repas en famille
Le repas en famille correspond à une certaine image de la cellule familiale, qui correspond plus à une norme qu’à une réalité largement partagée. © Getty Images

Le repas en famille pour les fêtes: pourquoi cette «belle image» ne correspond pas vraiment à la réalité

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Les moments de célébration se déroulent souvent autour d’un repas en famille. Cette norme répond à des besoins, mais elle ne correspond pourtant pas à la réalité vécue par de très nombreuses personnes.

Nul besoin de grande description. Alors que la période des fêtes s’achève et que, déjà, on peut se projeter dans les festivités de l’année qui débute, chacun peut se faire une idée de ce à quoi ressemble un rassemblement familial. L’imaginaire collectif fonctionne à plein: on se figure probablement une tablée, sorte de parenthèse autour d’un repas en famille, avec ce que cela suppose de fastueux et réconfortant. Les vivres posés sur la table sont bien plus que des aliments. Ils revêtent une valeur symbolique, sont consommés à l’occasion de moments collectifs et ritualisés. Ces repas créent du lien, forgent un sentiment d’appartenance. Il s’agit, en résumé, de la commensalité, ce besoin qu’éprouve l’Homo sapiens de partager la nourriture, particulièrement prégnant durant ces instants commémoratifs ou festifs.

L’époque, sans doute, consolide ce besoin. «Nous traversons un contexte de grande incertitude, qui se différencie de ce que nous avons connu il y a à peine dix ou quinze ans. Il existe un sentiment d’impuissance par rapport à tout ce qui nous arrive, une impression que tout se dérobe autour de nous, ce qui entraîne une certaine anxiété», observe Olivier Servais, anthropologue à l’UCLouvain. La santé mentale des jeunes est source d’inquiétude, tandis que s’insinue un contexte d’insécurité climatique ou d’instabilité géopolitique. «La pandémie de Covid n’est pas si éloignée et a créé une certaine nervosité chez ceux qui l’ont vécue, c’est-à-dire tout le monde.»

Derrière cette image idyllique de la famille rassemblée se trouve donc aussi un besoin de se raccrocher à quelque chose. Mais à quoi? «Noël, typiquement, est la fête de la famille… quand c’est possible, recadre Olivier Servais. Du moins, la réunion d’un cercle de proches, d’un noyau de solidarité

Un repas en famille, mais laquelle?

C’est que, «depuis grosso modo deux générations, la question de la famille s’est fortement diversifiée». Elle correspond aujourd’hui à une myriade de réalités, si bien qu’il existe probablement autant de définitions de la fête familiale que de situations particulières. «Je rappelle que la catégorie sociodémographique la plus représentée est celle des célibataires», ajoute l’anthropologue. En Belgique, selon les données de Statbel, 36,3% des ménages étaient constitués d’une seule personne au 1er janvier 2025. Les ménages monoparentaux représentant 10% du total.

Le repas familial, tellement caractéristique des fêtes de fin d’année, correspond à une image d’Epinal finalement assez peu représentative, confirme Nathalie Peyrebonne, spécialiste de la sociabilité alimentaire et maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle. «L’image du repas de famille peut apparaître comme une évidence. La commensalité crée du lien, assurément, mais c’est une mise en scène qui masque des réalités diverses et elle produit simultanément de l’exclusion. Partager un repas délimite un « nous » n’incluant que ceux qui se retrouvent autour de la table.» Et les moments de célébration rendent particulièrement visible la frontière alors instaurée.

«Il existe presque un sentiment d’impuissance par rapport à tout ce qui nous arrive, une impression que tout se dérobe autour de nous.»

Les thématiques de la solitude et de la précarité émergent spontanément. Noël, spécifiquement, est une fête privée, mais elle n’est pas «que» familiale, dans le sens où «on voit réapparaître sans cesse des initiatives pour offrir un repas digne de ce nom à celles et ceux qui sont seuls ou démunis», indique Martin Bruegel, historien à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, en France. Cette dimension philanthropique, selon lui, fait vraisemblablement son retour «comme une manière de conserver à ce repas sa dimension la plus précieuse: le partage.»

La table, lieu de négociations

Mais les tensions créées autour de l’image d’Epinal en question peuvent survenir sous d’autres formes. Noël, par exemple, n’a pas de signification particulière pour des familles issues de cultures ne le célébrant pas. «Pour autant, les enfants fréquentent l’école, côtoient d’autres enfants» et il faut composer avec cela, observe Nathalie Peyrebonne.

Le rituel de la table peut faire l’objet d’âpres négociations entre générations, par exemple, l’importance de la mise en scène n’étant pas la même pour tout un chacun. Comment concilier les régimes alimentaires des uns et des autres? Comment tenir compte des enjeux environnementaux? Faut-il vraiment en faire un moment à ce point extraordinaire?

