Certains magasins visent explicitement une expérience autour du jeu neutre, d’autres continuent de surfer sur les codes des jeux "pour fille" ou "pour garçon". © Unsplash – (Victoriano Izquierdo)

Le jouet genré, toujours la star des catalogues: «Cela induit des comportements, jusqu’à l’orientation professionnelle»

Thomas Bernard
Thomas Bernard Journaliste et éditeur multimédia au Vif

Les jouets mixtes, non genrés, encouragent une exploration libre des enfants, sans limitation ni stéréotype. Pourtant, dans les catalogues de jeux, les pages bleues et roses continuent de se multiplier à l’approche de la Saint-Nicolas. La recherche de l’égalité entre filles et garçons ne commencerait-elle pas avec le jouet?

Celui-là annonce plus de 200 pages de bonheur. Un autre 1.000 idées-cadeaux. Ce dernier propose directement une lettre préremplie pour Saint-Nicolas, où l’enfant n’a plus qu’à faire l’inventaire des (trop) nombreux cadeaux souhaités. Les catalogues de jouets sont partout, même dans les hypermarchés, en cette période cruciale pour de nombreuses enseignes.

Entre les puzzles, jeux de société et jouets pour les bébés, où le genre semble (mais pas toujours) s’effacer, d’autres pages étalent toujours un imaginaire stéréotypé autour des jeux «pour filles» et «pour garçons». Ici, avec les jeux d’imitation de la parfaite ménagère, du fer à repasser à l’aspirateur sans fil. Là-bas, avec le scientifique, bricoleur à ses heures et amateur de voitures. Si cette dernière arbore des dents de dinosaures et un camouflage militaire, c’est encore mieux, évidemment.

Le genre comme propulseur économique

Les catalogues de jouets ne font évidemment que reproduire ce qui se trouve directement dans les rayons de certains magasins, eux-mêmes dépendants des fabricants, pour qui les clichés permettent d’orienter et faciliter le choix des consommateurs. La question du jouet genré se déploie dans une logique économique notamment. «Pour vendre plus, il est plus facile d’utiliser les stéréotypes sexistes. Les parents n’ayant pas forcément beaucoup de temps, il leur sera plus facile de se diriger vers le rayon rose ou bleu. Les jouets sont loin d’être neutres et anodins: à travers eux, les enfants intériorisent les rôles d’adultes et s’approprient les modes d’interactions entre les personnes. Ils participent à la construction des enfants», martelait l’asbl Vie Féminine lors de diverses campagnes dédiées aux stéréotypes des jouets pour enfants.

Derrière la logique économique, c’est donc tout un système de représentation, social et culturel, qui se dessine, offrant une vision des rôles attendus chez chacun et chacune, intégrant des valeurs et des normes qui seraient liées au sexe.

«Lorsque vous donnez une poupée à une petite fille, le message sous-jacent c’est “occupe-toi des autres, prends soin d’eux”»

Un cloisonnement qui est façonné artificiellement, insiste Bruno Humbeeck, psychopédagogue à l’UMons, spécialiste de la parentalité et de la famille. «Le fait d’offrir plus spontanément certains types de jouets à une fille et d’autres à un garçon induit immanquablement des comportements, voire des orientations professionnelles. Lorsque vous donnez une poupée à une petite fille, le message sous-jacent c’est « occupe-toi des autres, prends soin d’eux ». Lorsque vous donnez une grue ou un camion à un garçon, c’est « construit, possède ». C’est en fait du déterminisme. Pour agir face à cela, il faut prendre conscience des mécanismes et les renverser. Ce qui est dangereux et compliqué avec le déterminisme, c’est qu’il paraît naturel, car induit dès le plus jeune âge. Or, le jouet genré est une totale construction culturelle

Une question d’adulte avant tout

Déconstruire les représentations genrées et les stéréotypes est donc en premier lieu une question d’adulte. Un choix qui sera facilité si, dès le départ, l’enfant baigne dans un univers non genré proposé par les parents. «Lorsque certaines représentations se sont mises en place, cela peut devenir piégeux. Car les enfants vont manifester des mécanismes d’attraction naturelle vers tel ou tel objet. En offrant le jouet voulu, le parent fait ce que l’enfant semble vouloir et il a l’impression d’aller à la rencontre des désirs de son enfant. En réalité, il infléchit ses désirs», détaille Bruno Humbeeck.

Les fabricants ont également leur part de responsabilité et certains l’ont d’ailleurs intégré depuis longtemps, proposant des gammes entières de jouets neutres. Cela peut passer par les couleurs choisies, par le fait de ne pas imposer de photo de fille ou de garçon sur l’emballage, et par des activités qui permettent aux enfants d’explorer des compétences ou de découvrir des intérêts, sans cloisonnement artificiel.

