L’écrivain et philosophe Wouter van Hooydonk adopte un regard féministe sur la condition masculine, ce qui lui semble indispensable, tant l’attention reste focalisée sur les privilèges supposés des hommes, alors qu’ils sont, eux aussi, victimes de nombreuses discriminations de genre. «Le devoir pour les hommes de se sacrifier à la guerre en est une forme extrême.»
Wouter van Hooydonk a grandi au sein des représentations masculines classiques et a longtemps évolué dans un univers compétitif dominé par les hommes, en tant que joueur professionnel de poker en ligne. Il s’est ensuite tourné vers des études de philosophie, au cours desquelles il a intégré, avec d’autres étudiants, un groupe de lecture féministe.
«Le féminisme a transformé ma vie. J’ai pris conscience de l’existence d’un système patriarcal qui désavantage structurellement les femmes. Ce n’est pas seulement l’agression d’une inconnue dans un parking souterrain, mais aussi des milliers de minuscules interactions, auxquelles je participe moi-même, faisant partie de ce système. Longtemps, je suis resté aveugle à toutes ces formes discrètes, invisibles, dévalorisées d’actes et de fonctions que les femmes assument bien souvent. Une fois cette lucidité acquise, il m’était impossible de rester passif. Il fallait agir, et commencer par une participation accrue aux tâches domestiques. Mais j’ai aussi commencé à faire du bénévolat auprès de jeunes en situation de précarité.»
Ce travail lui a permis de mesurer la richesse qu’apporte l’altruisme. Et de constater, en retour, tout ce qui avait été gâché à force de se conformer aux attentes traditionnelles liées à la masculinité. «A tel point qu’une colère m’a saisi contre ce système qui, dès la naissance, pousse dans une direction unique et prive de tant de possibles.»
© Debby Termonia
Avez-vous retrouvé cette prise de conscience dans le féminisme?
Wouter van Hooydonk: Pas dans le féminisme occidental dominant, blanc et classique, qui revendique l’égalité des droits entre femmes et hommes à l’intérieur du système existant. Ce courant postule qu’il fonctionne bien, et que les droits des hommes sont suffisamment enviables pour que les femmes souhaitent accéder aux mêmes. Ce point de vue ne peut être dissocié du contexte historique: ce féminisme s’est développé en Occident dans les années 1960 et 1970, en réaction aux obstacles rencontrés par les femmes blanches issues des classes moyennes aisées. L’inégalité des chances sur le marché du travail, le plafond de verre. Des combats parfaitement légitimes, mais moins pertinents pour les femmes racisées ou issues de milieux pauvres, à qui l’on n’a même pas donné la possibilité d’étudier. Leurs expériences étaient donc radicalement différentes, mais tout aussi essentielles.
«Le système lui-même est problématique, et les hommes, tout autant que les femmes, se voient assigner un rôle qu’ils n’ont pas choisi.»
Le féminisme noir s’est avéré une source d’analyse bien plus féconde pour réfléchir à la condition masculine. Il repose sur une lecture différente: le système lui-même est problématique, et les hommes, tout autant que les femmes, se voient assigner un rôle qu’ils n’ont pas choisi. Ils sont en quelque sorte conditionnés à devenir des oppresseurs de seconde main, au service d’un ordre qui les maltraite également. Ce féminisme postule qu’il faut repenser les rôles attribués à chacun, et inventer un système radicalement différent, plus juste pour tous.
La condition masculine serait donc globalement préoccupante?
Les difficultés que rencontrent les hommes ne peuvent être niées: à l’école, les garçons obtiennent de moins bons résultats que les filles, ils souffrent plus souvent d’isolement, tombent plus fréquemment dans l’addiction, se suicident davantage, sont plus nombreux à être victimes ou auteurs de violences physiques, deviennent sans-abri plus vite et meurent plus tôt que les femmes. La virilité, telle qu’elle est imposée, engendre une forme de vulnérabilité.
