Entre le trépas et le cercueil, les défunts passent entre les mains du populairement nommé «croque-mort», pour la toilette funéraire. Puisque les morts ne sont plus là pour la raconter, le commun des mortels ne sait pas vraiment en quoi elle consiste, ce qui est fait sur le cadavre et pourquoi. Immersion à la morgue, au royaume des morts, où l’on rend les corps beaux.
Troisième sous-sol d’un hôpital bruxellois, sur les talons de Cléo Duponcheel, entrepreneuse de pompes funèbres. «Les morgues sont toujours planquées à côté des cuisines, des poubelles ou du parking», ironise celle qui officie sous le nom de Croque-Madame et milite pour des funérailles moins polluantes. La morgue en question est composée d’une dizaine de portes de frigos, dans lesquels sont rangés des corps emballés dans leur gaine en plastique blanc cassé, la tête vers la porte, les pieds au fond. «Normalement, tous les hôpitaux disposent d’une morgue pour accueillir les personnes qui décèdent entre leurs murs. Elles y sont conservées en attendant que leur famille se manifeste auprès d’une entreprise de pompes funèbres, et que celle-ci vienne s’occuper du corps, situe-t-elle. Ou en attendant une décision du parquet pour une éventuelle autopsie si la mort est suspecte.»
Croque-Madame prend des nouvelles du morguiste en sortant le cadavre qu’elle va embellir, puis ouvre sa mallette bleue chargée d’ustensiles bigarrés. Elle est accompagnée par Morgane, stagiaire en pompes funèbres à l’EFP, un centre bruxellois de formation en alternance où Cléo Duponcheel enseigne. Morgane n’a jamais assisté à une toilette mortuaire. «Si à un moment, tu ne te sens pas bien, tu peux aller t’asseoir», rassure la croque-mort. Elle a ouvert la gaine du défunt, que nous appellerons Michel. Michel porte une couche, comme toute personne qui décède à l’hôpital. Il a une soixantaine d’années, le corps amaigri par la maladie et la peau pâle, sauf sur le ventre où elle vire au vert. «La décomposition commence dans l’abdomen, où se situe le système digestif, riche en bactéries. On parle de « tache verte abdominale ». Elle s’étendra ensuite sur le reste du corps, donc je vais mettre un peu de crème à base de formaldéhyde pour ralentir le processus, puis surveiller l’évolution. Si le corps se dégrade trop, on prévient la famille pour qu’elle vienne une dernière fois avant de fermer le cercueil.»
«Je ne tente pas de faire croire à la famille que la personne dort ou qu’elle va bien. Ça ne sert à rien de mentir.»
Michel reçoit une simple toilette mortuaire, c’est-à-dire qu’il sera lavé, habillé, maquillé, qu’on lui fermera les yeux et la bouche. Pour ralentir la décomposition, les pompes funèbres peuvent réaliser un soin dit «de conservation» ou thanatopraxie, qui consiste à retirer tous les liquides corporels comme le sang ou l’urine, et les remplacer par une solution à base de formaldéhyde. Ce soin vise à donner au mort un air plus «vivant». «Personnellement, j’essaie plutôt de retrouver un peu de simplicité et de sens. Je ne fais plus de soins de conservation. Je ne tente pas de faire croire à la famille que la personne dort ou qu’elle va bien. Elle ne va pas bien, elle est morte. Ça ne sert à rien de mentir. Elle doit juste avoir un air serein.» Relativement invasif, le soin de conservation est minoritaire en Belgique, et concerne surtout les cas de rapatriement. Il est en revanche devenu la norme aux Etats-Unis ou en France. Parfois abusivement appelé «embaumement», il s’en différencie puisque l’embaumement, interdit en Belgique, consiste à extraire aussi les viscères et les organes, en vue d’une conservation perpétuelle. C’est ce qui permet au corps de Lénine, par exemple, de se la «couler douce» depuis 100 ans sur la place Rouge, à Moscou.
La mort, un bruit de couloir
Cléo Duponcheel s’est emparée du bras tendu de Michel et pratique un peu de kiné pour atténuer ce qu’on appelle la «rigidité cadavérique». Elle poursuit avec les doigts, doucement. Outre les raisons d’hygiène et de salubrité publique, les soins funéraires servent avant tout à présenter le défunt aux proches. «C’est un soin de séparation, en quelque sorte. L’idée est que les proches puissent le voir, le toucher et intégrer qu’il est décédé. Les visites sont importantes pour le processus de deuil. Certaines personnes refusent de voir le corps ou en empêchent les enfants, ce n’est pas forcément une bonne idée. On veut cacher la mort alors qu’elle fait partie de la vie. Elle est devenue un bruit de couloir, on en entend parler, mais on ne la voit jamais.»
