Laurence Joseph: «Il faut sans cesse évaluer le silence pour distinguer de quel côté il fait pencher l’éthique»

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Dans son dernier essai, la psychologue et psychanalyste Laurence Joseph cartographie les silences, ceux qui sauvent et ceux qui tuent. Fascinant.

Ces silences qu’on s’impose, ceux qu’on impose, ceux censés protéger ou dissimuler. Ceux qui sauvent et ceux qui tuent. Dans Nos Silences. Apprendre à les écouter, aux éditions Autrement, Laurence Joseph les dissèque et les répertorie par «régions», par «pays», selon le moteur et l’objectif qui les animent. Elle plonge pour ce faire dans l’histoire, la linguistique, la mythologie, la philosophie, la psychanalyse, l’actualité, l’amour et la nature humaine. Elle y mêle la théorie et l’expérience de l’intime. La chape de plomb et le verrou sautent. Elle y distingue l’omerta, la silenciation, le mutisme, le bâillonnement, le secret, la sidération. Elle y donne une voix, parfois tonitruante, à chacun des silences qu’on cultive, tous, quotidiennement parfois, peut-être depuis des années, par lâcheté ou contrainte, par honte ou par peur, par bravoure ou abjection, par bienveillance ou instinct de survie, par indifférence ou nécessité de pauses dans le tumulte des choses. Ces pauses qu’elle sème, elle-même, ici et là, entre ses mots, entre ses phrases, lorsqu’elle parle. Parfois pour trouver le terme exact. Parfois pour en accentuer le poids, le sens. Puisque, comme elle dit, le silence est maître du discours.

Qu’on l’observe pour méditer, se recueillir, cacher quelque chose, ne pas trahir ou parce qu’il est imposé, le silence est toujours organisé. L’est-il par nous-même ou par quelqu’un d’autre?

Pas toujours. On a parfois des silences spontanés. Certains silences nous échappent, lorsqu’on se retrouve devant quelqu’un ou devant une situation. Lorsqu’on va dire qu’on est «interdit», devant une scène, ou «sidéré». On a alors la parole coupée. Ou lors de certains moments, plus proches du trouble et reliés à l’amour ou à l’infinité. Là, personne n’organise ce silence, c’est lui qui s’impose parce qu’on est en train de vivre une situation qui nous métamorphose et qu’on n’est pas encore capable de nommer. Je pense donc qu’il y a des exceptions à l’organisation du silence.

Hormis ces situations où il s’impose spontanément, on y aspire ou on nous l’impose. Incarne-t-il dès lors soit une libération, un espace salvateur, soit une cage, une prison, un boulet qu’on traîne?

Complètement. C’est pour ça que mon livre est organisé autour des deux divinités latines du silence, Tacita et Angerona. Pour montrer que le silence a deux directions quasiment opposées et qu’il faut à chaque fois qu’on se donne la peine d’évaluer dans quel silence on évolue.

Vous écrivez que «le silence est maître du discours», qu’«il n’est pas le contraire de la parole mais sa condition».

Selon qu’on lit un même texte sur un ton plus tragique ou plus comique, on respecte différemment les silences et les ponctuations, comme en musique où l’on marque les soupirs, les demi-soupirs, les quarts de soupirs, etc. Entraînez-vous: lisez-en un, sur les deux tons, à la personne avec qui vous passez votre soirée; selon les temps de silence que vous respecterez entre chaque mot ou entre chaque phrase, vous aurez deux présences diamétralement différentes. Je dis que le silence organise le discours parce que, selon les temps de silence que l’on fait entendre ou qu’on impose, on crée un effet chez celui qui nous écoute. Une forme de dramatisation. A partir de là, c’est le silence qui donne à la parole sa puissance ou un effet différent. Quelque chose qui est dit à toute vitesse n’a pas forcément la même valeur que ce quelque chose dit très lentement. En fonction des pauses ou des silences, on n’est pas dans la même posture, la même attitude, par rapport au langage et à ce qu’on dit.

Le silence peut-il alors donner d’autres significations au langage?

Ah oui! Il peut mettre en lumière et teinter différemment nos propos. La personne qui prend son temps pour énoncer les choses, même sans vraiment le vouloir, qui est troublée, qui veut nuancer, ou qui cherche ses mots, on ne l’écoute pas du tout de la même manière que quelqu’un qui parle avec beaucoup de confiance. Cette personne a aussi un rapport très différent au langage, elle a peut-être une posture plus humble envers elle en cherchant davantage ses mots. Les «mégamots». En cherchant en fait, dans son «texte intérieur», ce qui est la meilleure chose à dévoiler, à prélever, à dire.

