Front view of a group of wooden cubes with icons representing persons. The main focus is on an angry person who has a cube over his head with a thought bubble full of insults © Getty

L’impoli, c’est toujours l’autre: pourquoi les bonnes manières font leur retour… dans un monde au sommet de la grossièreté

Cherchez l’erreur: tout le monde aspire à davantage de politesse, mais l’impolitesse n’a jamais été aussi présente, du train à la voiture en passant par les réseaux sociaux. Exploration d’un paradoxe contemporain.

L’un bâille, l’autre se cure le nez. Le suivant se mouche bruyamment, un autre défait sa chaussure. Les participants au cours de bonnes manières, assis en cercle sous un lustre en cristal dans un hôtel chic de Hambourg début septembre, ont encore beaucoup à apprendre. Mais ils ont aussi le temps, car à leur âge, personne n’a besoin d’être à l’aise en société: le plus jeune a 5 ans, le plus âgé 11.

Le savoir-vivre, même pour les enfants. Ce séminaire est organisé une à deux fois par trimestre, quatre heures pour 245 euros, menu trois plats compris. La plupart des participants sont issus de la classe moyenne ou supérieure. Même les plus jeunes doivent désormais apprendre les bonnes manières: une grande partie de la société en aurait assez de la dégradation des mœurs.

Meike Slaby-Sandte dirige le cours. Avant de se mettre à son compte en tant que conseillère en étiquette il y a 22 ans, elle organisait des congrès et des banquets dans des hôtels de luxe.

«Ces conseils ne doivent pas être considérés comme des contraintes, mais plutôt comme des sources d’inspiration»

Meike Slaby-Sandte

Voici comment se déroule un exercice: Meike Slaby-Sandte joue le rôle de la mère d’une camarade de classe, les enfants doivent faire semblant de sonner à la porte de leur maison. Ils doivent apprendre à se présenter poliment et en phrases complètes: «Bonjour, je m’appelle Olivia. Je connais Emmy de l’école, nous voulons jouer ensemble aujourd’hui.»

Ensuite, chacun d’entre eux dessine un set de table: une assiette au centre, deux fourchettes à gauche, deux couteaux à droite, et un verre à côté. Un garçon sait déjà que les couverts s’utilisent dans l’ordre, de l’extérieur vers l’intérieur. Une fille explique qu’il est important de ne pas renverser de nourriture. Selon les organisateurs, la demande pour ce cours a augmenté.

238 ans après la publication du livre Du commerce avec les hommes d’Adolph Freiherr Knigge, livre de référence en matière de relations humaines et du respect de l’étiquette, un nouvel engouement pour la politesse semble se répandre. Une tendance qui se développe depuis plusieurs années. La série britannique Downton Abbey, qui a fait son retour au cinéma en septembre dernier, a sans doute connu un tel succès auprès des jeunes depuis 2011 parce qu’elle montrait comment l’étiquette et les bonnes manières aidaient les personnages à tenir bon même dans les moments difficiles. Même si la société d’où provenaient ces règles parfois rigides était depuis longtemps vouée à disparaître.

Dans le même temps, les zones d’impolitesse semblent s’étendre. Selon une étude Insa réalisée en 2023 en Allemagne, 66% des citoyens estiment que les bonnes manières se sont détériorées au cours des cinq dernières années, ce chiffre restant inchangé à ce jour. Jonathan Lösel, président du Conseil des bonnes manières, a récemment constaté «un glissement significatif de la politesse respectueuse vers une sensibilité irritable». Tout le monde veut être respecté, «mais de moins en moins de gens répondent eux-mêmes avec respect».

C’est surtout sur Facebook, X et autres réseaux sociaux similaires que les gens révèlent assez souvent et de manière étonnamment ouverte leur pire nature. Ils injurient, réprimandent, insultent et se moquent. Certains sous couvert de l’anonymat, d’autres sous leur vrai nom.

Le psychologue Stephan Grünewald considère également la politesse comme une forme d’autodiscipline. Soit précisément ce qui manque en ligne, selon lui. «L’absence d’un cadre disciplinaire est justement le problème des réseaux sociaux: il n’y a pas d’interlocuteur tangible, ce qui incite à une sorte de masturbation affective qui peut déboucher sur une guerre sans merci.»

