réconciliation
«Chaque réconciliation suit un chemin singulier.» © Getty Images

«La réconciliation exerce un pouvoir de guérison presque inconcevable»

Qu’il s’agisse de tensions familiales ou de conflits entre Etats, les différends non résolus peuvent engendrer une dynamique destructrice. La psychologue Ulrike Scheuermann et le chercheur en études sur la paix et les conflits Martin Leiner expliquent comment une réconciliation peut aboutir.

Quelles images surgissent en vous lorsque vous pensez à la réconciliation?

Martin Leiner: Cela m’évoque l’étreinte du père dans le tableau de Rembrandt Le Retour du fils prodigue. Je pense aussi au geste du chancelier allemand Willy Brandt s’agenouillant à Varsovie, ou à Helmut Kohl et François Mitterrand, main dans la main.

Ulrike Scheuermann: Je pense à celles et ceux qui ont subi des violences à Gaza, en Ukraine ou au Congo. Et aux personnes engagées dans mes groupes, désireuses de se réconcilier et prêtes à affronter leurs blessures.

Les enfants apprennent très tôt qu’il faut se serrer la main après une dispute. Pourquoi ce geste devient-il si difficile à l’âge adulte?

Ulrike Scheuermann: C’est peut-être parce qu’on n’a pas accompagné, dès l’enfance, le processus complet menant du conflit à l’apaisement. Forcer un enfant à présenter des excuses n’est guère approprié. Il doit d’abord comprendre l’autre pour avoir envie d’aller vers lui. Celles et ceux qui en font l’expérience très tôt y parviennent plus facilement une fois adultes. La réconciliation peut s’acquérir à tout âge, mais elle demeure souvent ardue, car elle exige de reconnaître que l’autre n’est pas simplement «le mauvais», mais une personne avec une histoire.

Quelles sont les étapes essentielles d’un processus de réconciliation?

Martin Leiner: Il n’existe pas de réponse universelle, chaque réconciliation suit un chemin singulier. Souvent, chacun a un scénario en tête: l’un refuse tout échange sans excuses préalables, l’autre attend une réparation avant d’ouvrir le dialogue. Ces postures dépendent aussi du contexte culturel. Un exemple: l’université Georgetown, à Washington, a tenté un rapprochement avec les descendants de personnes réduites en esclavage au XIXe siècle, qui avaient d’abord travaillé pour l’établissement avant d’être vendues dans d’autres Etats du Sud. En tant qu’université catholique, elle a abordé l’initiative comme un acte de confession, suivant l’idée: «Nous reconnaissons notre faute et demandons l’absolution.» Mais personne ne s’est enquis des attentes des personnes conviées. Celles-ci ont eu l’impression que l’université cherchait avant tout à faire la paix avec elle-même, leur rôle se réduisant à entériner cette démarche. Le projet d’accorder aux descendants les mêmes droits que ceux des anciens élèves, ainsi qu’un programme de bourses, n’a été communiqué qu’après l’éclat suscité par la rencontre.

Le président français François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl se tiennent la main en écoutant leurs hymnes nationaux lors d’une cérémonie de réconciliation commémorant le souvenir des soldats français et allemands tombés pendant les deux guerres mondiales et scellant l’entente retrouvée, le 22 septembre 1984 à Douaumont, près de Verdun.
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Comment aurait-on pu mieux procéder?

Martin Leiner: Il aurait fallu commencer par poser des questions. Comment imaginez-vous une réconciliation? Quelles étapes devraient précéder, suivre, conclure le processus? Sur cette base, il serait possible d’identifier les points de convergence ou de compromis, puis de proposer: tente-t-on cette séquence-là?

Est-ce comparable lorsqu’il s’agit d’une réconciliation entre deux personnes?

Ulrike Scheuermann: En thérapie, la première étape consiste à instaurer un espace neutre, où les personnes concernées peuvent se rencontrer. Elles cessent alors d’échanger des messages chargés de colère, s’assoient ensemble, se regardent et perçoivent ce qui habite l’autre. Ensuite vient l’exploration des attentes: attend-on du remords, une réparation, une expiation, la reconnaissance d’une faute, de la compréhension? L’aspect financier entre-t-il en jeu? S’agit-il de justice pénale, d’incarcération? Quelle est la volonté réelle de réconciliation de part et d’autre? Le pardon est-il aussi en question?

Le chercheur américain John Paul Lederach identifie plusieurs éléments qui influencent une réconciliation: la vérité, la justice, le pardon et la paix. Or, sur la vérité et la justice en particulier, les désaccords sont fréquents. Jusqu’à quel point la réconciliation suppose-t-elle un consensus?

