Le chercheur Alessandro Pignocchi développe le concept d’une société autonome du marché et de ses faillites, notamment parce que la classe dominante ne fonctionne plus.
Il est connu pour ses romans graphiques à succès joliment dessinés à l’aquarelle et inspirés des travaux de Philippe Descola, grande figure de l’anthropologie dont la pensée a profondément influencé l’écologie. Chercheur en sciences cognitives et philosophie de l’art, Alessandro Pignocchi a activement soutenu la célèbre ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes qui s’opposait à un projet d’aéroport en Loire-Atlantique. Il dit avoir vécu cette expérience comme un choc politique puissant qui l’a fait ressentir dans sa chair l’intention de réappropriation du territoire. Engagé dans le collectif Les Soulèvements de la Terre, qui est devenu depuis le début des années 2020 le fer de lance des contestations écologiques en France, il a construit une réflexion sociale, économique et politique autour du concept de territorialité.
Dans son dernier ouvrage (1), cet intellectuel militant développe, avec ambition et clairvoyance, son projet nommé «Perspectives terrestres» autour de l’idée d’une autonomie à reconquérir collectivement. Pour ne plus dépendre exclusivement du marché et des Etats socio-démocrates en faillite. Mais aussi parce que, selon lui, il n’y a plus de compromis possibles avec la classe dominante. Entrecoupé de planches aquarelles facétieuses, le scénario qu’il brosse est enthousiasmant, même s’il paraît a priori utopique. Mais l’utopie n’est-elle pas le moteur de toute révolution? Celle que Pignocchi prône s’ancre, sans bouleversement violent, dans la volonté de renouer nos liens avec le vivant non humain et d’ainsi retrouver la joie que ces attachements affectifs procurent. Une bouffée d’espoir dans ce monde de brutes?
Dans votre réflexion politique, vous partez du constat que la social-démocratie est moribonde. La crise climatique contribue-t-elle à son épuisement?
Je ne suis pas le seul à le penser, mais oui, on vit toujours dans le mythe de la social-démocratie. Ce modèle politique particulier s’est imposé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Il consistait à développer les forces productives, le capitalisme, la production globale de richesses, tout en aménageant une forme de redistribution et en jugulant partiellement, grâce au pouvoir étatique, les dégâts sociaux engendrés par le capitalisme, puis, plus récemment, les dégâts environnementaux. La plupart des politiques et des électeurs vivent encore dans ce mythe-là. Aujourd’hui et dans les années à venir, pour penser l’action politique, il me semble important de prendre acte que ce modèle ne fonctionne plus.
Pourquoi ne fonctionne-t-il plus, selon vous?
Parce qu’il n’y a plus cet équilibre des forces qui permettaient auparavant aux classes dominées d’arracher des concessions aux classes dominantes. Il y a eu une époque où la classe ouvrière était relativement solidaire et organisée et avait encore des liens avec la classe paysanne, ce qui permettait de maintenir des grèves dans la durée. A certaines périodes, on a frôlé le plein emploi, ce qui limitait le pouvoir de chantage du capital sur le travail, celui-ci reposant sur la peur du chômage. Il y a de nombreuses autres raisons matérielles de ce type qui rendent désormais impossible le compromis social-démocrate. Il y a également une dimension psychologique: tout au long du XXe siècle, les classes ultradominantes pouvaient penser que l’élévation globale du bien-être matériel, bien que très inégalitaire, permettait de maintenir relativement tranquilles les classes dominées. C’était un outil de gouvernance. Mais, avec les crises économiques qu’on connaît et, surtout, la crise écologique qui montre que les ressources sont limitées et que l’environnement va devenir de plus en plus hostile, l’état d’esprit des dominants a changé. Il ne s’agit plus pour eux de permettre un relatif confort global pour tous, mais de se mettre à l’abri individuellement et de se protéger par tous les moyens à la fois des effets de ces crises et d’une population qui sera de plus en plus insatisfaite.
C’est ce qui explique, comme vous l’écrivez, qu’un libéralisme autoritaire, voire fasciste, se construit de plus en plus sur les ruines de la social-démocratie?
Exactement. Les réponses aux crises qu’on vit actuellement sont de plus en plus sécuritaires, de l’ordre du contrôle autoritaire, parce que la perspective d’employer l’amélioration du bien-être matériel collectif comme outil de gouvernance a disparu. Pour les forces progressistes, il est essentiel d’en prendre acte, parce que leurs outils de lutte sont nés dans l’équilibre social-démocrate que j’évoquais. Mais, celui-ci n’existant plus, ces outils deviennent obsolètes ou, du moins, largement insuffisants.
