Dans Le cerveau des amoureux (1), la neurobiologiste franco-britannique Lucy Vincent précise comment des mécanismes neurobiologiques sous-tendent les relations amoureuses. Elle décrit l’activité, débordante, du cerveau au début des histoires d’amour et son retour à la normale au fil du temps. Ce qui lui fait asséner un verdict implacable: la passion ne peut que s’éteindre, inexorablement. Toujours. Et à relativement court terme. Mais rien n’est perdu pour autant: s’il n’est plus aussi bouillonnant que lors du coup de foudre, le cerveau reste un allié de l’amour au sein du couple. Pour alimenter la flamme, pour faire coexister les différences entre partenaires, pour ne pas nécessairement briser le couple à la moindre infidélité sexuelle. Pour ce faire, il faut comprendre son fonctionnement. Et l’entraîner, quasiment au quotidien. Sur un peu plus de 250 pages, Lucy Vincent scanne ainsi les situations de vie auxquelles sont confrontées toutes les romances, hétéros ou non et de n’importe quelle génération, en passant des neurotransmetteurs aux tests de comportement, via le creux du lit et le miroir dans lequel il serait bon qu’on se scrute plus souvent.
Quand on tombe amoureuse ou amoureux, ce n’est pas seulement le cœur qui bat la chamade, c’est aussi le cerveau qui tourne à plein régime. C’est un bon résumé de votre dernier essai?
Tout à fait! Le cerveau est au cœur de tout ce que nous faisons dans la vie. Tout s’y passe. Et donc, lorsqu’on tombe amoureux, il s’y produit beaucoup de choses. Cette période d’amour passion, d’amour fou, de coup de foudre, c’est une sorte de folie qui s’installe dans le cerveau. Avec un objectif, originellement, il y a des centaines de milliers d’années, quand on vivait encore dans la nature, bien précis: pousser deux adultes à rester ensemble, très près l’un de l’autre, pendant une certaine période, à savoir celle nécessaire à l’enfant pour assurer sa survie. Cet enfant naît en étant extrêmement vulnérable et il a besoin de deux personnes pour survivre jusqu’à ce qu’il atteigne un minimum d’autonomie. Cette folie du cerveau a donc une durée de vie assez limitée. Cette durée de vie est celle qui correspond à la période de l’amour fou, avec l’installation de phénomènes typiques comme l’idéalisation du partenaire, l’addiction au partenaire, la jalousie féroce si le ou la partenaire s’intéresse à quelqu’un d’autre.
Cette folie dans le cerveau se répand à travers, écrivez-vous, les circuits neuronaux de l’attachement et la production des neurotransmetteurs et récepteurs qui les animent, essentiellement l’ocytocine, la dopamine et la vasopressine. Concrètement, que se passe-t-il?
Il y a eu un premier résultat pour expliquer le mécanisme de l’attachement, dans le cerveau, il y a une trentaine d’années. Il montrait la mise en place de récepteurs de deux neurotransmetteurs en particulier: l’ocytocine et la vasopressine. C’est par cette mise en place très ciblée des récepteurs qu’on modifie la réceptivité amoureuse du cerveau et sa réactivité au partenaire –qu’il s’agisse de couples hétéros, gays, lesbiens, polyamoureux. Tout se passe donc dans le cerveau pour changer notre regard sur les personnes autour de nous. Ces récepteurs sont mis en place dans des zones-cibles du cerveau, des zones qui vont changer leur activité dans le comportement amoureux. L’une de ces zones est le centre de récompense, qui joue une sorte de rôle de motivateur dans le cerveau: il indique les comportements qu’il faut adopter pour notre physiologie. La libération de dopamine s’effectue dans le noyau accumbens, situé dans le centre de récompense, grâce à la présence de récepteurs à ocytocine. Donc, une grande libération de dopamine est un signe de grande motivation pour passer à l’acte.
Toutes ces opérations s’éteignent-elles inexorablement au fil du temps jusqu’à extinction de l’amour au sein du couple? Est-ce comme une source qui s’assèche?
L’amour ne s’estompe pas forcément. Ce qui s’estompe, toujours, c’est la folie, la passion absolue. L’idéalisation du partenaire et l’addiction au partenaire disparaissent, petit à petit, oui. On perd cet effet magique qu’est l’euphorie en présence du partenaire, puisqu’on accepte désormais très bien que le partenaire ne soit pas là –certains y voient même une opportunité, comme des vacances. Avec ce livre, je veux expliquer le pourquoi et le comment de la phase de folie amoureuse, parce que, très souvent, quand cette folie s’arrête, au bout de deux ou trois ans, les personnes impliquées pensent s’être trompées dans le choix du partenaire; or, pas du tout, c’est juste que ce phénomène neurobiologique n’est pas fait pour durer. Dès lors, une histoire d’amour peut durer toute une vie, mais pas cette période euphorique, cette période passion, parce que notre cerveau a retrouvé son état «normal»; on entame alors un rapport différent avec notre partenaire, et grâce à notre intimité, passée et à venir, on peut espérer construire une histoire d’amour malgré tout excitante et satisfaisante, parce qu’on va pouvoir utiliser les mécanismes du cerveau amoureux pour retrouver des étincelles de passion tout au long de la vie.