Il n’est donc pas étonnant de voir de jeunes hommes en quête de repères. Une étude récente menée auprès de 3.000 garçons âgés de 16 à 25 ans aux Etats-Unis, en Australie et au Royaume-Uni montre que 63% d’entre eux suivent des influenceurs qui véhiculent des discours sur la masculinité. Ces figures ne sont pas toutes problématiques, mais les algorithmes tendent à orienter les adolescents vers des profils plus radicaux et misogynes de la manosphère, tels qu’Andrew Tate ou Jordan Peterson.
Certains spécialistes estiment que les garçons devraient être mieux éduqués. Une formation plus solide les rendrait moins vulnérables à ce type d’influence.
Difficile de croire qu’intelligence et diplôme suffisent à se prémunir contre ces discours. Il suffit d’observer Schild & Vrienden (NDLR: un mouvement ultranationaliste flamand fondé en 2017). Cette idée repose sur une vision beaucoup trop étroite du phénomène, comme si la manosphère était apparue de façon soudaine et extérieure. Or, tout ce qui s’y exprime ne fait que pousser à l’extrême des schémas déjà omniprésents dans une société toujours patriarcale. Lorsqu’un influenceur affirme que «les hommes doivent gagner de l’argent et les femmes rester à la maison», cette déclaration s’inscrit dans une dynamique qui reste largement observable dans bien des foyers.
Ces schémas ne sont-ils pas précisément relayés et amplifiés par ces influenceurs?
Ils demeurent omniprésents dans la société, sous une forme certes plus atténuée. Lorsqu’un garçon sort avec une fille, il reste communément admis qu’il doit la raccompagner et régler l’addition. Jamais une fille ne reçoit le message suivant: «Ramène ton copain sain et sauf.» La dernière fois que je suis allé en club, une femme s’est approchée pour danser. La première chose qu’elle m’a soufflée à l’oreille, c’était la commande de boissons pour elle et son amie. Difficile de s’étonner ensuite que les garçons finissent par croire que leur valeur dépend de leur force ou de leurs revenus.
Ces influenceurs n’inventent rien. Leurs discours font écho à ce que vivent les garçons. Ils en proposent simplement une version plus directe, radicale, stylisée, avec un vernis provocateur qui séduit les adolescents. Ceux-ci y adhèrent sans difficulté: musculation pour devenir fort, cryptomonnaie pour s’enrichir.
Et la fémosphère? Et les «tradwives», devenues visibles sur les réseaux sociaux?
Le message qu’elles transmettent –selon lequel une femme a tout intérêt à se laisser entretenir par un homme et à se consacrer à un rôle nourricier– ne surgit pas de nulle part. Comme dans la manosphère, il s’agit d’une exagération extrême de normes et d’attentes encore profondément ancrées. A travers les filles avec lesquelles ils nouent une relation, les garçons reçoivent une fois de plus le même signal: leur devoir est de réussir et de gagner de l’argent.
Les premières difficultés masculines se manifestent dès l’école. Le système éducatif paraît largement conçu autour du développement des filles, dont le rythme diffère.
Le débat sur les moins bons résultats scolaires des garçons s’appuie trop souvent sur des explications biologisantes. Leurs cerveaux se développeraient plus lentement, ils seraient incapables de rester en place. Mais ce n’est pas parce que l’imagerie cérébrale montre une maturation plus lente chez les garçons que cette différence est forcément innée.
Sur ce point, je suis en désaccord avec l’auteur anglo-américain Richard Reeves, qui ramène le comportement masculin à un déterminisme biologique. Il réduit tout à une affaire d’hormones: la testostérone serait la seule responsable. Un tel type d’explication ne passerait pas en 2025 s’il visait les jeunes filles.
Ma lecture du féminisme m’a permis de comprendre pourquoi les garçons ont souvent du mal à rester assis ou à accomplir une tâche de manière disciplinée. Ils y sont simplement moins confrontés dans leur quotidien, car les exigences parentales sont moindres à leur égard. Une étude a montré que les bébés garçons reçoivent moins de câlins que les filles. Les parents utilisent aussi moins de mots à teneur émotionnelle ou relationnelle avec un fils de trois ans qu’avec une fille du même âge, ce qui limite chez les garçons l’apprentissage des compétences sociales.