L’écologisme politique n’est visiblement pas une alternative convaincante. Pourquoi?
Parce qu’il reste inscrit justement dans le paradigme social-démocrate, dans tous les pays d’Europe. Les écologistes affirment qu’ils vont pouvoir aménager le capitalisme pour qu’il ne soit pas trop dévastateur sur le plan social et, surtout, sur le plan environnemental. Mais, comme je l’ai dit, les classes dominantes ont les moyens de ne plus faire de concessions. Leur choix collectif est de renforcer les structures –celles-là même qui accroissent la crise écologique– permettant leur domination politique et économique pour échapper à la crise climatique un peu plus longtemps que les autres. C’est immoral et suicidaire à long terme, mais rationnel à court terme, car on sait qu’en effet, les plus riches sont touchés par les conséquences de la crise climatique une ou deux générations après les autres. Cela explique que le diagnostic politique des écologistes, qui espèrent toujours des concessions des ultradominants, est erroné. L’écologie social-démocrate actuelle est un projet politique zombie.
Surtout, l’écologie politique ne convainc pas les classes populaires. Pour quelles raisons?
C’est une écologie qui a été construite d’abord par les classes urbaines éduquées dans une optique, encore une fois, social-démocrate consistant à dire: «On va changer les lois et ensuite imposer à la population ce qui nous semble juste», en l’occurrence ce qui nous convient. Il y a eu là un boulevard pour les partis de droite et les forces réactionnaires qui ont instrumentalisé ce discours en dénonçant un nouvel outil de domination bourgeois destinés à imposer un mode de vie aux classes populaires. On peut dire que les écologistes ont mâché le travail des partis d’extrême-droite.
Le projet «Perspectives terrestres» propose de créer d’autres sources de désir que le désir narcissique engendré par le capitalisme consumériste. C’est-à-dire?
La capitalisme et le fascisme, qui s’installe de plus en plus, parviennent à capter les désirs d’une façon extrêmement puissante. Pour le capitalisme, ce sont les désirs de consommation associés à une joie narcissique dans la compétition. Le fascisme rajoute à cela le plaisir qu’on retire à voir ceux qu’on a désignés comme une minorité menaçante se faire martyriser par l’Etat. A une époque, c’était les Juifs, aujourd’hui, ce sont les musulmans, les féministes, les écologistes, les LGBT… Il y a là un affect humain primaire très fort. Si on veut lutter contre cela, il faut avancer une proposition concurrente qui, elle aussi, capte les désirs. La proposition que j’avance dans le livre considère que l’un des réservoirs affectifs sur lequel il s’agirait de jouer touche aux désirs d’autonomie et aux attachements affectifs avec les vivants non humains. Se sentir maillé à un collectif d’humains et de non-humains lié à un territoire nourricier a été un affect fondamental dans l’histoire de l’humanité. Cela a contribué à nous façonner en tant qu’humain. Or, cet affect a été effacé par la modernité, au profit d’une conception déterritorialisée du progrès et d’une vision très particulière de l’individu, qui associe la liberté à l’absence de liens durables et de dépendances. Nous sommes tous en état de carence chronique envers ces formes d’attachements. Il y a donc là une trappe qu’il doit être possible d’ouvrir pour laisser s’écouler une puissance désirante politique.
Se réapproprier les territoires est donc au centre de votre projet?
Oui, car pour ouvrir cette trappe, justement, il faut se réapproprier des territoires et y développer des formes d’autonomie matérielle et politique, en reprenant notamment en main collectivement les activités de subsistance. C’est la condition pour pouvoir éprouver dans nos chairs les joies, les formes d’intensité de vie permises par le tissage de liens affectifs complexes avec les milieux de vie. Et cela est à l’opposé des projets réactionnaires qui parlent aussi de territoires mais en glorifiant les liens aux ancêtres, à l’histoire, au droit du sang. Des liens dont on hérite, que l’on ne peut pas s’approprier et qui visent donc à exclure l’autre. Les liens terrestres dont je parle sont des liens qui se construisent et se tissent collectivement, comme j’ai pu en faire l’expérience sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où, dès qu’on arrive, en participant à un chantier ou un potager collectif, on se sent appartenir au lieu.
L’idée, à travers les territoires, est de réconcilier la question sociale et la question écologique?
Absolument. La sensibilité écologique se construit par le bas, en reprenant un peu de pouvoir sur son milieu de vie, en acquérant une forme d’autonomie politique avec toutes les joies qui l’accompagnent et dont on a oublié jusqu’à l’existence, tant nous sommes habitués à en avoir été dépossédés. Avec les bonnes institutions, les humains peuvent devenir enclins à prendre soin de leur territoire de manière bien plus efficace que si on leur impose des normes écologiques venues de loin.
