C’est une famille dans laquelle les bars à champagne se transmettent de génération en génération. Comme l’argent gagné grâce à la très rentable activité de prostitution qui s’y déroule. Sans états d’âme.
Il voulait être garde du corps et, au fond, il n’en est pas très éloigné. Car derrière le comptoir de son bar à champagne, debout dans ses baskets, Loïc (1) veille sur le corps des autres: des jeunes femmes venues d’Espagne, de Suisse ou d’ailleurs pour vendre leurs charmes autour d’une coupe qui pétille. De l’extérieur, la maison qu’il dirige ne paie pas de mine. Plantée le long d’une nationale comme on en croise tant en Wallonie, elle arbore des lumières roses et mauves suffisamment explicites pour que l’on devine ce qui se passe derrière la porte blanche. A l’arrière, la campagne. C’est là que Loïc est né. Qu’il a grandi, sans comprendre, jusqu’à l’adolescence, pourquoi on le traitait de «fils de pute» à l’école.
A l’intérieur, les murs sont recouverts de couleurs sombres; ils cernent des bars, pièces maîtresses de plusieurs salons distincts, meublés de sièges et de tables. L’espace est compté. Comme tout le reste. Les tarifs des boissons sont affichés: 60 euros pour une coupe de champagne, 300 euros pour la bouteille, voire 600 si l’on opte pour un champagne de qualité supérieure. «Parmi nos clients, il y en a qui paient d’un claquement de doigts des tournées de jeroboam (NDLR: trois litres) à 4.000 euros», relate Loïc.

Ici, comme le champagne, l’argent dégouline. Dans son bureau, une pièce exiguë un brin encombrée, rien ne laisse filtrer l’importance des gains récoltés: au mur, des bouteilles d’alcool sont fixées, têtes vers le bas. Des calendriers vantent des modèles de voitures très sportives. Deux coffres-forts patientent sous une étagère garnie de déodorants, de boîtes de sachets de soupe à la tomate, de peignes… Grâce à une dizaine de caméras, un écran permet d’observer tout ce qui se passe dans le bâtiment, à l’exclusion des chambres. Une jeune femme passe, pieds nus, dans la pièce voisine. La boutique est ouverte depuis plus d’une heure en cette fin de matinée d’automne, et aucun client ne s’est encore présenté.
«As-tu enfin atteint les deux millions?»
Quelques kilomètres plus loin, dans la petite chambre d’une maison de repos, la grand-mère de Loïc, qui se fait appeler Rita en hommage à la patronne des prostituées, sourit en y pensant. Installée sous un plaid dans son fauteuil roulant, elle ne sort plus guère. Mais elle se tient informée et n’est pas avare de conseils. Car si son petit-fils empile aujourd’hui les billets de banque dans ses coffres-forts, c’est à elle qu’il le doit. Le bar qu’il dirige et pour lequel il lui verse chaque mois un loyer en attendant d’en hériter, c’est elle qui l’a fondé. «As-tu enfin atteint les deux millions?», lui demande-t-elle à chacune de ses visites quotidiennes. Il a beau lui rappeler que l’argent ne se décline plus en francs belges mais en euros, que les règles ont changé dans le métier, qu’on ne fait plus «ce qu’on veut, comme avant», elle n’en démord pas: l’argent a toujours été pour elle à la fois une boussole et un cap. Le fil rouge de sa vie. La raison de tout. Aujourd’hui, elle a 87 ans. Et à ses yeux, rien ne justifie de revoir cette philosophie.

Gratter de la Solo
Rita a 5 ou 6 ans lorsqu’elle est placée, avec ses sœurs, à l’orphelinat. Sa mère, hospitalisée, décède rapidement. Son père lui rend visite de temps à autre, accompagné d’une nouvelle compagne. Scolarisée jusqu’à 11 ans, elle est embauchée chez Demaret, une confiserie renommée dans l’après-guerre. «J’aimais bien, se souvient-elle. Je pouvais manger autant de bonbons que je voulais.» Ce qui n’est pas du luxe pour elle. Son père, violent et épris d’alcool, s’empare systématiquement de la totalité de son salaire. «A la fin de la semaine, comme il dépensait tout pour boire, on grattait de la margarine Solo sur nos tartines.» Placée ensuite dans une école bruxelloise pour futures infirmières où elle manie chaque jour la serpillière, elle s’enfuit, à 12 ans. «Les dames n’étaient pas gentilles.»
