rencontres fugaces
Ces petites rencontres qui font du bien. © Getty Images

La «fable de Monsieur B.» ou pourquoi les rencontres fugaces rendent heureux

La voisine qui salue en passant, la barista qui prend le temps de bavarder, et le gérant du kiosque qui appelle par le prénom: les petites rencontres ont une grande influence sur le bien-être.

Monsieur B. était assez connu dans le quartier, car il tenait un kiosque. Et comme il y avait une station de métro juste à côté mais pas de bureau de poste, pas de magasin de boissons, pas de supermarché ni de boulangerie, Monsieur B. servait du café aux navetteurs, fournissait des croissants aux pères de famille pour le petit déjeuner du week-end, et vendait des chewing-gums et du thé glacé aux élèves du lycée voisin. Monsieur B. réceptionnait des colis, vendait des tickets à gratter et des bâtonnets au fromage, et accrochait des annonces de recherche de logement dans sa vitrine. Il saluait aimablement, puis souhaitait une bonne journée. Et quand Monsieur B. est mort, ceux qui le croisaient quotidiennement ont réalisé que c’était étrange d’être attristé par le décès de quelqu’un qu’ils connaissaient à peine

Ou peut-être pas?

C’est désormais un fait bien connu: le sentiment de solitude et d’isolement peut rendre malheureux comme peu d’autres choses. Les relations sociales sont un facteur décisif pour le niveau de bonheur dans la vie. Mais lorsqu’il s’agit de réfléchir à la manière dont on peut entretenir ses relations sociales, il est très souvent question d’amis proches ou de partenaires. Des parents, des enfants, des frères et sœurs. Parfois aussi de collègues. Mais il est plus rarement question des «Monsieur B.» de ce monde. Et c’est peut-être une erreur. En tout cas, c’est une injustice. Car tous ces «Monsieur B.» comptent sans doute davantage que ce que l’on peut imaginer.

«Tous ces “Monsieur B.” comptent sans doute davantage que ce que l’on peut imaginer.»

La psychologue Karen Fingerman, qui a écrit un livre sur les connaissances sociales avec Melinda Blau, y utilise l’image de la vie comme une route. Sur ce chemin de vie, on est surtout conscients des personnes qu’il y a sous les yeux. Celles qui, sur cette route métaphorique, sont assises à côté, sur le siège passager, ou grommellent depuis la banquette arrière. Mais si l’on regarde cette route d’en haut, depuis un hélicoptère, on peut soudainement reconnaître combien d’autres personnes participent elles aussi à ce voyage, même si c’est de manière minime. On aperçoit alors ceux qui sont laissés en arrière. Tout comme ceux qui vont dans la même direction sur une partie du trajet, à qui on a demandé un chemin, qui ont aidé en cas de panne, qui ont coupé la priorité.

Dans l’image de Karen Fingerman, toutes ces personnes constituent ensemble ce qu’elle appelle le convoi social. Et selon elle, ce ne sont pas seulement les prédispositions ou l’origine qui déterminent le cours de la vie, mais aussi –de manière déterminante– le convoi social.

Le sociologue et économiste Mark Granovetter est l’un des premiers à avoir étudié de manière approfondie comment cela fonctionne. Cela remonte à plus d’un demi-siècle. A l’époque, Mark Granovetter, aujourd’hui âgé d’un peu plus de 80 ans, étudiait notamment comment les salariés avaient trouvé leur emploi. Il voulait savoir de qui ils avaient reçu des indications ou recommandations décisives, qui les avait aidés dans leur recherche.

Il en conclut que les liens les plus étroits n’avaient pas tant aidé ses sondés dans leur recherche. Les indications décisives venaient rarement d’amis proches ou de membres de la famille. Ce sont plutôt les relations que Mark Granovetter a classifiées comme «weak ties», des liens faibles, qui ont joué un rôle bien plus important. Cela peut être un ancien camarade d’université, l’amie d’un ami, un voisin. Des connaissances fugaces, donc. Des gens comme Monsieur B.