Pourtant, au XIXe siècle, sévissait en Europe et aux Etats-Unis la tradition de la photo post mortem. Comme Victor Hugo sur son lit de mort, les défunts étaient photographiés, parfois mis en scène comme des vivants. Ce dernier portrait était d’ailleurs souvent le premier. Aujourd’hui, le cadavre, pourtant reliquat tangible de l’être aimé, est surtout source d’étrangeté, de peur ou de dégoût. «Il dégoûte parce qu’on ne le connaît pas, parce qu’il n’entre pas dans notre référentiel de beauté, avec sa bouche parfois ouverte ou ses éventuelles odeurs. Alors qu’en réalité, un cadavre est une myriade de petits organismes invisibles, c’est plein de vie. L’être humain oublie qu’il fait partie du cycle du vivant et que la décomposition est vitale. Si les animaux et les végétaux ne se décomposaient pas, on ne pourrait pas nourrir le sol et refaire pousser de la végétation.»
«Quand je demande aux gens s’ils souhaitent garder leur défunt à la maison, ils pensent que je suis folle.»
La rigidité s’est invitée dans la mâchoire de Michel. Cléo Duponcheel la lui ouvre avec une pince, pour désinfecter l’intérieur de la bouche et la mécher avec du coton, comme le nez à sa suite. La thanatopractrice obstrue ainsi les orifices pour éviter odeurs et écoulements. Elle ligature ensuite les mâchoires inférieure et supérieure pour fermer la bouche. Son aiguille part de l’intérieur, ressort sous le menton, repique dans le même trou et ressort par la narine avant de bifurquer vers l’intérieur. «Au début, c’est impressionnant puis quand tu en as fait dix…», rassure Cléo à l’adresse de sa stagiaire.
Très loin des Toraja de Sulawesi ou de certains peuples malgaches qui déterrent leurs morts chaque année pour leur faire la fête, nos sociétés occidentales, de plus en plus aseptisées et médicalisées, ont développé un rapport à la mort et au cadavre particulièrement distant. Depuis des décennies, les traditions, comme veiller le corps ou le visiter au cimetière, s’érodent. On assiste à une déritualisation de la mort et du deuil. Avant, les gens gardaient leurs défunts à domicile et les veillaient jour et nuit. Toute la famille, les amis, le voisinage passaient lui dire au revoir. C’était la norme. «Avec l’évolution de la médecine, on a pris des dispositions pour garantir une diminution du risque sanitaire et on a créé des funérariums. Au point que quand je demande aux gens s’ils souhaitent garder leur défunt à la maison, ils pensent que je suis folle. Certains me demandent même s’ils ont le droit de le toucher, je trouve ça incroyable comme question. Evidemment que vous avez le droit de le toucher, c’est votre père, votre sœur, votre enfant, que sais-je? On oublie que sanitairement parlant, un corps mort est moins dangereux qu’un corps vivant», replace Cléo Duponcheel en soulevant la paupière gauche de Michel pour y glisser une petite coquille en plastique. Elle comble ainsi le creux causé par l’affaissement de l’œil dans l’orbite consécutif à la déshydratation du corps post mortem. Les yeux de Michel ne tiennent pas tout à fait fermés, la thanatopractrice ajoute un petit point de colle pour maintenir les paupières désinvoltes.
Aux Etats-Unis, le «mouvement des funérailles à domicile» va plus loin, en se passant des services de pompes funèbres. Comme le décrit l’anthropologue Alexa Hagerty, auteure de «Réenchanter la mort: les funérailles à domicile en Amérique du Nord», le mort est lavé et veillé à la maison par sa famille et ses amis, dans un rapport au corps complètement repensé. Dans une sorte d’entre-deux, Cléo Duponcheel se souvient de deux toilettes réalisées à domicile avec la participation de la famille. «L’essence de mon métier, je le ressentais lors de ces toilettes-là. C’était mes plus belles. C’était vraiment un soin et non plus juste une histoire de présentation du corps.» Les services funéraires n’ont d’ailleurs pas toujours existé. Historiquement, c’étaient les femmes qui nettoyaient les trépassés. «A ce propos, ça me fait rire quand j’entends mes collègues dire que ce n’est pas un métier de femmes, que je ne suis pas capable de faire tel transfert ou qu’on n’envoie pas une femme parce que ça donne une mauvaise image.»
Bien sûr, un corps à domicile nécessite une surveillance particulière, parce qu’il peut s’abîmer si les conditions ne sont pas idéales. «L’idée n’est pas de traumatiser la famille avec un corps gonflé et entouré de mouches.» Le gonflement survient sous l’effet de gaz produits pas les bactéries intestinales lors de la putréfaction. La thanatopractrice est donc amenée à dégonfler des corps, mais aussi recoudre des blessures ou réparer des membres cassés. «Parfois, on nous rend un corps autopsié avec des agrafes, qu’il faut refermer proprement. On a aussi des corps noyés, accidentés ou très abîmés par la maladie, pour lesquels la toilette est difficile, voire impossible. Je ne m’avoue jamais vaincue avant d’avoir essayé. Sauf pour des cas extrêmes comme, par exemple, un corps complètement carbonisé. Je n’ai pas fait les beaux-arts, je ne pourrais pas refaire un visage. Seuls quelques thanatopracteurs dans le monde en sont capables. Dans ces cas-là, on propose d’autres solutions à la famille, comme se recueillir à cercueil fermé ou juste montrer une main.»
«Je vais essayer d’atténuer le côté poils de barbe avec de l’orange. Des drag-queens m’ont appris ça.»
La mort, un divertissement
Malgré les clichés persistants autour de la profession, dont une réputation de vautours souvent justifiée selon Cléo Duponcheel, le croque-mort remplit une fonction sociale essentielle. «Tout le monde n’a pas envie de s’occuper du cadavre d’un proche ni de gérer, dans un moment de tristesse intense, la charge administrative et organisationnelle des funérailles. Nous avons le mérite d’exister, mais des progrès restent à faire.» La mort est devenue un produit de consommation comme un autre, dans un secteur lucratif, qui repose en Belgique sur quelque 115.000 décès annuels. C’est une des rares étapes de la vie pour laquelle l’Etat n’intervient pas, contrairement à la naissance, par exemple. «On a payé des impôts toute notre vie et au dernier moment, l’Etat nous laisse tomber. Pour moi, l’aspect économique de la mort n’a pas été étudié correctement, réagit Cléo. Surtout, on oublie pourquoi les rites funéraires existent. On part du principe que dans les funérailles, ce qui est utile c’est de mettre le corps dans une boîte et la boîte dans un trou ou un four, et que les rites sont juste un truc en plus. Alors qu’on s’est bien rendu compte pendant le Covid que les cérémonies de quinze minutes avec cinq personnes, ce n’était pas suffisant.»
Croque-Madame a sorti la dernière tenue que portera Michel, toujours impassible sur la table en métal: un costume-cravate sur des chaussures noires en cuir. Le geste sûr, elle lui enfile les sous-vêtements et la chemise puis propose à sa stagiaire de s’occuper du pantalon. «J’ai volontairement laissé la rigidité des jambes pour qu’elles soient bien droites et donc plus faciles à manipuler.» Elle tourne le corps d’un quart de tour pour glisser la chemise dans le pantalon. Morgane lui enfile les chaussures doucement, «de peur de lui faire mal , dit-elle. «Aucune chance», rassure sa maître de stage.
Reste le visage, la partie la plus délicate, que les proches regarderont en premier. «Je vais d’abord l’hydrater et le masser pour repulper un peu les tissus.» Alors que Cléo Duponcheel rase Michel, le morguiste entre –«Désolé, je viens prendre un corps»– et sort, parle d’un «coup de feu». Tout en répondant au téléphone, il met au frigo une femme âgée, tout juste décédée quelques étages plus haut. Il revient dix minutes plus tard pour sortir celui d’un nouveau-né d’un réfrigérateur plus petit portant l’inscription indélébile: «Bébés/fœtus.» Il a troqué son chariot contre un berceau blanc à roulettes pour l’amener dans la salle de visite voisine, où l’attendent les parents. Cette vision est très difficilement soutenable. «On a généralement affaire à des personnes âgées qui ont bien vécu, mais les bébés, c’est toujours difficile. Donc si je peux soulager un peu des parents qui viennent de vivre l’inconsolable, je me sens d’autant plus utile. C’est dur, mais plein de sens, on peut vraiment organiser quelque chose de très personnel, essayer de trouver un peu de beauté dans l’horreur, et pas juste réserver une église ou un créneau au funérarium.»
L’entrepreneuse funéraire a ouvert sa palette de maquillage, dont la marque –Make-up Forever– est de circonstance. «Il n’a pas la peau très abîmée. Je vais essayer d’atténuer le côté poils de barbe avec de l’orange. Des drag-queens m’ont appris ça. Ses cheveux sont propres, on va juste les peigner. En général, j’enlève les poils d’oreilles, mais ici j’ai l’impression qu’ils l’ont toujours connu avec ses poils d’oreilles», confie la thanatopractrice, doublée de l’esthéticienne, de la coiffeuse, de la maquilleuse, et de la souleveuse de poids. «Même sans une carrure de culturiste, on peut soulever des corps lourds, en les prenant au bon point d’appui pour un effet levier.»
Les employés en costume d’une entreprise de pompes funèbres entret. Ils sont venus récupérer une dame aux cheveux blancs comme la mousse de lait, entre. Le doigt de la dame est resté coincé entre les deux tirettes de la gaine, ce qui les fait rire. Pour les non-initiés, rire des morts peut paraître étrange. «En Occident, on donne à la mort une place de rêve dans les livres, les séries, la sphère du divertissement, car ce qui divertit fait plaisir. Mais ce qui nous rappelle l’essence même de notre humanité, c’est-à-dire qu’on va mourir, on préfère ne pas en parler, parce que ça ne procure pas de plaisir. On est dans une société un peu bipolaire. Ne pensons pas à la mort parce que ça ne fait pas plaisir, mais faisons-nous plaisir, consommons, accumulons du brol pour être heureux, même si ça ne sert à rien puisqu’on finit quand même par mourir un jour. En prendre conscience nous permet de mieux savourer le temps qu’on a sur Terre. Ça n’a aucun sens de le cacher, à part cette obligation de bonheur.»
Michel est prêt pour ses funérailles. En attendant le jour de sa mise «mise en bière», pour son ultime rendez-vous avec les vivants, il retourne patienter au frigo. Et il sourit toujours.
Vivianne de Lavaleye