Martin Leiner: Les divergences sur ce que signifient vérité et justice sont presque constantes. D’où la nécessité d’en débattre, d’opérer des rapprochements. Même la paix revêt des sens différents selon les individus, les sociétés, les Etats. Pour l’un, elle évoque la sécurité; pour l’autre, le bien-être, l’épanouissement, ou encore le shalom hébreu, synonyme d’intégrité et de guérison. D’autres y associent l’échange économique ou la paix intérieure. Ce n’est qu’une fois ces représentations mises en dialogue qu’un processus de réconciliation peut avancer.

«En psychothérapie également, il faut accepter l’existence de visions divergentes sur la vérité, la justice, le juste et l’injuste.»

Et parvenir à se comprendre implique-t-il forcément de trouver une position commune?

Martin Leiner: Aucun consensus n’est requis, mais dans les questions concrètes nécessitant une solution, des compromis doivent être trouvés. Pour le reste, il s’agit de reconnaître la position de l’autre et de la respecter.

Ulrike Scheuermann: Au début d’un conflit, beaucoup espèrent obtenir gain de cause –que ce soit de la part de l’autre, d’une institution ou du thérapeute. Cela se produit rarement. En psychothérapie également, il faut accepter l’existence de visions divergentes sur la vérité, la justice, le juste et l’injuste. A ce stade, certaines informations sont essentielles pour mieux appréhender le vécu et le parcours de l’autre.

Quelles capacités faut-il mobiliser pour se réconcilier?

Ulrike Scheuermann: L’introspection, pour discerner sa propre implication dans le différend, et l’empathie, pour saisir ce que vit l’autre. Parfois, un travail sur les traumatismes s’impose. Remonter à l’origine d’un conflit requiert du courage. Il arrive qu’une blessure ancienne, profondément enracinée, transforme le noyau identitaire, au point de devenir une composante de soi. Entamer une réconciliation suppose de renoncer à cette identité de victime, ce qui peut d’abord être perçu comme une atteinte au moi. Beaucoup restent enfermés dans cette souffrance.

Martin Leiner: Une disposition bienveillante envers l’autre est indispensable. Il s’agit d’un élan vers l’optimisme, vers la conviction que toute relation ne sombre pas inévitablement dans le conflit. Kant considérait la bienveillance comme une vertu majeure. Il faut reconnaître la faute, mais aussi la personne, en dépit de sa faute, pour qu’un avenir commun soit possible. Ceux qui s’attribuent seuls la vertu et la légitimité peinent à avancer. Certains Etats adoptent une posture comparable. Pour certains, prendre conscience des effets délétères du refus de réconciliation –ressentiment, anxiété, obsessions peut devenir libérateur.

Un proverbe attribué au Bouddha dit: «S’accrocher à la colère revient à boire du poison en espérant que l’autre en meure.»

Ulrike Scheuermann: Le refus de pardonner peut engendrer une amertume profonde, aujourd’hui reconnue dans les classifications des troubles psychiques. Il est extrêmement difficile de sortir de cet état. La réconciliation suppose une ouverture, l’acceptation de la vulnérabilité, l’expression sincère de ses émotions. Cela implique parfois de faire le premier pas: raconter sa douleur sans savoir quelle sera la réaction en face.

Est-il plus facile de dépasser ses blessures quand on agit pour d’autres? Comme Nelson Mandela, par exemple, victime d’injustices personnelles, mais engagé dans la défense d’un peuple opprimé?

Martin Leiner: Chez Nelson Mandela, au-delà de la solidité émotionnelle, le moteur principal était clair: éviter une guerre civile en Afrique du Sud, préserver l’unité du pays. Son approche fut lucide. Son principe: «Si tu veux faire la paix avec ton ennemi, travaille avec lui. Il deviendra ton partenaire.» Des dirigeants de cette envergure rendraient bien des conflits évitables. Mais les recherches montrent que la réconciliation fonctionne mieux lorsque des acteurs sociaux s’y engagent aux côtés des gouvernements, comme ce fut le cas entre l’Allemagne et la Pologne ou la France. Un dirigeant isolé n’obtient pas grand-chose sans appui populaire. A l’inverse, des groupes entiers peinent à avancer sans le soutien de leurs responsables politiques.

«Il faudrait concevoir la réconciliation dans une acception plus large, comme une attitude fondamentale, une forme de beauté intérieure.»

Quels sont les principaux écueils dans les processus de réconciliation?