«C’est tout le pari de cet essai: aider les gens à faire rejaillir le feu du volcan, à retrouver l’état amoureux au maximum.»
C’est le fameux «on a vu souvent rejaillir le feu de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux», de Jacques Brel, dans Ne me quitte pas?
Absolument. Souvent, des gens se fâchent sur moi, disant que, oui, on peut être passionnément amoureux toute sa vie de la même personne. Je suis bien d’accord: on peut être extraordinairement amoureux, durant toute son existence, du même partenaire. Mais ce n’est pas la même chose que les premières années, durant lesquelles on est malade d’amour, où on a un syndrome de manque si notre partenaire n’est pas là ou ne répond pas à un message. C’est tout le pari de cet essai: aider les gens à faire rejaillir le feu du volcan, à retrouver l’état amoureux au maximum. Mais il faut d’abord comprendre pourquoi cet état s’arrête un jour et accepter que c’est normal. Ensuite, voyons comment le réanimer, dans les meilleures conditions possibles.
L’une des façons de rallumer le volcan, c’est de ne pas mentir à soi-même, recommandez-vous: «L’exigence, l’attente ou l’espoir du changement chez l’autre est l’ennemi de l’harmonie. Tout est dans la gestion de nos attentes vis-à-vis de l’autre et, pour bien les gérer, il faut comprendre ce qui est possible, et ce qui n’appartient qu’à nos propres fantasmes.»
Oui, on en revient à la fameuse première période de l’amour durant laquelle nos deux cerveaux sont façonnés pour se trouver l’un l’autre formidables. Ce qui nous mène à nous convaincre que «nous sommes faits l’un pour l’autre». Les deux cerveaux sont alors sur la même longueur d’onde. Pour tout! Quand s’arrête cette magie, on se rend compte des différences et on a tendance à persister à vouloir être pareils, puisqu’on l’était. Au lieu de se dire, non, en fait, tous les cerveaux sont différents les uns des autres, donc je dois comprendre comment fonctionne le mien et celui de mon partenaire, quels sont les circuits de l’amour qui y sont mis en place et s’ils peuvent retrouver des terrains d’entente, si nous pouvons les resynchroniser le plus possible. Pour y parvenir, il faut d’abord se regarder en face, soi-même.
Vous insérez plusieurs questionnaires dans le livre, pour jauger l’état du couple qu’on forme et auxquels on peut répondre individuellement ou en couple. Ils sont validés scientifiquement?
Non, parce qu’il n’y a pas d’études en la matière sur des milliers de personnes durant plusieurs années. En revanche, les questions et analyses relèvent des théories modernes du comportementalisme qu’on utilise pour la modification du comportement chez les personnes et des tests de personnalité utilisés pour analyser les objectifs et les habitudes des personnes selon leur constitution génétique et la mise en place de leur cerveau pendant leur développement. Ces questionnaires sont donc établis dans le but de vous permettre de vous regarder différemment, de vous poser des questions que vous ne vous poseriez pas, pour que cela révèle des choses en vous que vous n’aviez pas examinées jusque-là.
Un exemple que vous soulevez est cette situation qu’on a toutes et tous observée: ces couples au restaurant qui ne s’adressent pas un mot pendant tout le repas. Vous affirmez que «cela ne signifie pas qu’il existe une mésentente; ils sont juste parfaitement relaxés et heureux en compagnie de l’autre».
Parce que, encore une fois, nous avons toutes et tous des cerveaux différents, ce qui fait la beauté de l’espèce humaine. La façon d’être des couples n’est pas toujours la même: il y a des couples qui échangent verbalement et d’autres qui entrent plutôt dans un état presqu’hypnotique, où ils absorbent tous les stimuli sensoriels autour d’eux, où ils regardent chacun de leur côté mais comprennent mutuellement ce que l’autre est en train de penser. Parce qu’ils ont tellement échangé par le passé, sur toutes les situations, et ils savent que, après, ils échangeront leurs ressentis, commentaires et opinions. Je pense que la façon d’être en amoureux c’est souvent juste être ensemble, être bien ensemble, ce qui crée aussi une synchronisation des cerveaux. Il ne faut pas juger les autres à travers sa propre histoire d’amour.