Un article de De Correspondent révélait que, aux Pays-Bas, les adolescentes accomplissent deux fois plus de tâches ménagères que les garçons du même âge. Certains diront: «Pauvres filles, déjà préparées aux rôles traditionnels.» Ce n’est pas faux. Mais les études ont également montré que les enfants impliqués dans les tâches domestiques apprennent davantage et développent une meilleure confiance en eux. Etre dispensé de ces responsabilités n’est donc pas seulement un privilège: c’est aussi une forme de négligence.
Des experts ont récemment tiré la sonnette d’alarme à propos des inégalités de genre au sein des familles issues de l’immigration. Tandis que les filles sont soumises à un contrôle extrêmement strict, les garçons bénéficient d’une liberté totale.
Ces garçons jouissent peut-être de plus de droits et d’un certain nombre de privilèges par rapport à leurs sœurs, mais il apparaît aussi que ces dernières réussissent mieux à l’école et accèdent plus souvent à l’enseignement supérieur. Cette observation ne justifie évidemment pas le traitement différencié, mais elle met en lumière le revers du supposé privilège accordé aux garçons: celui d’avoir le droit de sortir, d’errer dans la rue, livrés à eux-mêmes. Cette liberté, en réalité, s’apparente à une forme de négligence. Elle nuit aux résultats scolaires et réduit les perspectives d’avenir.
Ces disparités existent-elles aussi dans les familles blanches de la classe moyenne?
Sans aucun doute, même si celles-ci s’en défendent fermement. Cette idée révèle à quel point certains réflexes patriarcaux sont intégrés dans les comportements quotidiens, souvent à l’insu de ceux qui les reproduisent. Un regard féministe suffit, lors d’une simple visite, pour déceler en quelques minutes que les garçons agissent plus librement, tandis que les filles sont davantage accaparées par les adultes –ce qui se traduit aussi par plus d’attention reçue et davantage d’occasions de développer des compétences relationnelles.
Les garçons, bien plus souvent que les filles, reçoivent des messages ambigus, parfois dans des petits détails. Je me souviens d’un ami qui réprimandait son fils pour avoir lancé un objet, tout en me glissant avec une fierté à peine voilée: «C’est un vrai garçon.» Le comportement était donc répréhensible, mais en même temps «normal» pour un garçon? Pour un enfant, cette contradiction est source de confusion.
La discrimination de genre observée en temps de guerre est sujet sur lequel vous exprimez une réelle colère.
On estime à au moins 300.000 le nombre de morts sur le front russo-ukrainien, presque exclusivement des hommes. C’est un cas extrême de violence liée au genre, que l’on s’obstine à ne pas voir lorsqu’il touche des hommes. Il semble admis que les jeunes hommes doivent faire usage de violence, la subir et se sacrifier pour la guerre. Les femmes ukrainiennes peuvent quitter le pays, pas les hommes. Ceux-ci peuvent être arrêtés dans la rue et envoyés de force au front. Ce traitement constitue une politique étatique sexiste et discriminatoire, inacceptable si elle visait les femmes.
«On estime à au moins 300.000 le nombre de morts sur le front russo-ukrainien, presque exclusivement des hommes. C’est un cas extrême de violence liée au genre, que l’on s’obstine à ne pas voir lorsqu’il touche des hommes.»
Pourquoi les autorités ne réquisitionnent-elles que des corps masculins? Qu’en est-il du droit à l’intégrité physique? Pourquoi seuls les hommes sont-ils réduits à l’état de chair à canon? En temps de guerre, y compris à Gaza, l’injonction à protéger femmes et enfants revient sans cesse. Pourquoi les hommes n’auraient-ils pas, eux aussi, droit à une protection? Pourquoi tout garçon de plus de douze ans devient-il soudain une cible militaire légitime?