Les Monsieur B. ouvrent des portes

L’étude de Mark Granovetter sur l’importance des weak ties –ou des connaissances passagères– est encore aujourd’hui abondamment citée. Et elle est désormais accompagnée d’autres recherches qui montrent que ses conclusions s’appliquent non seulement au marché du travail, mais à toutes les sphères de la vie.

Par exemple, à la mobilité sociale. C’est ce qui intéresse Robin Jarrett. Elle a beaucoup travaillé sur les familles noires aux Etats-Unis, notamment celles qui vivent dans des quartiers défavorisés. Une de ses études porte par exemple sur la manière dont certaines mères réussissent à offrir de meilleures chances à leurs enfants: accès à l’éducation, inscription dans de meilleures écoles. Une enquête a révélé que ces mères utilisaient souvent des contacts issus de l’église ou d’autres milieux. Il y avait toujours, quelque part, un Monsieur B. capable d’ouvrir une porte qui serait autrement restée fermée.

Ces études, celles de Granovetter comme de Jarrett, montrent pourquoi les connaissances sociales sont si importantes dans la vie. Les amis et les membres de la famille –les personnes que Mark Granovetter appelle les strong ties– sont si proches qu’ils perçoivent souvent la réalité sous le même angle: ils connaissent les mêmes personnes, possèdent les mêmes informations, partagent souvent le même regard sur le monde.

A l’inverse, les connaissances passagères peuvent servir de ponts vers d’autres mondes. Elles mettent en contact avec des idées, des opinions, des informations que l’on n’atteindrait jamais autrement. Sans ces contacts, les vies seraient plus limitées, plus étriquées, plus uniformes. Jamais on ne saurait si une voisine cherche justement à pourvoir un poste que l’on convoite. Qu’un ami d’un partenaire de jogging peut obtenir une place pour un enfant dans un stage de vacances complet. Les «Monsieur B.» de ce monde peuvent être utiles, très concrètement. Mais ce n’est qu’une partie de la réponse à la question: pourquoi a-t-on autant besoin d’eux? L’autre –peut-être la plus importante– tient à l’émotion plus qu’à l’utilité.

«Les connaissances passagères peuvent servir de ponts vers d’autres mondes. Elles mettent en contact avec des idées, des opinions, des informations que l’on n’atteindrait jamais autrement.»

La psychologue Gillian Sandstrom, de l’université de Sussex, est une experte dans ce domaine. Une grande partie de sa carrière est consacrée à des recherches sur les interactions sociales occasionnelles: comment commencer une conversation avec un inconnu? Quelle différence cela fait-il de discuter avec la barista en commandant un café?

Gillian Sandstrom a raconté comment cet intérêt est né: avant d’obtenir son diplôme de psychologie au Canada, elle avait travaillé comme programmeuse. Elle était donc plus âgée que la plupart de ses camarades d’université, et elle se sentait souvent perdue sur le campus. Puis elle a remarqué quelque chose d’étonnant: en passant chaque jour devant un stand de hot-dogs, elle avait pris l’habitude de saluer la vendeuse. Et cela lui a fait du bien.

Le sentiment de faire partie du monde qui nous entoure

Pour Gillian Sandstrom, cette vendeuse était ce que Monsieur B. a dû représenter pour tant de gens dans son kiosque. Une simple connaissance fugace qui a eu un effet énorme sur son bien-être. Elle a alors décidé d’en faire le sujet de sa thèse de doctorat. Elle a demandé à ses participants de noter, pendant six jours, combien de personnes ils croisaient dans la journée et saluaient. Deux catégories devaient être distinguées: d’un côté, les vrais amis et les membres de la famille. De l’autre, les connaissances.

Elle a constaté que les gens se sentaient, en moyenne, mieux les jours où ils interagissaient davantage avec des connaissances. Et que ceux qui avaient plus de connaissances que la moyenne se déclaraient plus heureux que ceux qui en avaient moins.

«Les relations fugaces influencent le bien-être bien plus qu’on pourrait le croire. Et elles contribuent à nous faire sentir connectés au monde dans lequel nous évoluons.»