Martin Leiner: L’une des erreurs les plus fréquentes consiste à réclamer d’abord la justice, puis la réconciliation. Les conflits suivent souvent une logique d’escalade: lorsque l’autre est perçu de manière très négative, que l’on cherche déjà des alliés pour l’affronter et qu’on souhaite lui nuire, un médiateur peut s’avérer utile. Il faudrait concevoir la réconciliation dans une acception plus large, comme une attitude fondamentale, une forme de beauté intérieure. Les responsables politiques gagneraient à ne pas la reléguer au second plan, mais à la considérer comme un fil directeur. Toute politique véritablement ambitieuse est une politique de réconciliation.

Ulrike Scheuermann: Dans les années 1980, une tendance thérapeutique consistait à faire des parents les responsables de tous les maux. L’adulte restait ainsi figé dans un rôle de victime. S’installer dans cette posture empêche d’assumer sa propre trajectoire. Il ne s’agit évidemment pas d’endosser la responsabilité des humiliations ou des violences subies, qui incombe aux auteurs. Mais un développement personnel reste possible.

Comment maintenir une amitié malgré des désaccords profonds ou des convictions politiques opposées, sans sombrer dans la rupture?

Ulrike Scheuermann: Un échange apaisé, centré sur la relation à la lumière des nouveaux clivages, peut être salutaire. Plutôt que de s’accuser ou de s’enliser dans la dispute, il est possible d’exprimer son point de vue, ses émotions, ses valeurs, ses limites. Si aucun changement de position n’est envisageable, mieux vaut renoncer à toute volonté de convaincre. Ce qui distingue l’amitié, c’est sa liberté fondamentale –y compris celle d’y mettre un terme. Pour qu’elle perdure, une prise de distance émotionnelle ou un relâchement des attentes peut s’avérer nécessaire.

«Celui qui ravale sa souffrance évite les vraies questions sur la justice ou la vérité, et passe à côté de l’expérience essentielle d’une réconciliation authentique.»

Certains supportent mal le désaccord. Ils recherchent l’harmonie et veulent une réconciliation immédiate. Cette voie rapide peut-elle fonctionner?

Ulrike Scheuermann: C’est envisageable, mais rarement durable. Celui qui ravale sa souffrance évite les vraies questions sur la justice ou la vérité, et passe à côté de l’expérience essentielle d’une réconciliation authentique. Ce qui n’a pas été dit peut ressurgir plus tard, sous une autre forme.

Martin Leiner: Selon les cultures, l’harmonie revêt des significations variées, souvent sans connotation négative. En Chine, elle constitue même un idéal politique. Lors des manifestations de 2008 au Tibet, initialement pacifiques mais vite réprimées, l’harmonie figurait parmi les objectifs prônés, notamment par le Dalaï-Lama. Au Japon, une tradition consiste à inviter les parties en conflit dans un village rural, un Satoyama. L’idée est que la nature elle-même, au-delà des mots, facilite l’apaisement et ouvre un nouveau commencement.

Un bouquet, une surprise, une poignée de main, la réconciliation nécessite-t-elle des symboles?

Ulrike Scheuermann: Il s’agit de bien plus que de symbolique, lorsqu’après un conflit l’on réfléchit à ce qui pourrait toucher l’autre, lui ouvrir le cœur, éveiller une joie sincère. Cela peut être une lettre ou un simple geste exprimant: «Je comprends combien c’est difficile pour toi, je te vois, et je regrette.» Des fleurs offertes avec sincérité ont une valeur immense. Celui qui cherche à se racheter à coups de bouquets ferait mieux de s’abstenir.

En quoi la réconciliation relève-t-elle d’un concept religieux?

Martin Leiner: Elle traverse toutes les religions, en particulier le judaïsme et le christianisme. Mais on en trouve aussi des traces dans la culture grecque, comme dans Lysistrata d’Aristophane, où les femmes, au milieu d’une guerre entre Spartiates et Athéniens, s’unissent et déclarent une grève du sexe pour imposer la paix et la réconciliation. Et –surprise: cela fonctionne. La réconciliation ne se limite pas aux sphères religieuses. Elle existe aussi dans le théâtre, dans la sphère intime, dans le domaine juridique, dans certaines philosophies.

Tandis que l’anglais et le français parlent de reconciliation, le mot allemand Versöhnung contient l’idée d’expiation (Sühne). Une injustice exige-t-elle nécessairement une peine?

