Les radars-tronçons sont-ils un instrument pour améliorer la sécurité routière ou surtout une source de revenus pour une entreprise privée? Une brève mais minutieuse enquête menée en Flandre, sur un radar-tronçon à Meise, a poussé l’expert en mobilité Johan De Mol à soupçonner que le gain financier semblait primer. Il a immédiatement intenté une action en justice contre la commune, avec peut-être des conséquences bien plus larges
Depuis 2021, les communes flamandes ont le droit de sanctionner les excès de vitesse dans les zones 30 et 50 ne dépassant pas 20 km/h par des amendes administratives. En Wallonie, l’idée n’est pas encore appliquée, mais elle fait son chemin. Ainsi, le député-bourgmestre de Binche, Laurent Devin (PS), souhaite qu’on laisse aux pouvoirs locaux la capacité de percevoir ces amendes administratives pour les excès de vitesse commis sur leur territoire, et que l’on déploie des radars seulement là où c’est nécessaire. «Il faut rendre à César ce qui appartient à César», a-t-il même déclaré à l’intention du ministre wallon du Territoire, des Infrastructures, de la Mobilité et des Pouvoirs locaux, François Desquesnes (Les Engagés). Une bonne idée, selon certains, mais, en Flandre, tout n’est pas rose. Quelques radars-tronçons, parmi les 350 répartis sur son territoire, sont accusés d’avoir pour objectif premier de piéger les automobilistes.
Ainsi, le 6 mai 2024, Johan De Mol, un expert en mobilité de l’Université de Gand, a reçu une invitation à payer une amende administrative (SAC) de 53 euros. Selon cette notification, il avait été constaté qu’il avait roulé sur un tronçon à Meise à une vitesse moyenne corrigée de 31 km/h (ce qui correspond à une vitesse mesurée de 37 km/h), alors que la vitesse maximale autorisée y est de 30 km/h.
Pour Johan De Mol, cette invitation à payer fut une surprise. «Je suis un fervent partisan des zones 30 et des radars-tronçons efficaces, explique-t-il. Je fais tout pour respecter la limitation de vitesse. Lorsque j’entre dans une telle zone, j’active immédiatement mon régulateur de vitesse.»
Afin de comprendre comment il –et sans doute de nombreux autres conducteurs prudents– a néanmoins pu être verbalisé, il a entamé sa petite enquête en demandant à la commune les principales données concernant le radar-tronçon en question. Après une étude approfondie, sa conclusion est claire: «L’automobiliste est clairement piégé.»
«Le tronçon sur lequel on contrôle semble avoir été conçu pour inciter les gens à rouler trop vite.»
Johan De Mol a ainsi découvert qu’au mois d’avril, 1.277 infractions avaient été enregistrées sur ce seul tronçon. Dans 48% des cas, la vitesse corrigée était de 31 ou 32 km/h. Que tant de conducteurs aient à peine dépassé la limite de vitesse ne le surprend guère. «Le tronçon sur lequel on contrôle semble avoir été conçu pour inciter les gens à rouler trop vite», estime-t-il.
La sécurité routière, vraiment?
Pour commencer, il s’agit d’un tronçon particulièrement court (339 mètres). Le conducteur qui entre dans la zone, par exemple à une vitesse de 40 km/h, doit très rapidement ralentir s’il veut ramener sa vitesse moyenne en dessous des 30 km/h.
Le début de cette zone de contrôle coïncide en outre avec le début de la zone 30, qui n’est annoncée que 20 mètres en amont par un panneau de signalisation. «Cela démontre que de nombreux conducteurs, même prudents, entrent dans cette zone à une vitesse supérieure à 30 km/h, explique Johan De Mol. Le tronçon contrôlé est si court qu’il y a de grandes chances pour que leur vitesse moyenne dépasse la limite. Si vous prolongez ce tronçon de 200 mètres, la majorité de ces légers excès de vitesse ne seraient plus des infractions.»
Johan De Mol en est convaincu. «S’il s’agissait véritablement de sécurité routière, le tronçon aurait été plus long. Les 200 mètres qui suivent le tronçon contrôlé posent un problème de sécurité bien plus important. Mais ils échappent à la surveillance.»
Selon lui, ce radar-tronçon est un exemple flagrant de ce qui ne va pas avec ce système. «Il semble conçu pour flasher le plus de conducteurs possible.» Ce soupçon est encore renforcé par une clause dans le contrat conclu entre la commune de Meise et TaaS (Trajectcontrole-as-a-Service), l’entreprise privée qui installe et gère ces systèmes. Les travaux d’entretien qui «entravent totalement ou partiellement» la fluidité du trafic ne peuvent pas, selon le contrat, durer plus de cinq jours consécutifs. «En d’autres termes: il ne faut surtout pas ralentir la circulation, explique Johan De Mol. Encore une fois, la sécurité routière n’est manifestement pas la priorité.»
