Comment le Photomaton a traversé les époques (et a toujours la cote)

Le Vif

Il a démocratisé le portrait, inspiré les artistes, acquis une fonction ludique auprès de la génération digitale, séduite à l’idée de fixer l’instant sur papier. L’objet a traversé les temps.

Stijn Tormans

Les gens ne sont pas les seuls à appeler à l’aide. Parfois, les objets le font aussi. Depuis un certain temps, un message de détresse est apposé sur le Photomaton de cette petite gare, sans que ceux qui passent devant tous les matins d’un pas alerte n’y prêtent forcément attention. C’est que la machine semble là à tout jamais. Tout évolue, sauf elle. Elle a toujours le même look, ou presque, que le premier modèle, celui de 1926 qui trônait sur Broadway, à New York. Même son nom n’a pas changé: Photomaton, une invention de l’immigrant russe Anatol Josepho. L’homme est mort depuis longtemps, mais son invention nous survivra. Quoique. Sur certains appareils, on peut lire Stop Live Enrollment, ce système qui permet désormais aux administrations communales de prendre les photos d’identité directement au guichet par l’intermédiaire d’une caméra. «Les Photomatons ainsi que tout le secteur de la photographie en Belgique en sont affectés. Soutenez-nous et dites non. Signez notre pétition.»

L’initiative du «Live Enrollment» émane du ministère des Affaires étrangères, soucieux d’éviter la fraude par sosie. Une pratique qui consiste à faire une demande de passeport en utilisant l’identité de quelqu’un qui lui ressemble pour en faire un usage illégal. L’Europe a appelé ses Etats membres à prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à ce type d’escroquerie, tout en leur laissant le choix des moyens. En Belgique, 400 communes ont opté pour le système du «live enrollment». Mais il y a aussi des réfractaires qui continuent à préférer faire vivre le petit commerce local.

«Les photos d’identité représentent une part importante du travail et des revenus de certains photographes, souligne Mieke Coppieters, une des coordinatrices du secteur des photographes professionnels. Cela permet aussi d’attirer des clients qui, une fois dans la boutique, se disent: « Oh, notre grand-mère est âgée. Peut-être devrions-nous venir ici pour une séance photo de la famille au complet? »»

«Les jeunes photographes peuvent peut-être se réorienter. Mais pour les plus âgés, c’est une catastrophe.»

Menace sur les pros

A terme, la mesure mise en place à la demande des autorités entraînera de nombreuses faillites, prédit Mieke Coppieters. «Les jeunes photographes peuvent peut-être se réorienter, mais pour les plus âgés, c’est une catastrophe: leur modèle économique en dépend. Bien sûr, il y aura toujours des gens qui viendront chez eux pour des photos d’identité – merci à eux – mais ils seront de moins en moins nombreux.» Surtout parce que les photos d’identité faites à la commune sont gratuites. «Ce qui n’est pas vrai, argumente-t-elle. Rien n’est gratuit. Aux Pays-Bas, on a calculé que les photos d’identité chez le photographe coûtent 15 euros, tandis que celles réalisées par les administrations représentent un coût de presque 80 euros: les communes doivent acheter le matériel, former les fonctionnaires… Finalement, cette facture revient quand même au contribuable.»

Elle soulève aussi un autre écueil: «A l’approche de l’été, beaucoup de gens doivent faire renouveler leur passeport. Là où les fonctionnaires doivent désormais prendre des photos d’identité, de longues files d’attente peuvent se former. Surtout s’il faut photographier un bébé, cela prendra du temps. Les pros savent comment s’y prendre, mais eux pas. Ce n’est pas un reproche: ce n’est tout simplement pas leur métier.»

S’il est impératif d’agir contre la fraude par sosie, cela ne doit pas se faire au détriment des photographes professionnels, insiste Mieke Coppieters. Selon elle, la solution pourrait consister en un système centralisé et sécurisé auquel eux seuls auraient accès. «Dans les pays voisins, cela fonctionne parfaitement. Et la France, qui avait d’abord opté pour le Live Enrollment, a fait marche arrière.»

Si on y réalise de moins en moins de photos d’identité, la fonction ludique du Photomaton est bien réelle.