«Une histoire d’amour peut durer toute une vie, mais pas cette période passion, parce que notre cerveau a retrouvé son état ’’normal’’.»
Paramètre crucial pour la durabilité du couple, enseigne-t-on depuis des lustres: la fidélité. Paramètre à nuancer, dites-vous. On accorde trop d’importance, néfaste pour le couple, à l’infidélité?
Dans notre culture moderne, avec les films, les romans, les histoires, etc, l’infidélité est devenue une sorte de point d’orgue de l’horreur dans un couple. Beaucoup de couples se sont brisés pour une infidélité sexuelle. Moi, je me base sur des études effectuées sur des comportements d’animaux; il y a des espèces animales monogames et d’autres qui ont des comportements de reproduction différents. Le campagnol des plaines, par exemple, est devenu le modèle de la fidélité animale parce qu’une seule copulation suffit pour que le couple devienne monogame à vie –si l’un meurt, l’autre ne recherche pas de nouveau partenaire. Pour autant, même si le couple reste ensemble tout au long de l’existence, il y a des sortes d’aventures sexuelles, des copulations donc, hors-couple. Régulièrement.
Par ailleurs, la scientifique américaine Sue C. Carter, qui travaille sur la question depuis toujours, a récemment publié un article dans lequel elle affirme que l’attachement n’est pas une histoire de fidélité sexuelle mais est une histoire de fidélité sociale. Elle y met en avant l’importance du couple au sein de notre structure sociale et combien il est avantageux pour la santé et le bien-être de rester fidèle à son couple social. Ce qui signifie qu’être attaché à quelqu’un ne veut pas dire que c’est uniquement avec ce quelqu’un qu’on fait l’amour mais que c’est avec cette personne qu’on a envie d’être proche. Donc, comprenons-nous bien: je ne préconise pas l’infidélité mais je considère qu’il faut revoir cette forme d’obligation d’aller à la rupture du couple parce qu’il y a eu infidélité sexuelle et d’ainsi gâcher une structure sociale qui fonctionnait merveilleusement bien. Maintenant, il y a infidélité et infidélité: si une liaison infidèle a une durée de plus d’un mois, c’est grave et ça doit être traité avec beaucoup de soin; si c’est une infidélité d’une soirée, ça ne doit pas nécessairement mener à la fin du couple. Tout dépend aussi de ce que l’infidélité veut dire pour vous et votre partenaire, parce qu’il y a des gens qui sont constitués de telle manière que, pour eux, l’infidélité sexuelle ne porte pas à conséquences alors que pour d’autres, qui ont tel patrimoine génétique, la considère comme grave. Il faut donc savoir comment on est fait, soi-même et le partenaire.
Vous affirmez aussi que «la vie moderne, avec ses contraintes financières, professionnelles et sociales, ne facilite pas la vie à deux». C’était plus simple avant?
Je vais dire les choses de façon un peu crue, et je sais que ça ne plaira pas: l’amour, originellement, c’est un marché entre les deux sexes d’une espèce, chacun y contribuant à sa façon. Jusqu’à il y a peu, les femmes n’avaient pas la possibilité de contrôler les naissances, donc le fait de tomber enceinte et d’enfanter était souvent une contrainte imposée par l’ordre biologique. Dans cette situation, le contrat naturel entre l’homme et la femme était facile à respecter. Avec l’invention de la pilule contraceptive, tout a été chamboulé: les femmes ont alors eu plusieurs choix –un enfant ou non, la vie que je veux mener, etc.– donc elles ne sont plus contraintes à respecter le contrat qu’imposait leur biologie. Elles ne doivent plus choisir un homme de la même manière qu’elles le choisissaient auparavant. Donc les rôles ont évolué et jusqu’au taux de testostérone, qui baisse chez les hommes s’occupant des enfants. Donc nous créons de nouveaux rapports dans le couple, la vie à deux devenant moins facile qu’avant. D’où l’importance de se comprendre, soi-même et son ou sa partenaire. D’autant que le fait de se comprendre et de comprendre l’autre n’enlève rien à la magie de l’amour.
(1) Le cerveau des amoureux, par Lucy Vincent, Odile Jacob, 256 p.
Bio express
1958 Naissance à Stroud, dans le Gloucestershire, au Royaume-Uni.
1980 S’installe en France.
1991 Docteure en philosophie, neurobiologie et neurosciences à l’université de Bordeaux.
1998 La Forme et la frime (Odile Jacob).
2001 In Vivo, sur France Culture.
2004 Comment devient-on amoureux ? (Odile Jacob).
2005 Chargée des relations extérieures du laboratoire Servier.
2009 La Formule du désir (roman, Albin Michel).
2018 Faites danser votre cerveau (Odile Jacob).
2025 Le Cerveau des amoureux (Odile Jacob).