Des enquêtes internes en Flandre relancent la question des liens troubles entre établissements de soins et entreprises mortuaires. Professionnels, fédérations et familles décrivent un système fait d’orientations «par défaut», d’avantages en nature et d’opacité sur les prix, où le libre choix des proches reste trop souvent théorique.
Jeudi 18 septembre, une enquête interne sur des soupçons de collusion entre pompes funèbres et employés de maisons de repos et de l’hôpital ZAS Middelheim met sur le devant de la scène un secret de polichinelle. D’après la rédaction de la VRT, «ces derniers accepteraient de l’argent de la part de pompes funèbres en échange de la possibilité de venir chercher le corps des défunts.» Une pratique connue de tous les professionnels du milieu et qui viole le droit des familles à décider en toute intégrité du service voulu. Selon la VRT, ces accords discrets prenaient la forme de cadeaux ou de paiements en liquide.
«Dans le milieu, presque tout le monde le fait, et cela depuis des décennies», clame Véronique, infirmière dans plusieurs hôpitaux et maisons de repos mais également ancienne agente de pompes funèbres pendant quinze ans pour le compte de son ex-mari à Wavre. «Il ne faut pas être naïf, les deals vont dans les deux sens. Les pompes funèbres approchent les hôpitaux et maisons de repos, mais ces dernières le font tout autant. C’est de l’argent facile, pour peu que l’on fasse abstraction de toute déontologie. J’ai le souvenir de personnels infirmiers qui acceptaient un peu plus de 100 euros pour guider une famille vers une entreprise. De son côté, mon ex-mari et moi étions approchés par des maisons de repos pour voir si on était intéressés par ce genre de deal. Nous avons toujours refusé», assure Véronique.
Sur l’année 2024, 112.029 décès ont été enregistrés en Belgique. Une très large majorité des familles des défunts passent par des entreprises de pompes funèbres, même s’il existe des alternatives moins populaires, comme passer par un service public communal ou lors des dons du corps à la science. Chaque décès représente donc un client potentiel pour les entreprises funéraires.
«On ne peut pas nier que le copinage existe, ou qu’il a pu exister à divers degrés. Je pense que c’est toutefois en diminution d’année en année. Le milieu se professionnalise, de grands groupes se forment et les contrôles sont plus courants.»
Même la mort se fraude?
Ce secteur est fragmenté par une multitude d’acteurs locaux, formant une galaxie de 961 entreprises de tailles diverses. Même si des néo-cadors tirent leur épingle du jeu depuis quelques années. C’est le cas d’A&G Funeral qui, en 2020, avait un contrat avec l’hôpital Chirec Delta à Auderghem pour y assurer des services de morgue. «Naturellement, les familles étaient redirigées vers les services de cette pompe funèbre que le personnel de l’hôpital connaît bien. Une suggestion, sans obligation, mais qui a fait les affaires de l’entreprise», raconte une source proche de l’hôpital. Ce dernier n’a pas répondu à nos appels ni à nos emails. Il en va de même pour l’entreprise de pompes funèbres.
Mais toujours selon notre source: «La proximité géographique des pompes funèbres avec les hôpitaux n’est pas un heureux hasard. Une vitrine bien placée, parfois à moins d’une centaine de mètres du centre hospitalier ou encore des cartes de visite à l’accueil, c’est là que se joue le marketing, et que le copinage prend différentes formes.»
Pour Stéphane Geeurickx, porte-parole de Funewal, la Fédération wallonne du funéraire, le phénomène est connu et reconnu: «On ne peut pas nier que le copinage existe, ou qu’il a pu exister à divers degrés. Je pense que c’est toutefois en diminution d’année en année. Le milieu se professionnalise, de grands groupes se forment et les contrôles sont plus courants. La tendance est à la baisse, mais ces pratiques subsistent malheureusement. En juin dernier nous avons dû envoyer un courrier à chaque hôpital de la région de Charleroi pour leur rappeler les règles après plusieurs interpellations. Les familles sont et doivent rester libres de choisir. Nous condamnons le fait que certaines d’entre elles soient « guidées » automatiquement vers une pompe funèbre en particulier.»
