Le cerf, 250 kilos de testostérone et un volume sonore impressionnant lors du rut. © DYLAN ROMAIN

Le brame du cerf, ce cri de désir archaïque qui attire les foules

Estelle Spoto Journaliste

Pendant un mois, les cerfs ardennais font entendre les cris gutturaux de leur saison des amours. Un phénomène qui attire de plus en plus de curieux, de préférence dans les circuits encadrés.

«Oui, à Saint-Hubert, il y a deux aérodromes: un civil et un militaire. Le GPS vous a envoyé au mauvais endroit. Ça arrive souvent.» L’agent du DNF (Département de la nature et des forêts de la Région wallonne) excuse les quelques minutes de retard des derniers arrivés et invite aussitôt la vingtaine de participants à remonter dans les véhicules. Alors que le soir tombe, la file de voitures quitte le point de rendez-vous pour s’enfoncer dans la forêt. Tous se garent bientôt au bord de la route pour emprunter, à pied, un chemin à travers les arbres. On entend parler néerlandais, anglais même. Au bout du sentier, une cabane de chasse, une cabine WC, un bar mobile et une cuisine improvisée. Légèrement couvert par le ronronnement du groupe électrogène, Kévin Debourse, président du Royal syndicat d’initiative de Saint-Hubert, présente le déroulement de cette soirée brame: d’abord le repas, accompagné d’explications sur ce cri mythique de cerf, puis départ en groupe, dans l’obscurité, pour la balade.

Alors qu’on déguste les premières bouchées des boulettes de marcassin, un bruit assourdissant retentit sous le toit de planches. C’est Jules, 87 ans, qui offre une démonstration d’imitation du brame, à l’aide d’un appeau rétractable. Le volume sonore est impressionnant. «Il y a plusieurs sortes de brame, détaille cet ancien garde-chasse, spécialiste en la matière, régulièrement invité dans les jurys des concours internationaux de brameurs: quand le cerf prend sa place, quand il défend sa place, le brame de combat, et le brame de la fin du brame, quand l’animal est fatigué.»

Rassasié, le petit groupe se met en marche dans l’obscurité. «Vos yeux s’habitueront vite», dit-on. Pas de Lune, cette nuit-là, mais des milliers d’étoiles. Le bruit de la quarantaine de souliers sur les cailloux couvre tout le reste, mais dès l’arrêt, à distance respectueuse, quelques secondes suffisent pour l’entendre résonner: le brame du cerf. Ou plutôt «des cerfs», car ils sont plusieurs. Et ils bougent. L’un s’est manifestement approché de nous, avant de repartir. «Ils nous a sans doute sentis.» Chaque année de la mi-septembre à la mi-octobre, la forêt de Saint-Hubert résonne ainsi du brame, manifestation sonore spectaculaire du rut des cerfs.

A Saint-Hubert, les amateurs de brame ont rendez-vous le soir tombé, en pleine forêt, dans une cabane de chasseurs. © KEVIN DEBOURSE

Naturel ou pas?

Le même soir, à 30 kilomètres de là, le Domaine des grottes de Han accueille 200 visiteurs hors de ses heures d’ouverture pour une soirée «Brame du cerf au crépuscule». Au programme, dès 18 heures: parcours en «safari-car» dans le parc, puis repas au restaurant. Pour le domaine, le mois du brame représente la deuxième «haute saison» de l’année: 400 personnes par jour pendant quatre week-ends, sans compter la visite du vendredi soir, accourent pour écouter le roi de la forêt.

Autre manifestation de l’engouement actuel pour le brame: pendant trois semaines, France.tv, le site de France Télévisions, diffuse pour la première fois cette année un programme de slow TV centré sur le brame du cerf, capté 24 heures sur 24  par sept caméras au cœur de l’Espace Rambouillet, dans les Yvelines. «Ni scénario, ni intrigue, ni point culminant. Parfois, rien ne se passe et c’est exactement ce silence que nous cherchons au cœur de nos vies pressées», annonce le programme.

«L’intérêt pour le brame est né il y a une dizaine d’années de la médiatisation de cette phase du cycle annuel des cerfs, analyse Bernard De Wetter, grand connaisseur de la vie sauvage et saisonnier du Domaine des grottes de Han, qui y mène une visite brame pédestre à l’aube ce samedi matin. Si on n’en parlait pas dans les journaux, la plupart des gens ne seraient même pas au courant que ça existe. C’est comme l’ail des ours. Il y a trois ou quatre ans, personne n’en parlait. Maintenant tout le monde veut en cueillir. Cet engouement pour le brame a contraint les gestionnaires et les propriétaires des domaines forestiers et des domaines de chasse à cadenasser le plus hermétiquement possible les zones où les biches et les cerfs se rassemblent pour le rut. Faute de quoi ces beaux animaux n’ont même plus l’occasion de se reproduire en paix.» D’où l’intérêt de canaliser les flux de visiteurs dans des visites balisées, sans intrusions malvenues.