Mais pensez-vous que cela peut parler aux classes populaires qui remplissent leur caddie chez Action et prennent l’avion low cost pour passer une semaine en Espagne?
C’est évidemment toute la difficulté. Les classes populaires, comme toutes les classes mais elles en particulier, sont traversées par des affects contradictoires. Bien sûr qu’il y a chez elles ce désir de consommation et de ressembler aux classes dominantes. Mais les liens d’entraide, les formes de débrouille et de subsistance sont plus vivaces dans les classes populaires que dans la bourgeoisie urbaine. Dès lors, je pense qu’un projet politique qui propose de valoriser ces dimensions-là , qui en fait un sommet dans l’échelle de gratification sociale a plus de chance de leur parler qu’un projet coercitif imposé par les Etats.
Ce projet est gradualiste, écrivez-vous. Cela signifie qu’il évolue en grattant ce qu’on peut?
Oui, et à une époque, cela fut d’ailleurs une des vertus du projet social-démocrate qui proposait d’aménager progressivement le capitalisme. Ce projet-là étant périmé, la seule option qui semble rester est le renversement révolutionnaire global. Mais il serait hasardeux de faire reposer tout notre avenir politique sur lui…. Il est utile de disposer aussi d’une hypothèse gradualiste. Celle que je défends propose un aménagement progressif non plus du capitalisme mais d’un «en dehors» du capitalisme. Cela consiste à faire croître petit à petit des forces d’autonomie territoriale qui offrent la possibilité d’éprouver des formes de vie échappant à la marchandisation et d’avoir un point d’appui pour construire un contre-pouvoir réel.
Ce n’est pas chacun qui cultive son potager et élève des poules chez soi?
Pas du tout. Il ne s’agit pas de fuir le monde ni de se retirer entre soi. Vous savez, ce n’est que depuis environ deux siècles que les Etats sont devenus quasi hégémoniques. Avant cela, les formes étatiques ont toujours dû composer avec une foule de territoires qui s’organisaient de façon différente. C’était parfois conflictuel mais souvent cela apportait une forme d’équilibre politique, ne serait-ce que parce que les populations humaines avaient le choix. C’est cette possibilité de choix qu’il faut ressusciter aujourd’hui pour espérer reconstruire une force politique qui soit à la hauteur des enjeux de notre époque. Il ne s’agit pas de défaire l’Etat d’un coup. Ce serait trop audacieux comme perspective. L’idée est plutôt de construire une cohabitation vertueuse entre Etats et territoires autonomes qui permette de reprendre progressivement en main un certain nombre d’institutions étatiques, en matière de santé et d’éducation par exemple. Je discute dans le livre de différentes voies par lesquelles des fédérations de territoires autonomes, même de taille et de puissance modeste, peuvent influencer la structure et le fonctionnement des Etats.
Il existe déjà beaucoup d’initiatives locales qui vont dans ce sens, comme les monnaies locales, dont le Solatoi à Ath, par exemple…
Oui, des initiatives territorialisées comme celles-là, il y en a pléthore. Elles se développent dans divers domaines. Maintenant, il faudrait qu’elles s’inscrivent dans un projet politique global en se mettant en réseau. L’objet de mon livre est justement d’esquisser une hypothèse générale qui permette de faire le lien entre ces initiatives vertueuses mais disparates et indépendantes les unes des autres.
Ce projet, c’est en fait une révolution soft.
Je ne sais pas si on peut appeler ça comme ça. Mais on doit certainement être capable de faire peur, sinon on n’obtiendra rien. La social-démocratie a fonctionné parce que les classes dominantes avaient peur des classes ouvrières et populaires, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Nous devons disposer d’une capacité insurrectionnel qui puisse inquiéter. Faire planer cette menace est un outil pour peser dans le rapport de force et espérer arracher des formes d’autonomie territoriale.
«La social-démocratie a fonctionné parce que les classes dominantes avaient peur des classes ouvrières et populaires, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.»
Un peu comme les gilets jaunes?