«A quel moment passe-t-on du silence qui protège au silence qui enferme?»

Vous faites une différence entre le silence acoustique et le silence communiel. Pourquoi?

J’ai voulu différencier sileo et taceo, les deux verbes latins utilisés pour parler du silence. Le silence acoustique, ou spatial, est situé dans la région de sileo, dont la valeur est celle de la tranquillité et de l’immobilité, qu’on trouve premièrement dans les lieux qui ne sont pas inondés par le vacarme de la ville: les prairies, la montagne, des endroits dédiés au silence. Là où, en fait, on peut jouir du silence et voir ce qu’il nous «fait», quelles images viennent nous peupler dans ces cas-là. C’est un moment aussi de réflexion et d’apaisement. Le silence de l’ordre de la communion relève, lui, de la région de taceo: c’est un silence beaucoup plus volontaire, décidé d’un commun accord entre les humains. Pour marquer un temps de recueillement ou de prière, on commence par se taire. Se taire tous ensemble. Ce silence-là est aussi la marque de la volonté de se débarrasser de tous les parasites de la pensée quotidienne, de toutes nos petites contingences, de toutes nos petites affaires personnelles. Pour essayer de se désindividualiser, de se désingulariser et d’accéder à quelque chose de plus grand que nous, qui peut être la foi, par exemple. Ou le rapport à des textes sacrés ou un recueillement plus laïque, comme dans une minute de silence. Dans le livre, j’ai voulu surtout parler des silences humains, pas des silences de la nature, mais ce qu’on remarque, c’est que lorsqu’on observe une minute de silence, ou qu’on lit en silence, ou qu’on est dans la montagne et qu’on contemple les choses, on se sent beaucoup plus vaste à l’intérieur de soi. Et plus on a de bruit, plus on s’y sent soumis et rapetissé par ce bruit.

Le silence qui s’installe et prend toute la place après le décès du conjoint. Où le situez-vous?

C’est un silence spatial et acoustique, mais plus du tout du côté du sacré: c’est le silence de la solitude, de l’absence. Ne plus entendre aucune voix humaine, trop connaître tous les bruits de la journée, donc ne plus être interrompu par aucun bruit… Ce qui rend les journées trop longues, douloureuses. C’est le silence du manque, du deuil. C’est surtout le silence d’une voix qu’on n’entendra plus jamais, alors qu’on l’avait entendue toute notre vie. C’est en partie ce qui m’a motivée à écrire ce livre: la mort de ma grand-mère, qui fut très présente dans ma vie; l’idée que je n’entendrai plus jamais sa voix, le moment très particulier lorsque je suis retournée chez elle, le lendemain de sa mort, dans un lieu où on a l’impression que sa voix va surgir mais elle ne surgira plus…

Pour quelles autres raisons avez-vous décidé de disséquer le silence, l’ausculter, le «cartographier», comme vous l’écrivez?

Le fait de recevoir des victimes de violences sexuelles, la stupéfaction de me rendre compte à quel point c’est très vite fait d’organiser un silence et de violer pendant des années une jeune fille handicapée, puisque d’ailleurs personne ne la croit. On conclut rapidement à une élucubration, de toute façon elle ne maîtrise pas très bien le langage. Par conséquent, il faut être très en colère, très motivé pour lever ce silence, lancer une enquête, l’accompagner chez les gendarmes, faire des prélèvements chez eux…  A partir de là, je n’ai jamais pu quitter, dans ma clinique, ni dans mes recherches, cet intérêt pour la terreur de ce silence et pour toute son organisation.

C’est cela, «la silenciation»?

C’est davantage l’omerta et le silence traumatique des victimes. La silenciation est plus large: elle est plus proche de la mise en invisibilité de minorités, comme l’a défini Le Robert en 2022.  Les personnes porteuses de handicap sont silenciées, les femmes aussi, en raison de leur genre. Plein de minorités le sont. C’est-à-dire qu’on ne leur accorde pas la visibilité qui permettrait de les sortir des écueils auxquels elles sont confrontées et des préjudices dont elles sont victimes. L’omerta, c’est d’abord un pacte entre plusieurs personnes, où est décidé qu’on va passer sous silence les crimes qu’on commet ensemble. Dans l’omerta, il y a cette dimension de collusion entre différentes personnes. C’est pour ça qu’on parle de l’omerta dans l’église, de l’omerta dans l’armée… C’est souvent une décision commune, une décision d’hommes, pour silencier. L’omerta est plus du côté des organisateurs du silence, la silenciation de celui des victimes. L’omerta fabrique donc des silenciations.

Le silence des résistants, sous la torture, pour ne pas dénoncer, est-ce aussi de l’omerta?