«Une remarque qui revient presque systématiquement quand j’anime des activités d’observation du rut du cerf ici, c’est: « Mais, monsieur, ce n’est quand même pas naturel. On est dans un parc fermé! » Et pourtant je pense que le comportement des cerfs et des biches est probablement plus naturel ici, en captivité dans le parc, qu’il ne l’est à l’extérieur, affirme Bernard De Wetter. Parce qu’ici, les animaux ne sont pas chassés, donc ils n’ont pas cette crainte maladive de l’homme. Ils ont tellement l’habitude, depuis leur naissance, de voir des véhicules sur la route et des promeneurs sur le sentier que ça ne leur fait pas plus d’effet qu’un papillon qui se pose sur un pissenlit. Ils sont à 50 mètres de nous, 50 personnes les observent et ils ne nous regardent même pas. Je vous mets au défi de trouver un autre endroit en Wallonie où on peut voir les cerfs aussi bien qu’ici, sans les effaroucher le moins du monde.»

Si dans l’imaginaire collectif le cerf est associé à la forêt, il est à l’origine un animal des prairies, et plutôt diurne. «Le cerf s’est retranché dans la forêt et dans l’obscurité de la nuit parce que l’homme ne lui en a pas laissé le choix, poursuit Bernard De Wetter. On le voit très bien dans le parc. Le cycle quotidien du cerf se répartit sur des périodes de quatre à six heures. Il se nourrit, se repose en ruminant, jour et nuit, avec un pic d’activité en fin de journée et en fin de nuit.»

Après avoir eu uniquement le son dans la nuit de Saint-Hubert, cette visite au Domaine des grottes de Han offre aussi l’image entre 7h30 et 11h: un cerf «en place», 250 kilos de testostérone, entouré de sa harde d’une trentaine de biches et de faons de l’année, qui défend son territoire à grands cris. D’autres prétendants se font entendre à proximité. Quatre «grands ados» viennent provoquer le mâle dominant en s’approchant, mais s’enfuient dès que ce dernier fait mine de les courser. «Ça fait huit ans que je travaille ici et je n’ai vu que trois combats», confie Pierre Doffagne, originaire de Bouillon, deuxième accompagnant du groupe «brame» de ce samedi matin. Les affrontements directs, bois contre bois, restent exceptionnels, et ne se produiront que quand le cerf en place, après des jours et des nuits passés à veiller sur sa harde, montrera les premiers signes d’épuisement.

Dans les parcs fermés, les animaux ne sont pas chassés et n’ont donc pas cette crainte maladive de l’homme.

Expression du désir

Alors que petits et grands observent les cervidés et que les photographes amateurs mitraillent avec leur téléobjectif, Pierre Doffagne décrit, phase par phase, le cycle annuel de reproduction des cerfs élaphes. Le groupe compte aussi des enfants de 8 ou 9 ans et le guide doit surveiller son langage et recourir à des périphrases dans ses explications. Car le brame du cerf est la pure expression d’un désir sexuel, souvent frustré. Parce que ce sont les femelles qui décident du moment de l’accouplement. Et sur un mois de rut, elles ne sont réceptives que pendant 24 à 48 heures. «Le pire, c’est qu’elles le sont souvent toutes en même temps, précise Pierre Doffagne. Elles s’approchent alors du mâle en place et lui présentent leur postérieur.» Et si le mâle n’est pas disponible, elles iront voir ailleurs… A ce sujet, Bernard De Wetter rapporte les résultats d’une étude menée dans un domaine fermé où un cerf était resté en place du début à la fin du rut: «Les chercheurs s’attendaient à ce que l’énorme majorité des faons nés l’an suivant soient ses enfants. Or, plus des trois quarts avaient pour pères d’autres cerfs que celui-là.»

«Le cerf concentre une énorme charge de fantasmes.»

Assister à une visite sur le brame du cerf, c’est donc entendre sans arrêt parler de sexe, de séduction et de rivalité entre mâles. Mais ce côté «croustillant» suffit-il à expliquer l’attrait croissant qu’exerce le brame sur les touristes? «On projette énormément sur le cerf, plus peut-être que sur d’autres animaux de la faune belge comme le sanglier ou le renard. Le cerf concentre une énorme charge de fantasmes, développe Frédérique Muller, éthologue de formation, chargée des projets environnement chez Médiathèque Nouvelle. C’est aussi une figure très ambivalente, parce que c’est un animal qui n’est pas dangereux, doux, une espèce de force tranquille, mais à l’occasion du brame, il mobilise un côté inquiétant, un peu étrange, qui rappelle quelque chose du sauvage, d’archaïque. Et puis quand on parle de cerf, on pense surtout aux mâles. C’est un animal qui mobilise un imaginaire masculin, viriliste.»

Le cerf et son brame invitent à une reconnexion avec le sauvage, la nature, l’instinct. © DYLAN ROMAIN

L’éthologue cite plusieurs films où le cerf est mis en scène: Bambi, évidemment, le film de Disney de 1942; la saga Harry Potter, où le cerf est un animal protecteur du héros; l’anime Princesse Mononoké, avec un cerf dieu de la forêt; ou encore le récent Ailleurs si j’y suis, du réalisateur belge François Pirot, où Jérémie Renier incarne un homme en quête de sens, attiré par un cerf dans la forêt. «Il le suit, le perd de vue, mais se retrouve là où il doit être, au bord d’un petit lac, au cœur de la forêt. Il n’en sort plus pendant des jours et ceux qui partent à sa recherche s’égareront aussi dans cette forêt.» Un autre exemple de la manière dont le cerf et son brame invitent à une reconnexion avec le sauvage, la nature, l’instinct.

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