Cette situation, Sylvie l’a vécue. Alors dans la trentaine, fille unique, elle a dû s’occuper de l’enterrement de sa maman décédée à l’hôpital Chirec Delta: «Sur le moment, je n’ai pas réfléchi. L’hôpital m’a conseillé A&G Funeral et j’ai logiquement suivi leurs recommandations. Je n’ai pas eu de problème particulier, si ce n’est le prix. Avec le recul, j’ai le sentiment très amer que les pompes funèbres ont profité de ma peine et de mon désarroi. Ma tête était complètement ailleurs mais je devais choisir. Avec le recul, je me rends compte que j’aurais accepté n’importe quoi, parce qu’on me poussait aussi dans ce sens. Tout devait être fait vite, faire un choix sans avoir le temps de consulter les différentes offres sur le marché. Je pense que c’est un commerce très lucratif, et qu’on a peu d’informations sur les coulisses.»
Des irrégularités mais pas de plaintes
Le sentiment de Sylvie de s’être fait pressée avec un manque flagrant d’information ne vient pas de nulle part. Dans le secteur des pompes funèbres, le taux d’infractions est anormalement élevé. En 2024, un rapport du SPF Economie a fustigé le milieu. Sur 216 pompes funèbres contrôlées, 72% étaient en irrégularité pour un total de 617 infractions. La majorité des cas (46%) concerne un manque d’information sur les prix des biens et services proposés. Autre problème, 7% des infractions concernent des paiements en espèces supérieurs à 3.000 euros.
Stéphane Geeurickx explique le mécanisme derrière cette faute professionnelle: «Lorsqu’une personne meurt, son compte n’est pas directement bloqué. Les proches ont parfois le temps d’aller retirer du cash à la banque. Certaines pompes funèbres jouent de ça et reçoivent des montants en espèces anormalement élevés. Notre fédération essaye d’informer au maximum les particuliers sur ces pratiques que nous condamnons. Nous leur fournissons des modèles de prix à afficher mais ils restent libres de fixer leurs tarifs eux-mêmes.»
Si très peu de cas sont révélés en Wallonie et à Bruxelles, c’est dû à l’absence de plaintes judiciaires. Dans la plupart des cas, les hôpitaux mènent des enquêtes en interne, comme à l’hôpital anversois ZAS Middelheim, lorsqu’un fait remonte à la direction. Au CHU de Saint-Pierre, ce genre de collusions est pris très au sérieux, assure Nathalie Schaar, porte-parole: «Si l’institution est informée du non-suivi de nos procédures, des mesures sont prises en conséquence. Nous avons en effet par le passé dû recadrer du personnel qui avait transmis une liste de coordonnées pour aider les familles qui en faisaient la demande. Pour les mêmes raisons, même si nous en comprenons le sens, nous devons rester très stricts sur la question.»
Ce manque de plainte est regretté par le porte-parole de la Funewal, qui y verrait un moyen de réguler le marché et de favoriser les pompes funèbres intègres: «En tant que fédération, nous entendons des choses, des cas nous reviennent aux oreilles. Mais il y a très peu de plaintes officielles, de dossiers concrets. Par exemple, je me souviens d’un cas spécifique où un nouveau-né est décédé. La personne en charge a indiqué à la famille qu’en de telles circonstances, elle devait passer par une entreprise précise. C’est faux. Elle a clairement été influencée. Mais de nouveau, pas de plainte. Dans un contexte déjà difficile, les familles n’ont souvent pas la force de s’engager dans des protocoles fastidieux.»
Mais en attendant, et au vu du manque d’enquêtes internes en Wallonie et à Bruxelles sur cette pratique connue mais peu documentée, Stéphane Geeurickx conseille à quiconque d’anticiper les démarches: «Même si l’on est en bonne santé, il faut consulter les prix à l’avance. Faire son étude de marché, écrire ses volontés, dans un testament éventuellement. Faciliter la décision de sa famille est très important. J’encourage chacun à anticiper pour éviter de mauvaises surprises.»