Gillian Sandstrom a mené d’autres études similaires, par exemple auprès d’étudiants qui devaient documenter tous leurs contacts sociaux pendant un semestre. Les résultats concordent tous: les relations fugaces influencent le bien-être bien plus qu’on pourrait le croire. Et elles contribuent à se faire sentir connectés au monde dans lequel on évolue.

Et il semble même que cela ne fasse aucune différence qu’il s’agisse de connaissances réelles comme Monsieur B. ou la vendeuse de hot-dogs, ou de personnes que l’on ne connaît que via Internet. C’est ce que suggère la recherche de Shaaba Lotun-Raines, elle-même une figure publique du Web.

Shaaba Lotun-Raines tient une chaîne YouTube où elle discute de forums Reddit avec son mari, un compte Instagram suivi par 74.000 personnes, et un podcast. Elle publie des vidéos où elle parodie des chansons, joue à des jeux vidéo, partage ses réflexions sur l’amour et la vie. Elle parle de sa relation avec son mari, une personne trans qu’elle connaît depuis le lycée, de ses voyages, et de ses expériences liées à la discrimination ou à la tolérance. Elle touche plus de 200.000 personnes avec son contenu.

Et en parallèle, elle a soutenu une thèse de doctorat en psychologie –sur ce que son contenu pouvait apporter à ces 200.000 personnes. Dans une de ses publications, elle montre que les personnes les plus heureuses sont celles qui ont un entourage diversifié, dans lequel différents individus répondent à différents besoins émotionnels, plutôt que celles qui ne comptent que sur quelques proches pour combler tous leurs besoins. Et parfois, ces besoins ne peuvent tout simplement pas être comblés par le cercle réel.

Les relations parasociales comblent des besoins émotionnels

Et que faire alors? Pour Shaaba Lotun-Raines, c’est une occasion de nouer une nouvelle relation réelle –mais cela prend du temps et n’aide pas dans l’immédiat. Ce qui peut être plus efficace, dit-elle, c’est de se tourner vers une personne à laquelle on est attaché via Internet. Une YouTubeuse préférée. Un streamer sur Twitch. Un créateur de contenu sur Instagram. Quelqu’un qu’on connaît, même sans jamais lui avoir parlé.

En psychologie, on appelle cela une relation parasociale: une relation unilatérale. Et cela ne s’applique pas qu’aux stars des réseaux sociaux –cela fonctionne aussi avec des acteurs, des personnages de roman, des musiciens ou des sportifs. Autrefois, ces relations étaient perçues comme des substituts pauvres à de vraies relations humaines. Mais l’étude de Shaaba Lotun-Raines et de ses collègues montre que ces relations peuvent satisfaire des besoins émotionnels réels.

Pour leur étude, les participants devaient désigner quatre personnes: une qu’ils connaissaient très bien dans la vie réelle; une qu’ils connaissaient peu; un créateur de contenu pour lequel ils avaient une grande sympathie; et un autre qu’ils suivaient occasionnellement. On leur demandait ensuite dans quelle mesure ces personnes les avaient aidés dans différentes situations émotionnelles: dans la tristesse? en cas de colère?

Comme prévu, les proches réels étaient perçus comme les plus réconfortants. Mais les connaissances –même virtuelles– étaient elles aussi jugées utiles. C’est pourquoi Shaaba Lotun-Raines estime qu’il peut être bénéfique de suivre les Monsieur B. sur Instagram, YouTube ou Twitch. Car ces relations ont parfois même des avantages par rapport aux relations réelles: elles résistent mieux aux crises. Il n’y a ni rejet, ni rupture, ni trahison. Ces relations offrent continuité et familiarité, peuvent réconforter et distraire dans la tristesse.

Et un avantage supplémentaire, selon elle: les relations parasociales sont moins menacées par la mort. Même si un acteur ou un YouTuber meurt, il reste ses films, ses vidéos. On ne risque pas d’aller un jour au kiosque pour un café et un sourire amical –et de ne trouver qu’une porte close, et une affichette là où se trouvaient les petites annonces: «Fermé pour cause de décès.»

 

 

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