Il est plus proche du sacré. J’ai grandi autour de résistants, qui m’ont élevée: il y avait quelque chose de sacré autour de leur silence, autant celui qu’ils avaient observé pour ne pas trahir leurs compagnons d’armes sous la torture que celui cultivé ensuite par rapport à leur famille, pour ne pas raconter ce qu’ils avaient vécu. C’est une autre double figure du silence. Qui nous fait nous demander comment ils ont fait pour ne pas parler, pour résister. Il faut imaginer ce qu’est ce silence qu’ils ont offert à un pays, à leurs camarades, à la résistance… Je pense vraiment qu’il y a quelque chose du devoir sacré de ne pas trahir ses compagnons, qui est supérieur à sa propre vie. C’est pour ça que je plébiscite dans le livre cette divinité latine du silence qu’est Angerona. Elle a un bâillon sur la bouche qu’elle met de manière volontaire, c’est-à-dire qu’elle est la gardienne de Rome, la gardienne des secrets, c’est elle qu’on va prier dans la Rome antique pour garder de la persévérance durant les jours très courts avant le solstice. Elle nous interroge sur notre persévérance, sur notre force, sur quel silence on est capable de garder pour protéger l’autre. Il y a aussi la figure ultime du résistant sous la torture, mais les Justes aussi n’ont pas trahi. Et on a tous gardé des secrets pour protéger quelqu’un. A notre échelle.

Cette capacité à conserver le silence envers et contre tout pour sauver les siens, pour ne pas les mettre en péril, on la retrouve dans le silence des secrets de famille inavouables?

Bien sûr. C’est pour ça que j’ai voulu penser le silence comme un pays, parce qu’il y a cette idée de la frontière: on va se taire pour protéger quelqu’un, mais ce silence est aux frontières du mensonge. A quel moment passe-t-on du silence qui protège au silence qui enferme quelqu’un dans la loi du silence ou dans le secret de famille? On voit bien que le silence est quelque chose qu’il ne faut pas sacraliser et qu’il faut sans cesse évaluer pour distinguer de quel côté il fait pencher l’éthique. Dans la résistance, il n’y a pas beaucoup d’hésitation mais quand on choisit de ne pas révéler à quelqu’un son origine parce qu’on va supposer qu’elle est trop douloureuse, par exemple si cette personne est issue d’un viol, et qu’on aura l’impression de la protéger, je ne sais pas si on la protège vraiment.

Anna Akhmatova, poétesse russe, réduite au silence sous le régime de Staline. © GETTY

Pareil lorsqu’on n’avoue pas une liaison extra-conjugale ou carrément une double vie?

Absolument. Ce sont des cas de conscience et des moments où on peut jouer avec l’éthique: je ne dis rien pour protéger ma famille, oui, mais peut-être aussi pour continuer à jouer sur les deux tableaux. Comme lorsqu’on ne porte pas plainte contre le cousin qui a violé la cousine parce qu’on ne veut pas déstabiliser, salir le nom. Il y a toujours cette idée que sortir du silence, c’est salir. Qu’il faut cacher, maquiller. Mais on sait bien qu’après, de toute manière, ça reviendra en boomerang. Les secrets de famille sont rarement efficaces: ça finit toujours par sortir.

Peut-on «faire» complètement silence dans sa tête? Sans entendre ses propres réflexions?

Sans entendre sa voix intérieure, qui nous accompagne quand on pense, quand on lit, qui n’est pas toujours la même d’ailleurs et qui n’est pas du tout une hallucination? Ce temps de silence-là peut se faire quasiment dans des états de conscience modifiée. C’est pour cette raison que je parle autant du «texte intérieur»: dans le silence, on a accès beaucoup plus facilement à notre texte intérieur et, la plupart du temps, il vient au fur et à mesure parce qu’on se tait, qu’on est dans le calme. Je pense que ces temps où on n’entend rien sont aussi des temps de production poétique: quand on écrit, on se retrouve parfois entre deux mots, entre deux phrases, alors on n’entend rien et il y a un mot qui se prépare à venir. Au fond, on a plein de temps de pause, mais on a tellement peu valorisé le silence, sauf celui du calme ou de la montagne, qu’on ne prête même pas attention à tous ces micromoments de silence qu’on a en nous. Qui sont souvent un temps de l’inspiration, ou de mouvement, de flou, à l’intérieur de nous.

«Des récits se fabriquent autour de ce qui était silencié et on est désormais prêt à les écouter.»

Vous écrivez que vous commencez votre journée professionnelle en prenant un quart d’heure de silence complet, chaque matin, dans votre cabinet. Pourquoi?