«La première fois, j’avais 14 ou 15 ans. C’était un jeune docteur. Il a été très doux. Au début, j’ai eu affaire à des hommes bien. C’est après que j’en ai vu d’autres, très différents…»
Ainsi se retrouve-t-elle serveuse dans un dancing. Elle y dispose d’une chambre et est payée pour son travail, ce qui lui permet de s’acheter une petite robe. En rue, elle fait la rencontre d’une dame qui lui propose de l’héberger. Cette hôte s’absente souvent, notamment la nuit. Son appartement présente toutes les apparences de l’aisance financière, le comble du luxe pour une enfant poncée par un rude début d’existence.
A peine adolescente, Rita s’interroge. «Je voyais qu’elle gagnait bien sa vie, mais je ne savais pas comment.» A l’époque, il arrive que, dans un café, des hommes lui offrent un cola qu’elle savoure. Rien de plus. «J’avais un petit raffinement en moi, assure-t-elle. D’instinct, je savais faire la différence entre les gens. Je voulais, comme celle qui m’hébergeait, gagner beaucoup d’argent. Alors, je lui ai demandé comment je devais procéder. C’était facile: d’abord, je réclamais les sous, puis je couchais. La première fois, j’avais 14 ou 15 ans. C’était un jeune docteur. Il a été très doux. Au début, j’ai eu affaire à des hommes bien. C’est après que j’en ai vu d’autres, très différents…»

La jeune Rita est blonde. Et belle. Elle attire les hommes. «Ce n’était pas un métier, insiste-t-elle. Juste une activité qui rapportait de l’argent. Dire que j’aimais les hommes, c’est un grand mot. Dans ma vie, je n’ai été amoureuse que d’un seul: celui qui fut mon mari pendant 50 ans.» Rita n’a pas d’états d’âme. Elle n’en pense pas moins quand elle reçoit tous ces hommes qu’elle sait mariés. Comme ce médecin, qu’elle a accueilli la veille et qu’elle croise le lendemain dans le couloir d’un hôpital. Mais les affaires sont les affaires.
«Quand on en a crevé, on économise. Parce qu’on n’est jamais à l’abri.»
Des cadeaux à Noël
Rita n’est pas dépensière. Chaque sou économisé est versé sur son compte en banque. Ainsi, au fil des jours, sa fortune se construit-elle. Entrepreneuse à sa façon, elle reprend un bar, qu’elle loue dans un premier temps. Elle y engage des jeunes femmes, dont certaines ont, à l’époque, moins de 21 ans. Ce qui lui vaut d’être arrêtée et emprisonnée pendant un an pour tenue d’une maison de débauche et prostitution de mineurs.
Interrogée par le psychologue de l’institution sur ce qu’elle fera à sa sortie, Rita répond: «La même chose. Parce qu’ainsi, je gagnerai beaucoup d’argent, je pourrai aller à la Côte d’Azur et manger tout ce que je veux.» Dont acte. Une fois libre, Rita retravaille dans un bar. C’est à cette époque qu’elle rencontre, en faisant du stop, celui qui deviendra son mari. Elle ne lui cache pas son activité professionnelle. «Il était très amoureux de moi, alors il acceptait tout.» D’une première union, elle était déjà devenue mère. D’une fille.
«Battante», comme elle se décrit elle-même, Rita reprend un autre bar à serveuses. Elle y couve ses «filles», dont certaines lui restent fidèles pendant dix ans. «J’avais toujours peur que quelqu’un leur fasse du mal. C’est d’ailleurs arrivé et je suis intervenue. Moi, je ne crains pas les hommes. J’avais fait placer des micros dans les chambres, pour pouvoir réagir en cas de dérapage. Les filles m’aimaient bien. Elles m’offraient même des cadeaux à Noël.» Soucieuse d’éviter toute grossesse intempestive à une époque où aucun moyen de contraception fiable n’existe, elle apprend à ces jeunes femmes à introduire dans leur vagin une petite éponge, imbibée de savon. «Avec ce système, que l’on pouvait changer chaque fois que nécessaire, on ne risquait rien. Et on sentait toujours bon.»