Martin Leiner: La sanction permet d’écarter certaines figures du pouvoir pour éviter qu’elles ne poursuivent leurs agissements. Les victimes attendent souvent beaucoup d’une procédure pénale. Pour ma part, je doute que l’incarcération ait un réel pouvoir réparateur. La justice restauratrice, en revanche, se montre plus prometteuse. Elle vise à rétablir la confiance et la justice par la réparation des torts. Les auteurs ne purgent pas une peine, ils agissent concrètement au bénéfice des victimes. Au Rwanda ou en Colombie, certains aident à reconstruire les maisons détruites ou accomplissent des travaux pour la communauté.

Ulrike Scheuermann: Ce qui rend ce processus si transformateur, c’est qu’il met en relation des personnes jadis opposées, qui parfois ne s’étaient jamais rencontrées. Les antagonismes peuvent s’atténuer. Dix années de prison peuvent apporter une forme de soulagement aux victimes, mais rien de plus. Aucun contact réel n’a eu lieu, aucune connaissance de l’autre n’a émergé. Ne subsistent que des représentations, souvent figées.

«La réconciliation a un effet apaisant et réparateur que l’on peine à imaginer.»

Et dans la sphère privée? Pourquoi ne pas simplement tirer un trait et tourner la page?

Ulrike Scheuermann: La réconciliation a un effet apaisant et réparateur que l’on peine à imaginer. Lorsqu’on s’y engage pleinement, avec lucidité et sincérité, il est parfois stupéfiant de voir à quel point l’émotion liée à l’autre se transforme. C’est une expérience profondément libératrice.

Martin Leiner: Elle stabilise les relations et favorise une cohabitation pacifiée. Sans elle, subsiste toujours la crainte d’une attaque, d’un abus ou d’un rapport de force déséquilibré. La réconciliation restaure la confiance. Le quotidien devient plus léger, la vigilance permanente s’estompe, une forme de détente devient possible.

Le pardon est-il indispensable à la réconciliation?

Martin Leiner: Tout dépend de ce qu’il signifie pour la personne concernée. Vouloir pardonner est une chose, traverser un processus psychique en est une autre. Pardonner pour retrouver un peu de paix intérieure vaut mieux que se venger, mais cela reste différent d’une véritable réconciliation.

Ulrike Scheuermann: La réconciliation implique la restauration ou la guérison d’un lien, ce qui suppose l’engagement des deux parties. Le pardon, lui, est un cheminement intérieur par lequel une personne dépasse des émotions comme la colère, le désir de vengeance, la honte ou la tristesse, pour chercher en elle-même une forme d’apaisement ou de réparation. Ce processus n’exige pas forcément un dialogue avec l’auteur des faits. Bien au contraire: pardonner peut être un moyen de se libérer de cette emprise.

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Quelle pression cela représente-t-il quand on vous demande de pardonner, alors que rien ne s’y prête?

Martin Leiner: Le pardon est un droit, non un devoir. Il peut être sollicité, jamais exigé.

Ulrike Scheuermann: Sur les réseaux sociaux, le pardon est devenu tendance. Cela fait croire qu’on ne serait «une bonne personne» qu’à condition de pardonner. Mais sans disposition émotionnelle réelle, rien ne peut advenir –et c’est parfaitement légitime. Pourtant, nombreuses sont les personnes qui s’en veulent de ne pas y parvenir.

Où tracer la limite? Le refus de Gisèle Pelicot de se réconcilier avec son ex-mari, qui l’a maltraitée pendant des années et fait violer, ne surprend personne.

Ulrike Scheuermann: Parfois, la violence subie –comme celle que Gisèle Pelicot évoque– est si extrême qu’aucun pardon n’est possible, ni souhaité. Cela se comprend, et l’auteur doit l’accepter. Les personnes victimes de torture, d’abus, ou celles emprisonnées à tort pendant des décennies, sont souvent brisées –dans leur corps comme dans leur psychisme. Leur énergie est entièrement absorbée par leur propre processus de reconstruction.

«Pardonner, oui; oublier, non»: par des monuments et des journées de mémoire, la société perpétue le souvenir des crimes et des guerres. Une fois la réconciliation accomplie –même à l’échelle intime–, faut-il encore parler du conflit, ou risque-t-on d’être perçu comme rancunier?

Martin Leiner: Entre Etats, la mémoire repose largement sur un «Plus jamais ça», qui dépasse les frontières. D’où l’importance de se souvenir. Dans la sphère personnelle, il s’agit plutôt de transformer la mémoire. Autrement dit: après un conflit surmonté, il devient possible de penser ensemble autrement l’événement, d’en parler différemment. On peut se réjouir d’avoir réussi à se retrouver malgré des incompréhensions prolongées. Et cela mérite d’être célébré.

Par Der Spiegel

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