Le pouvoir de l’image d’un enfant et son jouet

Certains magasins spécialisés visent explicitement une expérience autour du jeu neutre, accompagnant la recherche d’un jouet selon l’âge ou les capacités motrices et cognitives des enfants, sans autre distinction. Cela se répercute jusque dans leurs catalogues, avec des produits regroupés par période (petite enfance, enfance, adolescence) ou par type de jeu, plus que sur une thématique ou un univers.

Lorsque cette démarche est ancrée dans le concept d’une enseigne, un élément saute aux yeux dans les catalogues: l’absence de représentation d’enfants jouant avec les produits exposés. L’image d’une fille ou d’un garçon manipulant le jouet influence en effet sa désirabilité et son association à un genre.

«Ces représentations publicitaires travaillent sur les neurones miroirs des enfants, qui voient un autre enfant prendre du plaisir avec un jouet, qui se mettent à leur place et se projettent, avec l’envie d’avoir ce jeu. Ces neurones miroirs créent le meilleur, avec l’empathie, et le pire, c’est l’envie. Tous les messages publicitaires jouent sur cet effet. Si vous retirez cette figure humaine, cela diminue la qualité du message, mais effectivement cela permet plus de liberté dans sa réception et dans l’imagination», ajoute le psychopédagogue.

La lente évolution des catalogues

La séparation genrée des catalogues de jouets n’a pour autant pas toujours été identique. La sociologue américaine Elizabeth Sweet, qui a analysé plus de 7.000 jouets et un siècle d’évolution des catalogues du géant américain de la distribution Sears, le rappelle dans une étude, avec un chiffre marquant: en 1975, seuls 2% des jouets se trouvaient classés en fonction du sexe. Les pages «garçons» et «filles» sont donc le fruit d’une époque et ont évolué au cours des dernières décennies. Elles continuent de le faire, parfois lentement, sur les questions de genre.

Mona Zegaï, sociologue française et auteure d’une thèse portant sur la socialisation sexuée des enfants par le biais des jouets, détaille notamment comment la segmentation de genre dans le marketing du jouet s’est fortement accélérée à partir du début des années 1990. Dans une publication des Cahiers du Genre, elle explicite comment les jouets ne font pas qu’exacerber les rôles traditionnels de genre, mais encouragent activement leur reproduction. «Les jouets d’imitation peuvent alimenter une certaine « complicité féminine » s’articulant autour d’objets communs (aspirateur par exemple), tâches (ménage), lieux (cuisine) et personnes (bébés). De cette manière, les enfants intègrent des informations sur la division sexuée des pratiques sociales dans le monde réel, développent des goûts et des aspirations qu’ils pourront bientôt mettre en pratique dans le monde ludique et dans le monde réel.»

L’utilisation du jeu permet, dit-elle, un apprentissage en douceur, dans un univers ludique, d’activités domestiques par exemple. L’enfant, plutôt fille, y associera des sentiments positifs, puisque promues par le jeu, afin de devenir ainsi plus désirable. L’enfermement dans un rôle, et dans ce qui est prétendument «féminin» ou «masculin», paraît ainsi choisi plus que subi.

Quel progrès dans les jouets?

Les remises en question de ces assignations de genre au travers du jouet ont depuis longtemps trouvé un écho auprès des associations féministes. Bien avant les travaux de la sociologue, les dérives de ces représentations stéréotypées étaient déjà remises en cause et dénoncées largement. Les efforts restent pourtant faibles au regard des enjeux.

La France a notamment avancé sur la question: en 2019, la Fédération française des industries jouet/puériculture signait une charte, non contraignante, entendant promouvoir la mixité dans le secteur des jouets. Une avancée, se félicitait le gouvernement français de l’époque, même si le secteur dépend toujours de fabricants étrangers et ne peut donc contrôler véritablement l’ensemble du secteur.

Mais au-delà du volet politique, l’effort doit être partagé par tous les maillons de la chaîne. «Le jouet fait partie du ludique, du plaisir. Contraindre dans ce domaine, tant politiquement qu’au niveau des magasins ou des parents, est extrêmement compliqué, car cela touche à la liberté des uns et des autres. Avancer dans cette voie me semble davantage relever d’une responsabilité culturelle de l’ensemble des acteurs, qui nécessite une prise de conscience collective», reconnaît Bruno Humbeeck.

Alors que le grand Saint s’apprête à livrer ses jouets, la réflexion autour du jouet genré, loin d’être terminée, se poursuit donc. Avec une question lancinante: offrons-nous des jouets à nos enfants ou des modes d’emploi de leur vie future?

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