La question du viol dans les zones de conflit illustre elle aussi une immense zone d’ombre concernant les victimes masculines. Le phénomène reste largement occulté dans les chiffres, notamment parce que le même acte –par exemple un viol anal– est classé comme torture lorsqu’il vise un homme, et n’est donc pas comptabilisé comme violence sexuelle.
Dans les cadres théoriques féministes dominants en Occident, les violences sexuelles sont perçues comme un acte exercé par des hommes sur des femmes, en tant qu’instrument du pouvoir patriarcal. Cette interprétation n’est pas erronée, mais elle demeure incomplète. Cette focalisation exclusive invisibilise les victimes masculines, et leur nuit.
Un seul chiffre suffit à illustrer ce biais: au moins un quart des personnes victimes de violences sexuelles sont des hommes. Eux aussi sont confrontés aux mythes du viol. « S’il n’avait pas voulu, il se serait défendu.» «Tu plaisantes? Tu avais une érection, donc tu en avais envie.» Comme si un homme n’avait pas le droit de dire non. Si une femme peine déjà à parler d’un tel traumatisme, les barrières sont encore plus hautes pour un homme. Beaucoup ne se reconnaissent même pas dans le statut de victime. L’entourage, les soignants et la police, eux non plus, n’adoptent pas toujours une posture bienveillante.
«Au moins un quart des personnes victimes de violences sexuelles sont des hommes. Eux aussi sont confrontés aux mythes du viol. “S’il n’avait pas voulu, il se serait défendu”.»
Considérez-vous également les conditions de détention indignes, et l’indifférence qu’elles suscitent, comme une question de genre?
Je ne peux le démontrer formellement, mais il me semble qu’on traiterait le sujet tout autrement si les prisons n’étaient pas peuplées à 95% d’hommes. La société manifeste peu d’empathie pour les victimes masculines, mais lorsqu’il s’agit d’hommes auteurs d’infractions, l’indifférence est totale.
Elle reste tout aussi aveugle aux mécanismes qui conduisent certains hommes à devenir auteurs. Les réseaux de drogue ciblent de préférence des garçons fragilisés. Certains subissent des agressions sexuelles, puis sont menacés par la diffusion des images. Cette exposition masculine à la prédation constitue un enjeu de genre presque ignoré.
«Les réalités vécues par les hommes restent largement absentes des politiques d’égalité des chances.»
La décision politique de concentrer la répression sur les trafiquants plutôt que sur les consommateurs produit aussi des effets sexistes. Près de 60% des usagers de drogue sont des hommes, tandis que les dealers arrêtés sont presque exclusivement masculins. Il ne s’agit pas de préconiser la criminalisation de l’usage, mais ce choix stratégique contribue à surreprésenter les hommes en prison.
Des inflexions sont donc nécessaires au niveau des politiques publiques?
Evidemment. Les réalités vécues par les hommes restent largement absentes des politiques d’égalité des chances. En Norvège, pourtant championne en matière d’émancipation féminine, une commission pour l’égalité masculine a vu le jour en 2022. Elle examine comment le fait d’être un homme façonne et restreint les trajectoires masculines, et formule des recommandations à partir de cette lecture genrée.
Un projet politique centré sur la condition masculine est-il nécessaire?
Certainement. Comme ce fut le cas pour les luttes féministes, les expériences vécues par les hommes et leur malaise existentiel doivent devenir objets de débat politique. A ce jour, l’émancipation masculine reste trop souvent confinée aux cercles d’hommes, aux festivals qui leur sont dédiés ou aux parcours thérapeutiques individuels. C’est très bien, mais cela concerne surtout ceux qui disposent du temps et des ressources nécessaires.
Une approche spirituelle ne suffit pas à transformer une société. Tant que la cause profonde n’est pas attaquée, il ne s’agit que de replâtrage: le système politico-économique actuel a tout intérêt à maintenir les hommes dans un modèle restreint, centré sur la performance.
Texte: Karin Eeckhout