Oui. Ce mouvement spontané qui a permis des alliances entre des groupes sociaux qui se détestaient auparavant a été spectaculaire. Mais la puissance révolutionnaire la plus féconde des gilets jaunes s’est jouée sur les ronds-points et les maisons du peuple, soit des zones d’auto-organisation territorialisées où l’on redécouvrait l’envie d’entraide, l’ensemble des affects et des savoir-faire sous-tendant l’autonomie politique et matérielle. La séquence émeutière sur les Champs-Elysées à Paris est sans doute arrivée trop tôt car elle a permis une répression féroce. Avant cela, il aurait fallu solidifier davantage les alliances et les autonomies territorialisées. Construire, autrement dit, une proposition alternative solide, qui ensuite aurait pu être imposée grâce à la menace insurrectionnelle.
Vous parlez de réencastrer l’économie dans le politique. De quelle manière?
Il y a deux manières de le faire. Soit par le haut, par la voie étatique. Des considérations politiques prennent le pas sur les enjeux économiques. L’invasion russe de l’Ukraine et les taxes douanières décrétées par Trump en sont des exemples. Le fascisme est une des formes possibles de reprise en main de l’économie par l’Etat. Soit par le bas, par les territoires, en acquérant collectivement les moyens de moins dépendre du marché, de se libérer du chantage à l’emploi. L’objectif est de se rendre capable de prendre des décisions, qui touchent notamment aux activités productives, non plus guidées par des impératifs économiques, mais par ce qui est collectivement désigné comme désirable. Idéalement, dans les perspectives terrestres que je défends, ce «collectivement» inclut de diverses manières, les vivants non humains.
Le monde paysan est au cœur du projet des perspectives terrestres. Pourquoi?
D’une part, l’alimentation est à la base de l’autonomie matérielle qui elle-même sous-tend l’autonomie politique. Etre capable, même marginalement, de se nourrir hors du marché est une première étape nécessaire pour reconstruire un peu de puissance politique, pour atténuer l’état de dépendance et donc de faiblesse dans lequel nous nous trouvons. D’autre part, ce sont sans doute les activités paysannes qui donnent l’occasion d’éprouver les liens d’attachements aux vivants non humains, domestiques et sauvages, les plus riches et complexes. Cela ne veut pas dire que nous devons tous devenir paysans à temps plein, mais on doit pouvoir contribuer aux activités paysannes de notre territoire, ne serait-ce qu’au niveau décisionnel ou quelques semaines par an. En Belgique, les Brigades d’action paysanne travaillent en ce sens.
«Les écologistes ont mâché le travail des partis d’extrême droite.»
Ce n’est pas si simple quand on habite dans une ville…
Bien sûr, ce propos est plus facile à tenir dans des zones rurales. Mais il existe encore des activités de subsistance dans les villes. A La Havane, par exemple, 90% des fruits et légumes consommés proviennent de la ceinture maraîchère qui entoure la ville et qui est en grande partie autogérée. Par ailleurs, dans la perspective que je défends, j’évoque le concept d’oscillation saisonnière. Pendant des dizaines de milliers d’années, de très nombreux collectifs humains ont oscillé entre des formes d’existence politique et matérielle contrastées au cours d’une même année, par exemple entre des moments sédentaires et des moments nomades. On pourrait imaginer que des urbains viennent, quelques semaines par an, prêter main- forte aux paysans, lors des semis ou des récoltes par exemple.
Vous écrivez que l’agriculture industrielle a éloigné les humains du reste du vivant. Pourtant, on n’a jamais eu autant d’animaux de compagnie dans nos maisons.
Justement, ce manque de lien s’exprime à travers ces ersatz que sont les animaux de compagnie. C’est le dernier bastion où l’on construit des formes d’empathie avec des vivants non humains. Les animaux de compagnie sont dans ce domaine la seule réponse qui nous reste face à l’assèchement affectif du monde dû à l’appauvrissement de nos relations aux territoires et à leurs habitants non humains. L’état de semi-dépression latente dans lequel se trouve nombre d’urbains vient en partie de là. Nos facultés humaines sont en partie amputées. Les perspectives terrestres aspirent à mettre en place les institutions, toujours fluides et mouvantes, qui permettraient de libérer ces facultés affectives et cognitives et, donc, l’épanouissement de formes d’existence plus diverses, intenses et joyeuses.
(1) Perspectives terrestres. Scénario pour une émancipation écologiste, par Alessandro Pignocchi, Seuil Ecocène, 240 p.
Bio express
1980
Naissance à Athènes.
2009
Doctorat à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
2013
Chercheur à l’Institut Jean Nicod relevant du CNRS.
2016
Publie sa première bande dessinée Anent: nouvelles des Indiens Jivaros, préfacée par Philippe Descola.
2023
Fait partie des 20 coprésidents du collectif Les Soulèvements de la Terre.
2025
Publie Perspectives terrestres. Scénario pour une émancipation écologiste.