Enterrements de vie de célibataire à l’étranger, baby showers, restos en groupe: la «friendflation», ou quand entretenir ses relations amicales devient un luxe. © Getty Images

La «friendflation», ou quand l’amitié finit par coûter un pont: pourquoi doit-on dépenser toujours plus entre amis?

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

L’amitié a-t-elle un prix? Entre l’essor des célébrations à l’américaine et l’influence des réseaux sociaux, la facture pour entretenir ses relations amicales peut rapidement grimper. Une pression financière qui peut conduire à des frictions… voire à la rupture définitive.

Le week-end devait se résumer à un atelier poterie, un karaoké et deux-trois bouteilles de rosé. Il s’est finalement transformé en une escapade de quatre jours à Ibiza. Coût total de l’enterrement de vie de jeune fille: 550 euros par invitée. Billet d’avion non compris. A la dernière minute, l’amie d’enfance de la future mariée se désistera. Elle prétextera une «urgence familiale», sans oser confesser son budget limité. Et se retrouvera finalement exclue du reste des préparatifs du mariage.

A l’âge adulte, entretenir ses relations amicales peut rapidement coûter un pont. D’abord, car les activités à vocation sociale, comme tous les pans de l’économie, n’ont pas échappé à l’inflation galopante du lustre écoulé. Restaurants, bars, cinémas ou salles de concert ont tous vu leurs prix flamber. Résultat: presque toutes les sorties entre amis impliquent des dépenses plus ou moins conséquentes. «Or, avec l’inflation, le budget consacré aux loisirs et à l’amusement a fondu comme neige au soleil pour de nombreux ménages, rappelle Maeva Derby, créatrice de contenus sur les finances personnelles et auteure du guide Mon Budget sur pilote automatique. Quand il faut payer ses factures, rembourser un prêt ou continuer à épargner, le solde restant pour les sorties est parfois limité

L’image, plus que le contenu

Ainsi, en 2024, plus d’un Belge sur dix (10,1%) avouait être dans l’incapacité financière de retrouver ses amis ou sa famille autour d’un verre ou d’un repas au moins une fois par mois, selon des données de Statbel. La même enquête révélait que 18,1% des Bruxellois et 20,6% des Wallons ne pouvaient pas s’offrir une activité de loisirs régulière, telle que du sport, un cinéma ou un concert.

Faut-il pour autant toujours faire flamber la carte pour passer du bon temps? Si les balades en forêt ou les sorties VTT sont toujours envisageables, elles semblent avoir moins la cote auprès des jeunes générations. La faute aux réseaux sociaux, qui ont érigé les trains de vie dispendieux en modèle. «Certains jeunes estiment que si on n’a rien à montrer sur les réseaux, c’est comme si on n’existait pas», regrette Maeva Derby. D’où l’essor des bars ou restaurants aux concepts «instagrammables», où le client paie le décor plus que son cocktail.

Une tendance qui a également gagné les festivités, qui doivent impérativement s’accompagner d’une esthétique soignée. «Toute célébration, même un simple goûter d’anniversaire, doit devenir presque événementielle, observe Martine Clerckx, sociologue et fondatrice de l’institut stratégique sociétal Wide. Comme si on ne savait plus se contenter d’un simple moment de partage ensemble.» Pour les deux ans du petit Mathéo, une arche à ballons, un photomaton et des goodies aux couleurs de Pat’patrouille, une mise en scène qui force les convives à s’investir en déguisements et cadeaux à la hauteur de l’événement.

520 euros par invité

Les mariages et les enterrements de vie de célibataire, de plus en plus organisés à l’étranger, n’ont pas échappé à ce phénomène. «Avant, si on était invité à un mariage, il suffisait de bien s’habiller et de glisser une enveloppe dans l’urne, relève la sociologue. Aujourd’hui, il faut payer l’avion jusque dans les Pouilles, la voiture de location et la quote-part pour le gîte.» Selon une étude de l’institution financière britannique Creditspring, citée par le Financial Times, le budget moyen dépensé pour un mariage avoisine aujourd’hui les 520 euros par invité, frais de déplacement, hébergement et tenues compris. Chez les jeunes adultes (25-34 ans), il grimperait même à 809 euros. «Forcément, ça suscite des tensions entre amis, note Martine Clerckx. Tant pour ceux qui n’ont pas les moyens de se le permettre que pour ceux qui refusent d’allouer un tel budget à l’événement, aussi proches soient-ils des mariés.»

Les réseaux sociaux ont également favorisé l’essor des célébrations à l’américaine, notamment liées à la maternité. Jusqu’alors peu communes en Europe, les «gender reveal parties» (fête pour révéler le sexe du bébé) ou les «baby showers» (célébration de la femme enceinte) sont aujourd’hui devenues incontournables. Autant d’occasions, pour les amis des futurs parents, de multiplier les dépenses et les présents.

Plus de marge de manœuvre

Cette tendance peut s’expliquer par un «effet de rattrapage» post-pandémique: certains adultes, déçus d’avoir vu une partie de leur jeunesse gâchée par le confinement, souhaiteraient rattraper le temps perdu par des voyages, des festivals ou des célébrations entre amis. Quel qu’en soit le prix. Pour Martine Clerckx, le climat d’incertitude géopolitique actuel serait également propice à la folie des grandeurs. «Une partie de la population répond à cette situation peu joyeuse par l’effet « splash », explique la sociologue. Comme elle ne sait pas de quoi demain sera fait, elle préfère profiter, dépenser son argent sans compter et multiplier les moments festifs.»

La «friendflation», à savoir cette explosion des coûts liés à l’amitié, serait donc particulièrement prégnante parmi les trentenaires ou les jeunes en fin de vingtaine, qui multiplient en outre les dépenses liées aux «rites de passage» à l’âge adulte. Un constat confirmé par une étude de l’agence américaine BadCredit.org, qui révèle que 44% de la génération Z a déjà négligé ses relations amicales pour des raisons financières, contre 37% pour la population américaine globale. Avec parfois des conséquences dramatiques. Selon la même enquête, une personne sur dix avoue avoir mis fin à une amitié parce qu’elle coûtait trop cher.

Pour éviter d’atteindre ce point de non-retour, Maeva Derby prône la transparence et l’inventivité. «Si une invitée est dans l’incapacité financière de participer à l’enterrement de vie de jeune fille à Marrakech, libre à elle de proposer une alternative à la mariée, avance l’autrice. On n’est pas obligé de traverser la Méditerranée pour passer un bon moment.» Si l’amitié est vraie, ce différentiel budgétaire ne devrait d’ailleurs pas en entacher les liens, estime-t-elle. «Globalement, il y a beaucoup plus de marge de manœuvre dans l’incompatibilité financière dans l’amitié que dans le couple, qui est contraint de trouver un terrain d’entente sur ces questions-là car il vit généralement ensemble et partage certaines dépenses. Mais en amitié, l’argent ne devrait pas représenter un tel enjeu.»

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