Ne pas manger pour être plus vite bourré ou pour ne pas grossir. Phénomène de société, la «drunkorexie» inquiète les alcoologues et les spécialistes des troubles du comportement alimentaire.
«Manger, c’est tricher»: voilà une maxime connue des fêtards de tous bords. La formule se transforme parfois en tendance inquiétante: la «drunkorexie», contraction du terme anglais drunk (ivre) et d’anorexie. Il s’agit de «l’association d’une consommation excessive d’alcool et d’un désordre alimentaire», résument les auteurs d’une étude de l’Université de Caen Normandie. Aussi appelé «alcoorexie», ce phénomène de société «regroupe un ensemble de comportements et troubles alimentaires qui surviennent avant, pendant et/ou après la consommation d’alcool».
L’objectif des drunkorexiques peut être double: ressentir plus rapidement les effets de l’alcool et/ou compenser les calories des boissons alcoolisées. Certains agissent avant la consommation, d’autres, a posteriori en se faisant vomir, en prenant des laxatifs ou des diurétiques, ou en pratiquant des activités physiques intenses afin d’évacuer plus vite ces calories.
Il y a aussi ceux qui «oublient» de manger ou qui, à cause de la pression sociale, s’en empêchent, à l’instar de Rebecca*: «Quand je sors, je retrouve souvent mes potes à l’heure du souper, sauf qu’ils ne prévoient jamais de manger. Je n’ai pas toujours le temps de manger avant de les rejoindre, ou je n’ai pas faim parce qu’il est trop tôt, explique la jeune femme. Une fois sur place, personne ne semble avoir envie de se nourrir. Alors, à cause d’un Fomo (NDLR: «fear of missing out», la peur de rater quelque chose), et parfois aussi par flemme, je finis par faire comme eux et je ne mange pas.»
La drunkorexie et l’influence des réseaux sociaux
Le phénomène serait plus fréquent chez les jeunes adultes: entre six et 39% réduisent leurs apports caloriques avant de boire, selon plusieurs études. La plupart portent cependant sur des populations ciblées: adolescents, étudiants et jeunes adultes. Certaines ont toutefois interrogé des adultes et ont montré une diminution de ces comportements avec l’âge, selon Ludivine Ritz, enseignante-chercheuse à l’Université de Caen Normandie et coauteure de l’étude citée plus avant.
Il est difficile d’établir un profil clair du drunkorexique, souligne Judith Dereau, psychiatre spécialisée dans la prise en charge des troubles du comportement alimentaire (TCA). «Les réalités sont multiples: certaines personnes veulent simplement être soûles, d’autres se restreignent car elles souffrent de TCA profonds, expose-t-elle. Pour d’autres qui n’en souffraient pourtant pas jusqu’alors, la drunkorexie peut entraîner des TCA», ainsi que de l’anxiété, la dépression, de l’insécurité, les problèmes affectifs, ou encore les pressions sociales qui peuvent être des facteurs aggravants.
En ce sens, les réseaux sociaux peuvent véhiculer des images de «perfection» (être mince et musclé, mais aussi sociable et festif…) éloignées des réalités de nombreux jeunes, lesquelles nourrissent chaque jour un peu plus leur mal-être. «Derrière ces comportements se cachent probablement des souffrances dont ils doivent prendre conscience, commente la psychiatre. Qu’importent les raisons pour lesquelles ils s’y adonnent, la drunkorexie est un comportement à risque. D’où l’importance pour ces personnes de reconnaître le problème et de trouver de l’aide.»
Une culture de l’alcool très belge
L’adoption de tels comportements, même s’ils sont ponctuels, est évidemment dangereuse pour la santé. Sur le court terme, cette hyperalcoolisation «augmente les risques de tomber malade (nausées, vomissements) et peut entraîner de l’hypoglycémie», expose Martin de Duve, alcoologue et directeur de l’ASBL Univers santé. Elle peut aussi diminuer les réflexes et la vigilance du buveur, accroître les pertes de mémoire, et, dans les cas les plus extrêmes, entraîner un coma éthylique. Sur le long terme, si le comportement est répété, il peut augmenter le risque de développer une dépendance ou des maladies graves telles qu’une pancréatite ou un cancer.
Le spécialiste se montre toutefois un peu rassurant: «La bonne nouvelle, c’est que selon les données actuelles, la consommation baisse chez les jeunes, avec un engouement pour le « no-low« (NDLR: boissons non alcoolisées ou contenant peu d’alcool). Il faut voir si cette tendance se confirme dans le temps.» A l’inverse de celles et ceux qui ont décidé de dire non à l’alcool, quelques sous-groupes adoptent encore des comportements excessifs, «très ancrés dans cette culture de l’alcool qu’ont les pays occidentaux, et plus spécifiquement la Belgique, souligne Martin de Duve. Cela reste une problématique de santé publique importante. Même s’il reste beaucoup de chemin à parcourir, il faut poursuivre les efforts de prévention et de sensibilisation pour que la consommation des Belges diminue.»
*prénom d’emprunt