Les systèmes de vidéosurveillance se sont imposés dans l’espace public. Mais l’adhésion des citoyens n’est pas inconditionnelle: dès que l’on passe de l’œil qui voit à l’algorithme qui identifie ou prédit, le consentement se délite.
«Vidéo de surveillance au-dessus des cabines, suis-je le seul que ça choque?» Il y a moins de deux ans, un nageur s’étonnait auprès de nos confrères de RTL de la présence de quatre caméras dans les allées et vestiaires de la piscine de Braine-l’Alleud.
En dix ans, le nombre de communes ayant recours à des caméras sur la voie publique a quadruplé en Belgique francophone. Désormais, 100% des communes bruxelloises et 77,1% des entités wallonnes en sont équipées, soit un total de 6.241 caméras sur l’espace public, selon une enquête du Vif et du Soir, initiée par la Ligue des droits humains et la plateforme Technopolice. En France, l’estimation était de 90.000 systèmes de vidéosurveillance en 2024, la seule ville de Londres en recensait au moins 16.500 et la base de données officielle de la police néerlandaise en comptait 328.542 début 2024, soit 14.000 de plus que l’année précédente.
Lire notre enquête | A quel point êtes-vous sous surveillance dans votre commune (et ailleurs)?
La multiplication de ces dispositifs de surveillance rime-t-elle avec habituation? Leur multiplicité –caméras dômes, dispositifs de lecture automatique des immatriculations, IA, reconnaissance faciale, drones…– avec acceptabilité? Pas si simple.
«Le premier problème, c’est ce mot, « acceptabilité », prévient Corentin Debailleul, chercheur en géographie à l’ULB et membre du collectif de Technopolice Bruxelles. Dans les faits, on impose une solution technique puis dans un second temps, on se pose la question de savoir si les gens l’acceptent, ou non.»
L’histoire (les premiers déploiements urbains de CCTV ont eu lieu dans les années 1960) montre aussi un glissement des usages considérés comme légitimes. D’abord cantonnées aux grands événements, les caméras, devenues plus performantes, ont renforcé la lutte antiterroriste avant de devenir des auxiliaires policiers dans la lutte contre la délinquance et les incivilités : dépôts sauvages, tags, deals… Une extension du domaine de la surveillance qui n’est pas toujours assortie de preuves d’efficacité.
Tolérer n’est pas adhérer
Dès 2016, le CRIDS (UNamur) mettait en garde contre la délégation d’une part de plus en plus grande de la sécurité publique aux dispositifs technologiques: dans des focus groupes, les citoyens préféraient la présence d’agents sur le terrain et l’efficacité de la répression à la multiplication des caméras. Beaucoup voyaient surtout en cette surveillance un «report du problème» (on déplace les nuisances plus qu’on ne les réduit) et, chez certains jeunes, une «violence invisible institutionnalisée» lorsque l’appareil stigmatise un lieu de sociabilité, une plaine de jeux par exemple.
A l’Université de Neuchâtel, les chercheurs Francisco Klauser et Raoul Kaenzig ont sondé en 2015–2016 habitants et usagers du quartier des Pâquis. Le verdict est cette fois aussi nuancé: juchées sur leur mât, cramponnées à un mur ou un plafond, les caméras se font vite oublier, elles ne dérangent pas plus qu’elles ne rassurent. «Le système perd progressivement de sa pertinence dans la vie quotidienne des gens», écrivent en substance les chercheurs. D’autant que, précise Francisco Klauser, même si l’accueil des habitants et usagers du quartier est généralement positif, ceux-ci ne peuvent s’approprier ces systèmes désincarnés: les opérateurs des caméras sont lointains et invisibles, observants et observés ne sont pas en relation, le citoyen devient un simple objet d’information et non plus de communication. «Puisque les caméras sont éloignées, spatialement et socialement, elles finissent par devenir une abstraction à laquelle on ne fait plus attention.»
Autre ligne de fracture: si les dispositifs policiers sont généralement acceptés, les caméras privées qui grignotent l’espace public sont, elles, bien plus critiquées.