Les clients, à l’époque, paient en cash ou par chèque. A la fin de chaque mois, Rita voit un million de francs belges (25.000 euros) supplémentaire garnir son compte bancaire, tous frais déduits. «J’étais millionnaire mais je ne touchais pas à cet argent. Sauf pour acheter d’autres bars, des restaurants, des commerces, des maisons ou des appartements. Personne ne m’avait appris ça. Mais quand on en a crevé, on économise. On n’est jamais à l’abri. J’avais toujours peur de ce qui pouvait arriver. J’étais heureuse d’avoir tout ce que j’avais, mais je continuais à économiser. Même si je me suis tout de même gâtée, par exemple en voyageant. Je suis aussi généreuse: je ne sais pas ne pas donner. Alors, je payais des voitures à mon mari.»
Avec le recul, Rita ne regrette rien. «Ma vie est un roman, non?, interroge-t-elle en riant, les mains jointes sur son plaid. Je trouve que je me suis bien débrouillée. Si je n’avais pas fait tout ça, j’aurais été toute ma vie un « mandaille », comme on dit en wallon. Une domestique. Au lieu de ça, je suis devenue indépendante. J’ai travaillé sans avoir de patron. Etre une vraie prostituée, c’est un métier, vous savez. Le monde ne peut pas vivre sans prostitution. Bien sûr, c’est triste ce que font toutes ces femmes. Il y en a tellement! Mais si vous saviez tout l’argent qu’elles gagnent…» Au mur de sa petite chambre tapissée d’autocollants, plusieurs Jésus, figés sur des icônes, la fixent de leurs yeux doux.
«Les femmes qui se prostituent chez elles recrutent leurs clients sur les réseaux sociaux. Certaines se font tuer.»
Entre 10.000 et 30.000 euros
Aujourd’hui légalement cadré et contractualisé, le travail des jeunes femmes recrutées par Loïc est rémunéré à hauteur de 2.300 euros net par mois pour 38 heures/semaine. Son bar à champagne fonctionne en outre sur le principe d’une répartition des gains égalitaire entre lui et son personnel. Pour chaque rencontre tarifée entre une de ses employées et un client, 300 euros sont réclamés à celui-ci: la moitié pour elle, la moitié pour Loïc. Pareil avec les ventes des bouteilles de champagne, achetées chez un producteur belge pour environ 20 euros pièce et revendues quinze fois plus cher. Les ventes de champagne pèsent ainsi pour moitié dans le chiffre d’affaires de la maison, les activités plus intimistes à l’étage assurant l’autre moitié. «Dans ce type de lieux, on pousse les clients à beaucoup boire, souligne Quentin Deltour, coordinateur d’Espace P, à Liège. Pour éviter d’être ivres à force de suivre le mouvement, certaines filles « arrosent le ficus ». Autrement dit, elles vident leur verre dans les plantes.» On leur sert aussi du champagne sans alcool, si elles le souhaitent.

Alors que par le passé, 90% des paiements s’effectuaient en liquide et 10% par carte, la proportion s’est aujourd’hui inversée. L’argent qui entre sur le compte bancaire est utilisé pour le paiement des factures et des salaires. Le solde, invisibilisé, sert à rétribuer plus confortablement le personnel.
«Les filles gagnent ainsi entre 10.000 et 30.000 euros par mois, pose Loïc. En dix ans, elles peuvent se mettre à l’abri sur le plan financier jusqu’à la fin de leurs jours. Du moins, si elles ne dépensent pas tout ce qu’elles gagnent.» Chaque supplément perçu en plus du prix de base pour réaliser les fantasmes des clients revient exclusivement aux jeunes femmes, qui sont toujours libres de refuser ce qui leur est demandé. Il arrive qu’un puissant patron d’entreprise souhaite être promené en laisse, un collier de chien autour du cou. Un autre apprécie que des talons aiguilles lui écrasent les testicules. Un troisième souhaite s’enfuir en emportant les dessous de la jeune femme qui vient de lui consacrer du temps.
«C’est chez les clients les plus riches qu’on observe la plus grande détresse, assure Loïc. Le plus souvent, ils veulent juste être écoutés et câlinés. Ici, on reçoit des stars de cinéma et des joueurs de foot fortunés mais aussi des gens qui menacent de se suicider. Avant, nos clients se cachaient: il s’agissait surtout d’hommes mariés. Maintenant, on accueille plutôt des groupes, surtout le week-end, des jeunes sportifs, par exemple, qui viennent faire la fête ensemble jusqu’à l’aube. Les choses ont changé. Même dans les buvettes des stades de foot, on parle ouvertement de se rendre au bordel après le match.»