La photo démocratisée

Que des petits indépendants et une multinationale comme Photomaton mènent aujourd’hui un combat commun est une ironie de l’histoire, selon l’historien Róman Kienjet. La première photocabine sur Broadway fut une révolution, écrit le Néerlandais dans son ouvrage De snelfotograaf. A l’automne 1926, des gens faisaient la queue pour s’y faire tirer le portrait pour 25 cents. Deux ans plus tard, 280.000 personnes y étaient déjà passées. «Mais ce Photomaton ne sortait pas de nulle part», s’empresse-t-il de préciser. Il y a quelques années, lorsqu’il travaillait au Rijksmuseum d’Amsterdam, il a découvert des bandes de pellicule dans le dépôt du musée. «J’étais convaincu qu’elles provenaient d’un Photomaton. Jusqu’à ce que je vérifie l’identité des sujets et réalise que quelque chose n’allait pas. Le premier Photomaton des Pays-Bas a été installé en 1929, dans le magasin De Bijenkorf de la capitale. Or, ils avaient l’air plus jeunes qu’ils ne l’étaient en 1929. Les clichés ne pouvaient donc pas avoir été réalisés de cette manière.»

C’est ainsi que Róman Kienjet a découvert un monde oublié, celui des «photographes instantanés» qui parcouraient nos régions dans les années 1910. «La photographie existait alors depuis déjà 80 ans, mais elle était réservée à une certaine élite, détaille l’historien. Seuls les plus fortunés posaient en studio, avec un pro qui les coiffait, leur faisait prendre la pose afin que la lumière tombe parfaitement sur leur visage.»

Au tournant du XXe siècle, le monde et surtout la technologie ont changé. La photo instantanée, née en Angleterre, fit rapidement fureur sur le continent, de la Hongrie aux Pays-Bas. Sans chichis ni bavardages, celui qui la pratiquait visait les quidams. Juste «Asseyez-vous. Appuyez sur le bouton» et le lendemain, ils récupéraient douze portraits pour 25 cents. «Soit l’équivalent de 2,37 euros aujourd’hui: c’était vraiment abordable pour la classe moyenne. On pouvait envoyer ces images à un correspondant, ou à des cousins.» Ou encore les utiliser pour une carte d’identité, introduite en Belgique dès 1919. Désormais, toute personne de plus de 15 ans doit en posséder une, avec une photo formatée.

Les gens aimaient poser dans leurs vêtements de tous les jours et choisir eux-mêmes comment regarder l’appareil.

L’art et l’amour

A côté des grands acteurs du secteur, comme l’American Automatic Photo Company ou Tip-Top Photo, on trouvait aussi de petits indépendants, «des facteurs, des vendeurs ou des douaniers qui souhaitaient arrondir leurs fins de mois, commente Róman Kienjet. Ils étaient vus comme des opportunistes sans prétentions artistiques.» Les vrais photographes qui, eux, en avaient, n’étaient pas ravis de cette concurrence. «Ils descendaient leur travail en flèche dans les revues professionnelles, et la jalousie n’y était pas pour rien puisque ces amateurs siphonnaient une partie de la clientèle. Pourtant, ils ne pouvaient rien contre l’innovation. Les gens aimaient désormais poser dans leurs vêtements de tous les jours et choisir eux-mêmes comment regarder l’appareil; certains souriaient ou faisaient des grimaces.»

«La Première Guerre mondiale a changé la donne, poursuit l’historien. Nombre de ces grandes firmes de photographie instantanée étaient allemandes et ont fait faillite après l’armistice. Seules les petites entreprises ont survécu, mais pas très longtemps. Elles n’étaient pas de taille à rivaliser avec le Photomaton d’Anatol Josepho, qui pratiquait d’ailleurs lui-même la photo instantanée. Mais c’était aussi un homme d’affaires avisé, qui a vendu le brevet de son invention pour un million de dollars à une multinationale. Dès la fin des années 1920, les Photomaton ont fait leur apparition partout dans le monde. Avec un slogan qui claque: « Just picture yourself ».Désormais, les gens pouvaient eux-mêmes appuyer sur le déclencheur.»