J’en ai vraiment besoin. Je bois mon café, ce café qui ne fait pas de bruit, et je ne peux pas vous dire ce que je fais parce que je ne fais rien de spécial. Je reste là, en silence, assise, sans penser à grand-chose. C’est un temps de flou, de rien, où je flotte un peu. Presque une forme de méditation, sans la nommer comme ça.

Depuis dix ans, les crises et les chocs se succèdent partout. Avec des révélations de scandales en tout genre, en vigueur depuis des décennies. Dans quel type de silence majoritaire, selon vous, baignent nos sociétés? Plutôt celui de Tacita, l’autre divinité latine, à qui on a coupé la langue, ou plutôt celui d’Angerona, qui se bâillonne d’elle-même?

Plutôt dans le silence de Philomèle, princesse de la mythologie grecque. On lui a coupé la langue, à elle aussi; on l’a violée et enfermée mais, dans cet enfermement, elle crée une tapisserie qui raconte l’histoire de son viol et qu’elle parvient à remettre à sa sœur, Procné. Et Procné découvre alors tout ce qui a été infligé à Philomèle. Je pense qu’on est aujourd’hui dans cette «fabrique» du récit, dans une sortie du silence, dans une mutation de l’écoute. D’ailleurs, le fait même que le mot «silenciation» a été inventé et répertorié dans le dictionnaire, il y a trois ans maintenant, prouve que garder le silence est de moins en moins possible. Il y a des omertas qui se lèvent, il y a MeToo, il y a des dénonciations de certains traitements sur certaines minorités qui se multiplient, il y a des livres qui ont eu un énorme succès littéraire et des répercussions, comme Triste tigre, de Neige Sinno, La familia grande, de Camille Kouchner, Les fossoyeurs, de Victor Castanet, qui brisent des silences, il y a les lanceurs d’alerte… Qui révèlent ce que, avant, personne ne voulait regarder parce que c’était le règne d’Angerona, où tout le monde prenait sur soi et continuait à avancer avec un bâillon sur la bouche. Aujourd’hui, la société est prête à entendre plein de choses dont personne ne parlait, ou alors on prenait les gens qui en parlaient pour des allumés. Elle est prête parce que le silence qui les entourait n’est plus supportable, n’est plus possible. Ce qu’il cachait, ce qu’il silenciait est devenu audible. Des récits se fabriquent autour de ce qui était silencié et on est désormais prêt à les écouter. Dans les 82 préconisations de la Commission indépendante contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, il y a ainsi «je t’écoute et je te crois». On y signifie donc, à l’enfant: «Sors du silence, je vais t’écouter et te croire.» Alors qu’avant c’était: «Je n’ai même pas envie de t’écouter.» Il y a encore énormément de progrès à faire, bien sûr, mais on est dans un moment où les récits silenciés dans le passé commencent à être écoutés.

«A quel moment passe-t-on du silence qui protège au silence qui enferme quelqu’un dans la loi du silence ou dans le secret de famille?»

Briser les silences fait donc partie des piliers d’une démocratie?

Absolument. Regardez les Afghanes: elles sont réduites au silence, elles n’ont même pas le droit de chanter. Regardez les Iraniennes: elles mènent leur combat en chantant. J’évoque ainsi Anna Akhmatova, la poétesse russe, à la fin du livre: elle n’avait pas le droit d’écrire de la poésie, parce que Staline savait très bien qu’elle avait une grande influence. Son fils a été fait prisonnier et son premier mari a été fusillé. Une preuve parmi d’autres que la parole, la voix, sont des dangers pour les régimes totalitaires.

Selon vous, quel est le silence le plus éloquent?

Celui de la rencontre amoureuse. Quand deux personnes s’aiment et n’arrivent pas forcément à se le dire ou se le redire. Dans certains regards, dans certains gestes et dans certains silences, il y a quelque chose qui manifeste la puissance du lien.

Et le plus assourdissant?

Le silence de ceux qui ne font rien pour que la société bouge. Il me rend enragée. Il se place du côté du déni, de la perversion, du maintien de l’omerta. Ne pas vouloir faire bouger les lois, ne pas admettre qu’il y ait eu des établissements et des institutions qui ont eu des comportements inadmissibles, refuser de reconnaître un génocide, ça, pour moi, c’est assourdissant.

Bio express

1980
Naissance? au Mans;
2002
Diplôme d’études approfondies (DEA) de philosophie. 
2005
Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) de psychologie clinique. 
2018
Institut Hospitalier de Psychanalyse de Sainte-Anne, à Paris. 
2021
La Chute de l’intime. La mélancolisation du discours (éditions Hermann).

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