Ces deux pôles sociaux –le ton brusque et le nouveau désir d’étiquette– sont probablement interdépendants. L’impolitesse? Toujours le fait des autres! Plus la société se sent nerveuse, plus le besoin de bonnes manières devient grand. De règles qui promettent un soutien en ces temps troublés. Mais à quoi sert le positionnement parfait de la fourchette dans un restaurant de luxe si, ailleurs, les gens laissent aveuglément éclater leur colère lorsque le serveur n’est pas immédiatement à leur disposition ?

ChatGPT

Une serveuse dans un restaurant à bord d’un train à grande vitesse raconte que les voyageurs sont devenus plus récalcitrants ces dernières années, parfois même violents. «Cela ne nous aide pas beaucoup quand on nous dit, lors d’une formation à la désescalade, que nous devons prendre du recul dès qu’un passager s’énerve.» Un accompagnateur de train déclare: « Les passagers qui m’agressent verbalement à cause d’un retard ne pensent pas qu’à ce moment-là, je préférerais moi aussi être chez moi avec ma famille.»

En septembre dernier, la Deutsche Bahn a lancé une «campagne pour le respect » en réaction aux 3.324 agressions physiques commises l’année dernière contre des employés de l’entreprise publiques. En Belgique, la SNCB multiplie également les campagnes de ce type et a dénombré plus de 2.100 agressions en 2024.

La situation n’est pas moins agressive sur la route. Selon un sondage réalisé par la fondation VINCI Autoroutes auprès de 12.403 personnes dans onze pays européens, 63% des sondés ont admis insulter les autres conducteurs. En outre, 54% des répondants ont indiqué klaxonner de façon intempestive les automobilistes qui les énervent

Johannes Park n’est certes pas présent lorsque les gens prennent place dans leur voiture. Mais il peut voir comment ils utilisent les véhicules. Agé de 46 ans, il est directeur régional d’une société de location de voitures Sixt, située dans un aéroport. Chaque voiture est nettoyée après sa restitution. La plupart du temps, seul le sol est sale, explique-t-il. Une fois, une voiture était pleine de copeaux, le client avait probablement coupé du bois, les sièges étaient encore rabattus. Dans d’autres, on trouve du sable, des déchets ou un chewing-gum, généralement emballé. «S’il y a des sièges enfants dans la voiture, vous pouvez vous attendre à trouver des miettes, c’est tout à fait normal.»

Si une voiture est dans un état particulièrement sale, en raison d’une fuite de liquide ou parce qu’on a fumé à l’intérieur, elle fait l’objet d’un nettoyage spécial. Les frais sont à la charge du client. Selon Johannes Park, cela concerne désormais dix voitures sur 100. C’est dans les voitures louées pour plusieurs jours que l’on fume le plus souvent. «Le client pense probablement que l’odeur aura disparu à la fin du voyage.»

«C’est peut-être une question générationnelle»

Johannes Park

Lorsqu’il a débuté sa carrière, il y a 20 ans, cela représentait peut-être 1%. A l’époque, certaines voitures étaient même rendues propres. «C’est peut-être une question de génération, suppose-t-il. Les gens avaient alors sans doute un autre rapport à la propreté, ainsi qu’à la voiture. »

Le prestataire d’autopartage Miles réfléchit à une approche «gamification». Louer des voitures comme un jeu. Les utilisateurs pourraient attribuer des points au locataire précédent si un véhicule a été rendu en bon état. Ceux qui ont accumulé suffisamment de points recevraient une récompense, par exemple une réduction sur leur prochain trajet.

La courtoisie était autrefois considérée comme un privilège de la noblesse, les bonnes manières étaient liées au statut social. Elles servaient à exclure les autres, à définir les classes supérieures et inférieures. Mais elles permettaient aussi l’ascension sociale. Bien sûr, cela ne fonctionne que si les classes inférieures ont au moins l’impression que les classes supérieures ont effectivement de meilleures manières. Cette époque semble révolue.

Le président américain Donald Trump se comporte comme un grossier personnage. Il insulte ses adversaires politiques, traite les journalistes de «cochons» ou de «stupides» et les Somaliens de «déchets». A son retour du Forum mondial sur le climat à Belém, au Brésil, il a tenu des propos désobligeants sur la ville hôte, ce qui lui a valu une avalanche de critiques.

Mais il existe aussi de sympathiques contre-exemples. Afin d’apprendre à se comporter de manière appropriée, Bill et Tom Kaulitz, du groupe Tokio Hotel, ont suivi un cours d’étiquette. On peut les voir dans la deuxième saison de leur série documentaire Netflix. En entrant, Bill demande où il doit jeter son chewing-gum. La formatrice trouve «assez stupide d’arriver avec un chewing-gum». Il se défend en expliquant qu’il a mangé un kebab en chemin.