Ce que les célébrités du XXe siècle ont fait massivement. Toutes ou presque y sont passées: James Dean, Buddy Holly, Elvis bien avant d’être au sommet de la gloire, encore gamin. En 1953, la comédie musicale Tous en scène montrait Fred Astaire dansant dans une cabine photo. Et Andy Warhol en a fait de l’art. Lorsque la collectionneuse d’art Ethel Scull lui a demandé une œuvre, il l’a poussée dans le Photomaton. Elle devait appuyer sur le bouton 300 fois. De temps en temps, Warhol racontait une blague pour qu’elle n’ait pas l’air renfrogné sur les images.

Warhol n’était pas le seul artiste à éprouver une fascination pour ce médium: de Gerhard Richter à Francis Bacon, tous y ont eu recours. Roland Topor leur a dédié des films: les «Topor-matons». Franco Vaccari a installé la cabine dans un musée lors de la Biennale de Venise en 1972, permettant aux visiteurs d’accrocher leur image au mur. Et Amélie Poulain, elle aussi, savait bien s’en servir.

Depuis toujours, le Photmaton n’est pas uniquement dédié aux photos d’identité. Il séduit aussi les amoureux. Ainsi, John et Jackie Kennedy s’y sont immortalisés, tout comme Patti Smith et Robert Mapplethorpe, René Magritte et son épouse Georgette, Mick Jagger et sa petite amie Chrissie Shrimpton.

A la Gare maritime, à Bruxelles, tout un chacun peut se prêter au jeu. La jolie cabine photo rétro, avec ses parois turquoise, son rideau rouge et son enseigne «Photomatique» n’est pas destinée aux portrait d’identité; ici, c’est pour le plaisir. Trois poses en noir et blanc pour trois euros. «Je ne vais pas révéler où se trouvent nos autres photobooths, précise Dorus, l’un des deux Bruxellois à l’origine du projet. Il faut les découvrir par soi-même. C’est une surprise. Parfois, vous en verrez une dans un café. Ou sous un escalier.»

Les jeunes d’aujourd’hui, tout comme ceux des Années folles, n’ont d’eux que quelques photos sur papier.

Bien sûr, le concept doit être rentable, mais ce n’est pas son but premier. Il faut avant tout qu’il reste ludique, et à petite échelle, insiste-t-il. «Concevoir ce genre de cabine n’est pas évident. Il faut tenir compte des contraintes de forme imposées, mais à côté de ça il y a beaucoup d’options. Chacun de nos Photomaton est différent, mais tous sont fabriqués dans de beaux matériaux. Principalement du formica, rien de jetable. Même le rideau a été soigneusement pensé: pas trop court pour garantir une certaine intimité, mais pas trop long non plus, sinon personne ne sait qu’il y a quelqu’un derrière. Une porte n’était pas envisageable. Il fallait garder un petit côté clandestin.» Derrière ce morceau de tissu, l’amour et l’amitié sont souvent célébrés. Un jour, se souvient dans un sourire le concepteur du projet, en prévenant toutefois que ce n’est pas vraiment politiquement correct, «un type a demandé à un groupe de filles si elles voulaient poser avec lui. Toutes seins nus. Elles ont trouvé ça drôle, elles ont accepté.»

Preuve que le concept du Photomaton séduit toutes les générations, devant celui installé à la Bourse, au centre de la capitale, tant des seniors que desTikTokeurs font la queue. «Sans doute parce que cela contraste totalement avec leur monde digital, analyse Dorus. La tentation était grande de mettre un écran dans la cabine, pour qu’ils puissent voir leur photo avant de l’imprimer. Mais c’est volontairement que nous ne l’avons pas fait. On n’est pas dans la même démarche que pour un selfie. Ici, on ne peut pas essayer 100 fois, avec différents filtres; on n’a qu’une seule chance. Le prix est aussi très démocratique: trois euros. Par conséquent, les gens n’hésitent pas. Nous sommes par exemple toujours présents au festival Miramiro à Gand. Certains participants y prennent une photo chaque année. Ces bandes imprimées sont probablement les seules photos papier qu’ils ont d’eux-mêmes.» Ce qui leur fait un point commun avec les jeunes des Années folles. Car ces clichés qui résisteront au temps sont un miroir de l’époque. Et si l’avenir des photos d’identité est incertain, le Photomaton, lui, n’a pas dit son dernier mot.

Le Photomaton contraste avec le monde digital des jeunes. «C’est probablement pour cela qu’il a autant de succès».

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