Et comment trouver une date? Il n’est pas rare que des repas de Noël se programment bien avant le réveillon ou soient postposés en janvier, histoire de faire coïncider les agendas. «Dans une société proactive dans la multiplication des fêtes, le phénomène peut être renforcé. Mais je dirais que c’est plutôt le fait d’une classe sociale moyenne et supérieure, où l’agenda devient un sujet compliqué», tempère Olivier Servais.

Le repas familial est codifié, surtout lors de ces célébrations ancrées dans la tradition. Son organisation, sa structuration, sa tenue: tout est signifiant. Encore faut-il y avoir accès, d’un point de vue matériel. «Ces repas fonctionnent comme des marqueurs de classe sociale. Lors de ces occasions, on mange comme des aristocrates. Encore faut-il pouvoir se le permettre», relève Nathalie Peyrebonne.

«Il y a le coût direct, mais aussi la capacité de répondre aux exigences», poursuit Nathalie Peyrebonne. Le lieu, la vaisselle, le temps et les moyens de préparation, l’ensemble du décorum, «tout cela découle de moyens culturels et économiques qui peuvent exclure des personnes».

Une image de la fête de Noël, immortalisée sur une carte postale américaine du milieu du XIXe siècle. © Getty Images

Repas en famille et normes «inventées»

Les façons de faire sont irrémédiablement amenées à évoluer, encore et toujours. Au demeurant, le repas familial (de Noël, en particulier) tel qu’il est conçu dans l’imaginaire collectif est lui-même une construction relativement récente. «Dans nos pays européens, c’est quelque chose qui se construit progressivement au XIXe siècle, au sein de la bourgeoisie des villes» et qui correspond à une certaine idée des valeurs familiales. «Noël doit être un moment en famille, comme la villégiature en été», en quelque sorte.

Les impératifs religieux et agricoles ont largement contribué au façonnement des rituels. Cette période hivernale, par exemple, «s’inscrit dans le cycle des douze jours, de Noël à l’Epiphanie», rappelle Martin Bruegel. Se basant sur les études de l’ethnologue Arnold van Gennep (1873-1957), qui s’appuie lui-même sur les observations des folkloristes du XIXe siècle, il indique que «toute cette période est caractérisée par une frénésie de fabrication, en famille et en boulangerie, de biscuits et de gâteaux». C’est, de longue date, une réalité en Allemagne, en Scandinavie, dans le monde anglo-saxon, sans oublier la fameuse bûche, plus française, et qui incarne à merveille l’âtre, donc le foyer, dans tous les sens du terme.

«Partager un repas délimite un “nous” n’incluant que ceux qui se retrouvent autour de la table.»

Depuis, les effets de la globalisation et de la commercialisation massive ont largement contribué à ce qui s’apparente à l’invention ou la réinvention d’une tradition autour de ces repas, note Martin Bruegel. Ce qui apparaît comme un rituel ancestral correspond en fait à un ensemble de normes qui ne vont pas de soi. «Roland Barthes parlait d’aliments commémoratifs. Ils coûtent cher, on y trouve des raretés saisonnières, ils supposent une préparation complexe. Souvent, mais pas toujours, ils sont considérés comme transmis de génération en génération, sont dotés d’une supposée origine. Il faut qu’il y ait une histoire, elle est nécessaire et elle enrichit la table», explique Nathalie Peyrebonne. Et quand bien même ces héritages façonnés sont remis en question, c’est encore parce qu’ils existent dans le récit collectif.

© BELGA

Passer à l’an neuf ensemble

La publicité, la chanson, le cinéma, la pop culture dans son ensemble en rajoutent des couches: «Voilà ce à quoi est censé ressembler un repas familial.» Noël est d’ailleurs ce moment de l’année durant lequel les codes sont exacerbés, contrairement au Nouvel An. Selon Nathalie Peyrebonne, «on peut parler de repas surcodé à Noël, alors que la Saint-Sylvestre se pose un peu en contrepoint de la fête familiale», comme un moment d’affranchissement de ces normes. «C’est le cas dans nos pays, mais ce n’est pas une réalité dans le monde entier.»

Tout de même, remarque l’anthropologue Olivier Servais, le passage à l’an neuf revêt «une dimension festive plus large, plus partagée. Certes, le calendrier musulman correspond aux années lunaires et non solaires, tandis que le calendrier chinois est différent. Néanmoins, on peut observer « un mode de passage » d’une année à l’autre extrêmement généralisé sur un modèle, celui qui était occidental à l’origine.»

A moins que l’on choisisse ou que l’on soit contraint de s’isoler, ces festivités-là passeront aussi, d’une façon ou d’une autre, par la table et le partage de produits de bouche, qui contribueront à créer du lien et à constituer une forme d’exutoire.

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