A l’ancienne
Soudain, Loïc se rappelle qu’il doit aller chercher une nouvelle recrue à la gare. Elle vient d’Espagne. Il n’engage jamais de femmes sans s’assurer qu’elles disposent d’une carte d’identité européenne. Vite, il demande que quelqu’un d’autre aille accueillir sa nouvelle employée, après lui avoir montré une photo d’elle sur son téléphone.
«Tout cela est très hypocrite, reconnaît Loïc. L’ONSS (NDLR: l’Office national de sécurité sociale), la police, l’Etat, la commune, tous savent que nous ne nous limitons pas à vendre du champagne ici, même si je ne dispose pas de l’agrément ad hoc. Mais aucune banque n’accepterait de nous ouvrir ne fût-ce qu’un compte en banque si nous disions la vérité, de peur que nous servions de paravent pour du blanchiment d’argent. Or, nous sommes tenus d’en avoir un. Alors? En attendant, si des inspecteurs, lors d’un contrôle, tombaient sur une chambre occupée, je serais cuit.»
Dans la pièce voisine, on entend des pas. C’est la nouvelle recrue qui arrive. Loïc la salue et l’accueille en espagnol. «C’est une blonde, ça va», dit-il sans qu’elle l’entende. Comment ça, «ça va»? «Sur les photos qu’elle m’avait envoyées, ça n’allait pas, mais je lui ai malgré tout proposé de venir jusqu’ici, pour essayer et voir si ça fonctionne.»
Ce poste de «gérant d’entreprise» n’est pas celui dont rêvait Loïc. Il a pourtant repris le bar de sa grand-mère depuis deux ans, essayant d’y maintenir «une mentalité à l’ancienne» pour les trois à quatre jeunes femmes qui y exercent. «C’est une particularité de certains bars, le long des nationales, observe Quentin Deltour. On y trouve un côté familial, avec d’anciennes travailleuses du sexe qui en deviennent gérantes. C’est une organisation à très petite échelle, avec une moindre rotation du personnel et une forme de convivialité. A Bruxelles, les propriétaires des carrés ne viennent pas de ce milieu. Ils les louent à celles qui y travaillent, juste pour l’argent.»
Des contrôleurs de l’ONSS, accompagnés de policiers, passent au moins une fois par an dans la maison que tient Loïc. Les équipes de l’Espace P font de même, attentives au bien-être des salariées et au respect des normes de sécurité, de confort et d’hygiène dans les chambres. Celles-ci doivent être équipées de boutons poussoirs d’alerte, reliés au poste de police le plus proche. Deux «caissières» sont aussi présentes en permanence pour accueillir les clients et fermer la porte à double tour derrière eux, histoire de leur rappeler qu’ils ne sont pas chez eux et qu’ici, tout n’est pas permis. Elles assurent aussi le nettoyage.
A la commune qui abrite ses activités, Loïc-le-gérant verse un peu plus de 20.000 euros par an, en vertu d’un règlement qui le pénalise pour «entrave à la circulation», selon un calcul effectué en fonction du nombre de jeunes femmes employées chaque mois. S’y ajoutent environ 5.000 euros dus chaque année à la Province. Une commune qui compte huit bars de ce type sur son territoire engrange des recettes annuelles de quelque 90.000 euros par an. Aucun des riverains dont les maisons bordent ces bars à champagne ne s’en est jamais plaint auprès du bourgmestre. «Quand ils achètent un logement le long de cette nationale, les gens savent que des bars de prostitution sont proches: ils sont implantés là depuis des décennies, rappelle Quentin Deltour. Les lieux de ce type se trouvent souvent au bord des villes, ni trop près ni trop loin d’elles.»
«Les femmes de mes amis ne veulent pas me voir. A leurs yeux, je suis le diable.»
