responsabilité par rapport au document qu’il contresigne, ni ne valide ou pose un choix.» Par conséquent, «je n’ai pas envisagé de prendre mes distances par rapport à cette procédure, » conclut-il, en assurant du reste qu’il ne pouvait déléguer son rôle dans pareille situation – plusieurs des experts que nous avons interrogés soutiennent, eux, qu’il aurait été possible de se déclarer «empêché». Il ajoute : «En tant que directeur d’une commune d’un peu plus de 10.500 habitants, je connais probablement un grande partie des entrepreneurs, PME, indépendants, commerçants de l’entité. Si je devais suivre votre raisonnement, je devrais faire un pas de côté dans tous les marchés publics aboutissant à la désignation d’un adjudicataire jurbisien.»

Stéphane Gillard et Jacqueline Galant insistent tous deux sur le fait que le marché n’a jamais été contesté et a été approuvé par la tutelle régionale. L’édile MR, occupée à 100 % dans la commune à l’époque, était-elle de son côté au courant de la relation privilégiée entre les deux hommes? Stéphane Gillard affirme que oui : «Madame Galant est bien entendu au courant de cette relation», publique sur Facebook, dit-il. L’actuelle ministre nous livre une réponse contradictoire. «Je n’ai aucune information quant à une amitié « proche ». Pour la libérale la question importerait peu, dans tous les cas. «Le fait de connaître un des intervenants ne permet pas de conclure à un conflit d’intérêts au sens de la loi» tranche-t-elle. «La décision prise l’a été sur base d’une application d’une cotation objective des offres sur base des critères objectifs du cahier des charges. Ce dossier a été traité comme de nombreux autres et aucun doute ne permettait au moment de son attribution de demander le moindre écartement du Directeur général en l’absence d’éléments connus et tangibles.»

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