Le rôle de TaaS dans ce type de contrat a déjà fait couler beaucoup d’encre. Cette firme, un consortium de trois entreprises (Trafiroad, Macq Mobility et Intouch), a su tirer parti d’un décret de 2021 qui autorise les pouvoirs locaux à infliger des amendes administratives pour les petits excès de vitesse. Le quotidien Het Laatste Nieuws a calculé l’an dernier qu’au moins 35 communes avaient déjà fait appel à TaaS. L’entreprise leur avait installé pas moins de 163 systèmes de radars-tronçons.
Le consortium ne s’en est sans doute pas appauvri. Sur les 53 euros qu’un conducteur paye pour une infraction de vitesse, 29 euros reviennent à TaaS. Cela signifie que le système étudié par Johan De Mol a rapporté à lui seul plus de 30.000 euros rien qu’en avril 2024 –1.277 infractions multipliées par 29 euros, soit exactement 37.033 euros.
Bien entendu, ces revenus arrivent après un investissement important. L’an dernier, Roel Anciaux, conseiller communal Vooruit à Meise, expliquait que l’installation d’un seul radar-tronçon coûtait 180.000 euros à TaaS. Selon lui, la firme aurait amorti cet investissement en six mois. Cette estimation correspond tout à fait aux chiffres obtenus par Johan De Mol.
Juge et partie
Et les communes, dans tout cela? Dire qu’elles profiteraient largement de ces contrôles de vitesse serait erroné. Sur les 53 euros rapportés par amende, il faut encore rémunérer, en plus de TaaS, le fonctionnaire chargé de traiter la sanction administrative communale (24 euros, dans le cas de Meise).
De plus, le contrat stipule que TaaS doit également être rémunéré si l’amende, pour une raison quelconque, n’est pas payée par le contrevenant. «Il en résulte que la commune a tout intérêt à recouvrer l’amende, affirme Johan De Mol. La commune est donc à la fois juge et partie.»
Selon lui, cela pourrait expliquer pourquoi les arguments avancés par un contrevenant pour contester l’amende sont rarement entendus. C’est ce qu’il a lui-même constaté. Lorsqu’il a introduit un recours auprès du fonctionnaire chargé des sanctions administratives concernant son amende, ses arguments ont été jugés «non fondés».
Johan De Mol a dès lors interjeté appel devant le tribunal de police. L’un de ses arguments était que l’infraction avait été constatée par un système informatique, et non par un agent de police ou une autre «personne habilitée à cet effet». Dans une décision provisoire, le juge a récemment estimé que, selon le code de la route, cette constatation doit en effet être effectuée par une personne physique. Il appartient donc, selon le juge, à la commune de Meise de prouver que l’infraction n’a pas été constatée uniquement par un système informatique.
Contrôle par logiciel
L’avocat spécialisé en droit de la circulation Maarten Vandermeersch qualifie ce cas de «très intéressant». «J’ai toujours trouvé étrange que le législateur ait permis (NDLR: en Flandre) d’infliger aussi des amendes administratives communales pour des infractions au code de la route, explique-t-il. Justement parce que le code de la route stipule que la constatation doit être faite par une personne compétente à cet effet. L’infraction ne peut donc pas simplement être constatée par un fonctionnaire, et encore moins par le logiciel d’une entreprise privée. Bien sûr, la police utilise aussi des caméras automatiques. Mais dans ce cas, c’est elle qui procède à la constatation. Il est possible que la commune de Meise soutienne que le contrôle et/ou la validation par la police de l’infraction constatée par TaaS peut être interprété comme une « constatation ». Je suis curieux de voir cela. Si l’automobiliste obtient gain de cause, cela constituerait en tout cas un précédent important.»
Les radars-tronçons en partenariat public-privé ne cessent de faire débat en Flandre. En novembre dernier, la ministre flamande de la Mobilité Annick De Ridder (N-VA) avait annoncé que cette forme de contrôle ferait l’objet d’une «évaluation approfondie». «Il est essentiel de veiller à ce que la répression ne devienne pas un pur modèle lucratif, a déclaré la ministre, mais qu’elle continue à contribuer à une meilleure sécurité routière. L’évaluation approfondie, qui a effectivement été lancée depuis, est nécessaire pour accroître le soutien à la politique de contrôle de la vitesse.»
Dans une brève réaction, Rob Versmissen, chef de projet chez TaaS, a renvoyé à divers articles qui mettent en lumière l’effet bénéfique des radars-tronçons locaux sur la sécurité routière.