Et plus il y a de bars à champagne qui se concentrent sur une petite portion de route, plus il y a de passage, donc de clients potentiels. «C’est bon pour les affaires, confirme Loïc. Nous recevons tant des clients locaux que des visiteurs occasionnels. Jadis, le bourgmestre venait boire un verre chez nous de temps en temps. Les routiers ne représentent pas plus de 1% de nos clients. Avant l’épidémie de Covid, la nationale vivait la nuit. Depuis lors, les gens ne sortent plus le soir. Après 22 heures, tous ceux qui passent sont des clients potentiels.» Les jours de pluie, les camionnettes de professionnels de la construction sont plus nombreuses sur le petit parking. La météo les empêche de travailler mais ils n’en pipent mot à leur femme. Et passent chez Loïc. Il y a aussi des clients fidèles, soit au bar, soit aux jeunes femmes qui s’y trouvent. Bien des hommes en tombent amoureux. Alors, lorsque leur préférée s’en va, ils font de même.
Un mois maximum
Les jeunes femmes qui travaillent ici ne restent généralement pas plus d’un mois. Elles s’en retournent chez elles, avec l’argent gagné, quand elles n’en peuvent plus d’éponger la détresse humaine qui se déverse entre leurs bras. Il leur arrive de revenir quelques mois plus tard, quand le besoin d’argent se fait sentir. «Je leur tire mon chapeau, affirme Loïc. Ici, elles n’ont guère de vie sociale. Je les emmène parfois au restaurant pour les distraire. Les filles gagnent beaucoup d’argent, mais elles ont tendance à le dépenser de suite, dans des produits de luxe. Il faut les voir revenir les bras chargés de paquets contenant des sacs à main, des bijoux, des parfums… Pour elles, c’est de l’argent sale. Et à ce niveau de salaire, elles perdent la notion de sa valeur. Certaines candidates qui se présentent me demandent parfois si elles pourront conserver leur complément de chômage quand elles seront à mon service. Alors que leurs revenus dépasseront les 10.000 euros!»
Parmi elles, peu de Belges. Celles-ci semblent préférer la prostitution à domicile, en recrutant des clients sur les réseaux sociaux. «C’est une solution de secours lorsque les bars à champagne ferment, glisse Quentin Deltour. Les nouvelles générations profitent de cet anonymat. Cela arrange les communes, favorables à une prostitution discrète et individuelle.»
Discrète, la prostitution à domicile l’est évidemment. L’argent ainsi gagné n’est pas non plus déclaré. Mais c’est plus dangereux. Plusieurs de ces femmes ont succombé sous les coups de leurs visiteurs. «Chez nous, au moins, les choses sont encadrées, rappelle Loïc. Je me battrai toujours pour que des lieux de ce genre existent. Sans eux, des affaires comme celle de Julie et Mélissa, il s’en produirait tous les quinze jours. On le voit bien, quand des petits vieux se présentent chez nous et choisissent les filles qui semblent les plus jeunes. Ici, on évite des drames.» Le bar permet aussi à ces jeunes femmes de mieux jauger le client quand il se présente, quitte à lui dire non: à force d’expériences, elles développent une sorte de sixième sens…
Le chat des voisins, Gaston, fait une courte apparition dans le bureau de Loïc. «Le métier que j’exerce est tout de même à part, dit-il. Aucune des femmes de mes amis ne veut me voir. Or, je ne force évidemment personne à venir ici. Mais à leurs yeux, je suis le diable.» Un diable qui n’en roule pas moins en voiture haut de gamme. Contrairement à lui qui, enfant, a longtemps ignoré ce qui se passait de l’autre côté des murs de la maison qu’il occupait, ses deux enfants savent tout de sa situation professionnelle. «L’affaire tourne bien, assure-t-il. Et moi, je suis en adéquation avec moi-même. Je refuse ce que j’appelle la prostitution poubelle, comme les passes à 20 balles à la rue d’Aerschot, à Bruxelles, pratiquées par des femmes qui se droguent pour supporter ce qu’elles font. Et qui font ce qu’elles font pour payer leur drogue.»
Agée de 16 ans, la fille de Loïc aimerait reprendre l’affaire, le moment venu. «Ça, jamais, tranche son arrière-grand-mère Rita. Elle sera esthéticienne. Il ne faut pas l’emmener dans le milieu de la prostitution, avec tous ces sales types! C’est déjà triste que Loïc fasse ça. J’aurais tant voulu qu’il apprenne un métier et qu’il ait une vraie profession! Alors tant qu’à faire, je veux qu’il devienne à son tour millionnaire.» Au loin, sur la nationale, on entend l’incessant trafic murmurer, discrètement, comme le pétillement des bulles de champagne.
(1) Certains prénoms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs.