Précarité des soins
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«J’ai voulu disparaître»: quand la précarité des soins mène à l’exclusion

En 2024, plus de deux millions de Belges vivaient sous la menace de la pauvreté. Derrière les chiffres, des vies freinées par l’impossibilité d’acheter du dentifrice, du déodorant ou des protections menstruelles. Une précarité des soins qui mène certaines personnes comme Eddy, 61 ans, ou Sarah, 38 ans, à s’isoler.

En 2024, 18,3% de la population belge était exposée au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, selon les chiffres de Statbel. Ce taux est en baisse depuis la fin de la pandémie (19% en 2021, 18,6% en 2022 et 18,8% en 2023), mais la précarité touche toujours plus de deux millions de Belges.

Parmi les personnes les plus à risque de pauvreté, celles peu diplômées (33,3%, contre 9,1% chez les titulaires d’un diplôme du supérieur), les familles monoparentales (38,3%), mais aussi les chômeurs (68,5%) et les personnes inactives (42,2%). Les travailleurs (6,4%), eux aussi, ne sont pas immunisés contre la précarité.

C’est à Bruxelles que le taux de pauvreté est le plus important: 37,3%, contre 21,8% en Wallonie, et 12,9% en Flandre. Les provinces wallonnes ne sont pas non plus égales à ce niveau-là, avec un taux de précarité plus faible dans le Brabant wallon (16,9%), qu’en province de Liège (20,5%) et dans le Hainaut (26,7%).

La pauvreté n’est pas une simple question de revenus, insiste l’Office belge de statistique. «Elle concerne aussi l’accès à un emploi stable offrant des ressources financières suffisantes pour permettre un logement décent, des soins de santé et une vie sociale digne.»

Une honte qui pousse à se renfermer

«Un jour, quelqu’un m’a dit que mes cheveux sentaient mauvais, j’ai voulu disparaître, se souvient Sarah, 38 ans. Cette remarque continue à me hanter. Depuis, il m’arrive d’inventer des excuses pour ne pas sortir, par peur que les gens le remarquent. En réalité, j’en ai envie, mais je n’ai pas le courage, alors je reste chez moi.» Comme la trentenaire, 27% des Belges sont confrontés à la précarité des soins, selon un baromètre Ipsos conjoint de la Fédération belge des Banques Alimentaires et de Kruidvat.

Ce phénomène se définit par l’incapacité pour une personne d’acheter des produits d’hygiène et de soin essentiels (dentifrice, savon, déodorant, lessive…), de manière ponctuelle ou répétée, en raison d’un manque de ressources financières. Une précarité qui peut mener à de l’isolement. Parmi les personnes confrontées à la précarité des soins, 72% déclarent se sentir seules, tandis que 62% ont l’impression d’être exclues.

«Quand je ne peux pas utiliser de douche, je m’arrange comme je peux. Je vais acheter de gros bidons d’eau dans un magasin et je me lave dehors, parfois dans le froid, je n’ai pas le choix.»

Il peut s’agir d’un rejet, mais pour un Belge précaire sur cinq, l’exclusion est choisie. Ces personnes décident d’éviter, ou du moins de réduire, leurs interactions sociales en sortant peu, en évitant de voir leurs amis ou en ne participant pas aux fêtes de famille, par exemple. Pour plus d’un quart des 18-35 interrogés, cette précarité des soins les pousse à abandonner une activité sportive. Parmi ces jeunes, 59% de femmes de 18 à 25 ans déclarent ne pas pouvoir acheter des produits menstruels tous les mois, quand 20% d’entre elles admettent utiliser des serviettes hygiéniques et tampons plus longtemps que ce qui est recommandé, à savoir entre quatre et six heures.

Du coma aux sous-bois

La problématique concerne également les personnes plus âgées comme Eddy, 61 ans. Il y a trois ans, il est devenu sans domicile fixe à la suite d’un accident ayant occasionné des brûlures du troisième degré. Plongé dans un coma au cours duquel il a failli mourir à plusieurs reprises, Eddy a perdu son logement durant son hospitalisation et s’est retrouvé à la rue. Son espace de vie se résume désormais à une tente cachée dans un petit bois.

De son accident, le sexagénaire garde de lourdes séquelles. «J’ai la peau très fine et très fragile. Par endroits, c’est comme s’il s’agissait d’un autocollant. Il me suffit de retirer mon t-shirt ou un chapeau pour que des petits morceaux y restent collés, laissant ma chair à vif», explique Eddy, qui doit donc redoubler de vigilance pour ses soins. Ce qui lui est parfois impossible.

Bien que certains organismes permettent à des sans-abri de prendre des douches, le nombre de places disponibles est limité, regrette-t-il. «Quand je ne peux pas utiliser de douche, je m’arrange comme je peux. Je vais acheter de gros bidons d’eau dans un magasin et je me lave dehors, parfois dans le froid. Ce n’est pas l’idéal pour mes brûlures, et ce n’est pas suffisant pour me laver correctement, mais je n’ai pas le choix».

Précarité des soins
Eddy vit à la rue depuis trois ans et souffre de précarité de soins. Chaque semaine il doit choisir entre un traitement pour ses brûlures ou des produits d’hygiène. © D.R.

Des choix imposés à Eddy

Eddy doit se passer d’une crème hydratante nécessaire au traitement de ses blessures, laquelle «coûte environ 19 euros pour quatre jours, et est non remboursée», et ne peut s’offrir de dentifrice, de déodorant, ou encore de vêtements chauds pour passer l’hiver.

Outre l’impact sur sa santé, le manque d’hygiène et de soins influence fortement la façon dont il est perçu par les autres et par lui-même. «Quand je ne peux pas me laver, que je n’ai pas de déodorant, j’ai peur de sentir la transpiration. Ça me met mal à l’aise, surtout dans les transports en commun quand il fait chaud. Dans ces cas-là, j’évite les autres, car leurs regards me blessent, j’ai l’impression d’être jugé pour quelque chose qui me dépasse. Souvent, la honte me pousse à rester “chez moi”.»

Pour mesurer le risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, trois indicateurs sont utilisés par l’Office belge de statistique.

1. La pauvreté monétaire: en 2024, 11,4% des Belges disposaient d’un revenu inférieur au seuil de pauvreté, fixé à 1.522 euros par mois pour une personne seule et 3.197 euros pour deux adultes avec deux enfants.

2. La faible intensité de travail: un ménage est considéré comme ayant une faible intensité de travail lorsque les adultes en âge de travailler ont utilisé moins de 20% de leur «potentiel de travail» sur une période de douze mois. En 2024, 11,4% de la population belge se trouvait dans cette situation.

3. La privation matérielle et sociale sévère: elle a touché 6,2% de la population belge en 2024. Cela signifie que les personnes concernées sont contraintes de se priver d’au moins sept des treize éléments essentiels, tels que le paiement ponctuel des factures, la possibilité de partir en vacances, de remplacer des meubles endommagés ou de participer à des activités de loisirs.

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