Les pics après les chocs
L’attitude à l’égard des caméras (acceptation, rejet, résignation, indifférence…) dépend aussi du contexte, que ce soit sur une carte géographique ou sur une ligne du temps. Du «quand» et du «où». Les attentats de New York (2001), Madrid (2004), Londres (2005), Paris et Bruxelles (2015–2016) ont créé des «pics d’acceptabilité émotionnelle», selon une enquête paneuropéenne menée en 2024 par des chercheurs tchèques auprès de 20.000 personnes. Et si la vidéosurveillance est l’une des formes de contrôle public les mieux tolérées (moyenne européenne autour de sept sur dix, plus encore en Belgique), cette approbation est plus élevée en Europe de l’Ouest et du Nord que dans la plupart des pays de l’ex-bloc communiste, où l’on sait jusqu’où peut aller le contrôle de l’individu par l’Etat.
Enfin, et plus généralement, rapporte ce vaste sondage, cette acceptation ne vaut que si l’usage qui est fait de ces dispositifs reste «visible, proportionné, non intrusif». «Après les attentats de Bruxelles, le politique et la police ont insisté sur la nécessaire multiplication de ces caméras, renchérit Corentin Debailleul. Aujourd’hui, elles contrôlent les zones à basse émission, les excès de vitesse, traquent les véhicules suspects, on ne sait plus trop bien à quoi elles servent…»
De l’œil qui voit à l’algorithme qui déduit
Surtout, une constante ressort de l’ensemble des travaux récents: plus on ajoute des couches «intelligentes» (reconnaissance faciale/biométrie, analytics temps réel, dispositifs prédictifs), plus l’acceptabilité décroît. Les Européens se montrent nettement plus réticents à partager des données biométriques et exigent des garde-fous: base légale claire, proportionnalité, contrôle indépendant, durée limitée, évaluation publique de l’efficacité. Aux Etats-Unis, l’opinion admet que l’on puisse être filmé dans l’espace public, tout en doutant que la reconnaissance faciale fasse baisser la criminalité ; l’adhésion chute quand on évoque la surveillance «en direct» et les croisements massifs de fichiers de données.
L’acceptabilité des caméras de surveillance n’a rien d’un chèque en blanc remis aux autorités, elle tient davantage d’un contrat social qui exige de ces autorités clarté et transparence mais aussi une police de quartier visible, un dispositif technologique explicite, fiable et proportionné, ainsi que des contrôles indépendants.
Maud Girault : un champ obstrué
Appuyée par le Fonds de recherche en art, la réalisatrice Maud Girault a travaillé sur les violences policières dans les quartiers populaires et, il y a deux ans, rassemblé ses notes sur Surveillances.be. «Qu’elles soient filmées par des témoins ou par les caméras de la police –fixes et bodycams–, quel est l’impact de ces images sur les violences policières?, interroge-t-elle. Peuvent-elles servir à les prévenir? À les dénoncer?» Des points d’interrogation qui ne sont pas là que pour la forme, tant la collecte et le traitement des images issues des caméras de surveillance par les citoyens – ou leurs avocats – relèvent généralement du chemin de croix.
«La plupart du temps, ces caméras ne fonctionnent pas, leur champ est obstrué, leurs images ne sont pas exploitables…, reprend Maud Girault. Et quand il y a des images, il faut encore pouvoir les récupérer, qu’elles soient toujours disponibles sur les serveurs de la police et dans le meilleur des cas, que leur format d’encodage soit compatible avec les logiciels commerciaux…»
Aussi, parce que pas le temps, pas le matériel, pas envie, les vidéos ne sont généralement pas présentées telles quelles au magistrat, qui n’a sous les yeux qu’une série d’images fixes, de captures d’écran présentées par la police. Des photographies dénuées de tout contexte, sujettes à interprétation. Avec le monteur Maël Delorme, la réalisatrice a soumis l’image figée d’une intervention policière –à Liège en 2021– à une intelligence artificielle , à charge pour celle-ci de proposer trois contextes et donc, trois interprétations différentes de cette même capture d’écran…