Boostée par l’IA, l’application à la chouette verte bat des records d’audience et de téléchargements. Plébiscitée pour sa gratuité et sa «gamification», Duolingo séduit des millions d’apprenants… mais divise toujours sur son efficacité réelle pour maîtriser une langue.
Portée par ses récents succès, l’application à la chouette verte continue de faire parler d’elle. La semaine dernière, l’action Duolingo a bondi de près de 30% après la publication de résultats trimestriels dopés par un investissement massif dans l’intelligence artificielle. Malgré de vives critiques et des licenciements internes, la plateforme a attiré 40% d’utilisateurs quotidiens supplémentaires. L’entreprise fondée en 2011 vise désormais un chiffre d’affaires supérieur à un milliard d’euros cette année.
Avec plus de 40 millions d’utilisateurs actifs chaque jour et 97,6 millions par mois, elle se classe comme l’application la plus téléchargée au monde pour apprendre une nouvelle langue. Pourtant, ils sont nombreux à pointer les limites de la méthode d’apprentissage proposée par l’outil gratuit: peut-on vraiment maîtriser une langue grâce à Duolingo?
«J’ai pratiqué un an d’italien, un an d’allemand et quelques mois de russe, raconte Cindy*, 26 ans. Eh bien je ne parle ni allemand ni russe, mais c’était utile pour apprendre les bases de l’alphabet cyrillique.» Tamara*, 52 ans, a souscrit à un abonnement Duolingo pour apprendre le néerlandais alors qu’elle s’apprêtait à emménager à Anvers. «Je ne parlais vraiment pas la langue et au bout de dix mois, j’ai clôturé toute la phase d’apprentissage, ce qui m’a permis de passer un test officiel et d’obtenir un niveau B2 en néerlandais», témoigne-t-elle. Tamara avoue avoir pratiqué entre une heure et demie et deux heures quotidiennement, et ce six jours par semaine.
D’un utilisateur à l’autre, les expériences varient selon la rigueur d’apprentissage, la motivation et le background. Pour Thomas Ravanelli, professeur de néerlandais et anglais à l’Athénée Uccle I, Duolingo est très efficace «pour travailler des petites phrases du quotidien, retenir du vocabulaire (…), mais il y a un manque d’accès aux règles de grammaire qui ne permet pas d’intégrer comment est structurée la langue».
Un manque d’accompagnement et de pratique orale
Un avis partagé par Roman Rusin, formateur et fondateur de l’école de langues Go Lenguas à Verviers, qui lui pointe en outre le manque de «guidance» et de feedback dans l’apprentissage d’une langue. «Duolingo ne remplace pas un cours de langue: l’accompagnement des apprenants est primordial, or l’application ne permet pas de comprendre pourquoi on a fait des erreurs. Un vrai professeur va adapter son cours à l’élève, expliquer pourquoi il est dans le faux et reformuler si besoin.»
Go Lenguas propose une pédagogie alternative à destination d’adultes qui souhaitent apprendre une langue pour l’usage du quotidien, basée sur une approche conversationnelle et conviviale. «Ce que propose Duolingo ne comporte quasiment pas de pratique orale, argumente Roman Rusin. Les phrases se répètent et sont souvent “bateau”, elles ne remplacent pas une conversation spontanée avec un interlocuteur réel. De plus, l’outil ne permet pas de travailler l’intonation, la fluidité ou la prononciation.» Le linguiste de formation ajoute encore que les contenus sont souvent déconnectés de l’usage réel. «“Le chat porte un chapeau vert” ne va jamais être employé dans la vraie vie», illustre-t-il.
Tamara, qui avait obtenu pourtant un niveau B2 en néerlandais grâce à l’application, admet que la pratique de l’oralité a été pour elle la plus intimidante en arrivant à Anvers. «Duolingo m’a principalement aidée à comprendre et à m’orienter dans la vie. Mais pas à avoir des conversations réelles avec les gens. Je le recommanderais tout de même, même s’il faut un minimum d’autodiscipline.»
Une «gamification» qui porte ses fruits
De l’autodiscipline, ce n’est pas ce qui a manqué à Laura, 26 ans, qui témoigne avoir appris le portugais «de A à Z» en seulement quelques mois grâce à Duolingo. «Depuis mon inscription en septembre 2021, je n’ai raté quasiment aucun jour. Leur système de flammes est très addictif.» Les «flammes», aussi appelées «séries», représentent le nombre de jours consécutifs pendant lesquels au moins une leçon a été terminée.
«On s’est très vite rendu compte que la chose la plus compliquée lorsqu’on apprend une langue est de rester motivé», relate le cofondateur de l’application Luis von Ahn dans une interview pour Konbini. Avec ses stratégies de dépendance et sa «gamification», Duolingo a réussi le pari de rendre l’apprentissage d’une langue motivant et marrant. Thomas Ravanelli recommande par ailleurs à ses élèves d’utiliser Duolingo dans leur quotidien «si ça peut davantage les motiver».
Un outil accessible à n’importe qui
Duolingo rassemble plus de 300 millions d’utilisateurs à travers le monde. La recette d’un tel succès: sa gratuité. Qui a d’autre part encouragé les deux créateurs de l’application à se lancer dans l’aventure Duolingo il y a une quinzaine d’années: «Les gens aisés peuvent se payer de grandes écoles et de bons professeurs, mais ce n’est pas le cas des personnes pauvres. Donc je voulais faire quelque chose qui donnerait les mêmes possibilités d’accès à l’éducation pour tout le monde», se souvient Luis von Ahn.
Aujourd’hui, Duolingo est autant utilisé par des personnes au niveau socio-économique bas (l’ONU s’en sert notamment pour enseigner dans des camps de réfugiés) qu’élevé (Bill Gates apprend le français grâce à la plateforme). «C’est quelque chose qui me rend très fier», se félicite le cocréateur.
A la question «Duolingo permet-il réellement d’apprendre une langue?», la réponse est donc nuancée. «Duolingo est surtout un outil d’appoint, plus qu’une solution complète», appuie Roman Rusin. Une étude menée par la plateforme démontre toutefois que les apprenants du français et de l’anglais ont obtenu d’aussi bons résultats que des étudiants qui ont suivi cinq semestres de cours de langue à l’université. «Malgré tout, cela ne remplacera jamais l’engagement que l’on peut avoir vis-à-vis d’un groupe lors d’un cours en présentiel. (…) On l’oublie souvent, mais on apprend une langue avant tout pour communiquer», conclut le fondateur de Go Lenguas.
*nom d’emprunt
Laura Dubois