Dans le documentaire, Bill Kaulitz raconte que sa famille allait autrefois manger uniquement des pizzas ou chez McDonald’s. Mais sa mère veillait à ce que son frère et lui se comportent correctement. Cela s’accompagnait d’une «certaine honte sociale», «car elle avait toujours peur que l’on remarque que nous n’avions pas beaucoup d’argent». Quand il se trouve chez des gens riches, il se sent encore aujourd’hui comme un monstre «qui, avec tous ses piercings, ses cheveux décolorés et sa veste en cuir, ne sait pas comment se comporter correctement à table».

Il ne s’agit pas d’«être la police des bonnes manières», assure Meike Slaby-Sandte, la formatrice du cours d’étiquette pour enfants. Il s’agit de se sentir «bien ensemble. Les conseils ne doivent pas être contraignants, mais donner des impulsions», même pour des gamins de 6 ans.

Meike laby-Sandte organise aussi deux autres séminaires, à destination des adolescents et des jeunes adultes. Zeena Hagel, 35 ans, fait partie de ceux qui semblent particulièrement motivés. Cette médecin a travaillé dans un complexe hôtelier aux Maldives et occupe aujourd’hui un poste au sein du commandement opérationnel de l’armée. A long terme, elle aimerait travailler pour les Nations unies, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle suit le cours d’étiquette. Zeena Hagel demande à Meike Slaby-Sandte s’il est permis de couper la salade d’accompagnement. «S’il vous plaît, non.» Et comment manger des ailes de poulet? «Avec les mains.»

«Vous pouvez supprimer le mot « toilettes » de votre vocabulaire»

Meike Slaby-Sandte

Il ne faut pas poser le couteau et la fourchette de manière à ce qu’ils forment un pont entre l’assiette et la table. Les poignets doivent rester sur la table pendant le repas. Tenir le verre à vin par le pied. S’essuyer la bouche avant de boire. Il est acceptable de tremper le pain dans la sauce du plat principal, mais il ne faut pas l’essuyer.

Meike Slaby-Sandte recommande également de «supprimer le mot « toilettes » de votre vocabulaire». Mais de plutôt dire: «Je vais me rafraîchir.» Ou s’excuser. Celui qui éternue doit lancer «Je suis désolé».

Lorsque Meike Slaby-Sandte mange de la truite avec les adultes, elle commande du vin rouge pour accompagner son plat. Elle considère comme dépassée la convention selon laquelle le vin blanc est obligatoire avec le poisson. Elle ne boit pas son café après le dessert comme il est d’usage, mais en même temps. «J’aime cette association». En disant cela, la coach semble presque rebelle.

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Ce cours rend Leonhard Tasche mal à l’aise. Il a trop dormi, mais ne voulait pas renoncer au petit-déjeuner et arrive donc avec une demi-heure de retard. Il a fêté ses 28 ans il y a quatre semaines et ses parents lui ont offert ce cours pour son anniversaire. «Jusqu’à présent, je mangeais comme je l’entendais. Peut-être voulaient-ils me faire comprendre de manière détournée que ce n’était pas correct.»

Alors que tous les autres ont déjà terminé leur plat principal, le jeune homme est encore occupé à découper sa truite en filets. Le dernier à avoir eu autant de mal avec un poisson était sans doute le capitaine Achab à la poursuite de Moby Dick. Conclusion de Leonhard Tasche: «Le repas était délicieux, je me suis senti comme un roi.» Cependant, il ne voit pas le rapport avec son quotidien. «Mes amis n’accordent pas autant d’importance aux bonnes manières. Quand nous allons au restaurant, nous mangeons des hamburgers.»

Quand on commence à s’intéresser au thème de la politesse, on le rencontre presque partout. A l’opéra, bien sûr: depuis cette année, la Scala de Milan interdit les tongs et les shorts. Mais aussi chez Bob Dylan. Ceux qui assistent aux concerts de sa tournée actuelle doivent ranger leur téléphone portable. Ce qui, à une époque où l’on est joignable en permanence, peut sembler irritant au premier abord procure finalement un plaisir musical insoupçonné. Ou en vacances. En tant que touriste à Bali, prière de ne pas se photographier à moitié nu dans des lieux sacrés, car cela humilie les habitants.

Et comme la politesse passe aussi par l’art de la conversation, voici deux faits qui vous permettront d’engager facilement la conversation : quelle est la ville la plus impolie d’Allemagne ? Essen. C’est ce qu’a révélé il y a deux ans le cabinet britannique d’études de marché Censuswide. Les personnes interrogées ont notamment été invitées à indiquer à quelle fréquence les gens regardent des vidéos ou font du bruit en public et à quel point ils sont généreux en pourboires.

Un institut britannique a même réalisé un classement des villes les plus impolies, dans six pays, en sondant 9.000 personnes quant aux comportements les plus irritants (ne prêter attention qu’à son téléphone, se montrer bruyant en public, ignorer les inconnus…) Ceux que la politesse importe éviteront donc de se rendre à Venise (Italie), Bristol (Royaume-Uni), Santa Cruz de Tenerife (Espagne) ou encore à Essen (Allemagne).

L’étude n’explique pas pourquoi Essen obtient un si mauvais résultat. Cela ne peut guère être dû à la prétendue rudesse de la région de la Ruhr, car la ville allemande la plus polie se trouve juste à côté: Bochum.

La politesse, comme on s’en rend vite compte, est définie différemment par chacun. Clemens Hoyos en donne une définition particulièrement belle. Agé de 37 ans, il dirige une association de formateurs certifiés, fondée en 2008, et est également propriétaire d’une entreprise qui propose des cours aux entreprises et forme des formateurs.

«La discipline reine de la politesse consiste à fermer les yeux sur les écarts de conduite des autres», déclare-t-il. En prouvant immédiatement qu’il est passé maître en la matière. A l’exception des réseaux sociaux, il estime que les mœurs ne se sont pas dégradées, «elles ont simplement changé».

«Je capitalise sur mon nom et ma bonne éducation.»

Clemens Hoyos

Sur TikTok, où il se fait appeler «Benimmfluencer» (influenceur en matière de bonnes manières), il montre à ses plus de 400.000 followers comment ouvrir une bouteille de champagne avec un sabre et comment manger des frites: de préférence avec un couteau et une fourchette. Clemens Hoyos entend allier tradition et modernité.

Il s’appelle en réalité Clemens Maximilian Stefan Graf von Hoyos Freiherr zu Stichsenstein. Fils d’un négociant agricole et d’une éducatrice, il a passé la première année de sa vie en face d’un célèbre château, Thurn und Taxis. Dans la maison familiale, il était d’usage de demander la permission avant de quitter la table, raconte-t-il. «Si j’oubliais, on me rappelait à l’ordre.»

Il a fait de ces expériences son métier et, selon ses propres termes, il «capitalise sur [son] nom et [sa] bonne éducation. » Sa carrière d’expert en étiquette a débuté lorsque Alfons Schuhbeck l’a invité à donner une conférence sur les bonnes manières à table. À l’époque, celui-ci était encore un chef étoilé réputé, bien avant d’être condamné à une peine de prison pour fraude fiscale. Selon Clemens Hoyos, Schuhbeck aurait été impressionné par les manières du jeune homme alors âgé d’une vingtaine d’années.

Récemment, Clemens Hoyos a dû accomplir une tâche particulièrement difficile, qui n’est généralement pas abordée dans les cours d’étiquette: montrer comment manger un kebab sans se salir.

Il est habillé de manière décontractée, selon ses habitudes: pull en laine bordeaux, sous lequel on aperçoit un col blanc et une cravate. Lorsque Clemens Hoyos porte des costumes, ils sont faits sur mesure, avec une pochette. Il les associe à des chemises avec des boutons de manchette et «exclusivement des chaussettes rouges».

Deux kebabs, s’il vous plaît! Lorsqu’un «délicieux, délicieux» s’échappe de la bouche de quelqu’un, Clemens Hoyos le réprimande: «On ne dit pas ça». Il sermonne ensuite quelqu’un d’autre pour avoir parlé la bouche pleine. Il s’excuse en même temps de poser autant de questions pendant le repas, ce qui oblige son interlocuteur à répondre tout en mâchant.

Manger sans se salir. Clemens Hoyos montre comment faire: envelopper le papier, presser le pain. Commencer par mordre ce qui dépasse. Puis continuer à manger en cercles concentriques.

Puis, un faux pas: une tache de sauce atterrit sur son pull. Hoyos s’en veut. Il semble perdre son sang-froid pendant un instant, mais décide finalement de prendre la chose avec humour. C’est peut-être là le plus grand exploit en matière d’étiquette: ne pas se laisser gâcher la bonne humeur.

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