La sociologue française Monique Dagnaud dresse le portrait de cette génération de jeunes diplômés et leur vision de l’avenir. Pour elle, le monde de demain sera résolument moins consumériste, plus égalitaire, et davantage porté par les femmes.
De quelle société rêvent les millennials, ces 25-39 ans qui, demain, règneront sur le monde? Première génération, aussi labellisée Y, à être entrée dans le savoir par le biais des outils numériques, c’est elle qui fixera les couleurs de l’avenir. Dans son ouvrage Génération Reset (1), à partir de multiples enquêtes, la sociologue française Monique Dagnaud s’est intéressée en particulier à ceux d’entre eux qui ont achevé un cursus universitaire de type long (bac+5). En France, c’est le cas de près d’un quart des 25-39 ans. En Belgique, la moitié des 25-34 ans détient un diplôme de l’enseignement supérieur, un panel plus large que les seuls universitaires. Ils ne se font guère d’illusions, mais les écouter n’en est pas moins essentiel, car leur position dans la dynamique sociale l’est tout autant.
Les résultats de vos enquêtes auprès de la génération Y frappent par leur côté sombre. Quels éléments justifient ce pessimisme?
Ces jeunes sont déçus de la société. Ils ont une attitude radicalement critique par rapport au monde dans lequel ils évoluent. Pour des tas de raisons. D’abord, il y a la crise écologique, qui les préoccupe et dont ils pensent que peu de gens s’occupent vraiment. Ils ont l’impression que les générations au pouvoir ne font pas grand-chose, et cela contribue à leur pessimisme. Ensuite, ces diplômés universitaires qui représentent, en France, le quart des nouvelles générations, optent pour des votes extrêmes: gauche, extrême gauche ou écolo; plutôt extrême gauche pour les hommes et plutôt écolo pour les femmes.
Or, avant l’épidémie de Covid, on trouvait encore dans cette population-là une place pour des postures plus centristes. On assiste donc à une forme de radicalité politique. Quand on demande aux trentenaires s’ils souhaitent que la société continue à évoluer comme avant, seuls 10% acquiescent. Tous les autres aspirent à un changement, profond. Ce qui ne signifie pas tout casser.
L’épidémie de Covid a-t-elle eu une influence particulière sur cette génération?
Je pense que ces jeunes étaient déjà émotionnellement fragiles avant le Covid et que cette épidémie a juste exacerbé ces traits. Le confinement et la fermeture des universités ont constitué un choc psychologique pour eux, un frein total étant mis à la sociabilité, la rencontre, la possibilité de se projeter. Pendant plus d’un an, leur avenir a été complètement bouché. Durant cette période, un tiers des étudiants a d’ailleurs changé d’orientation. Avant le Covid, ils avaient plus d’amis et ils sortaient davantage. L’épidémie les a menés à un repli sur eux-mêmes et à une perte de confiance dans cette société qui leur est apparue tout à coup très fragile.
La situation géopolitique mondiale, avec l’invasion de l’Ukraine, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis et la guerre à Gaza, a-t-elle bousculé cette génération dans ses fondements?
L’invasion de l’Ukraine, qui a rendu le monde encore plus menaçant, a forcé les millennials à s’interroger: que ferions-nous si cela nous arrivait? Ces jeunes sont très pro-Ukraine, favorables à ce que l’on accueille ses exilés ici et qu’on fournisse des armes au pays. La moitié d’entre eux environ affirme qu’ils résisteraient si leur pays faisait l’objet d’une telle invasion. Cela n’empêche pas leur très grand désarroi. Ensuite sont survenues la guerre à Gaza, l’arrivée de Trump, son alliance avec Poutine, sa façon de fonctionner à coups de rapports de force, l’apologie de l’argent. Cela a accentué le sentiment qu’on glissait dans un autre monde, qui ne correspond en rien à la vision que s’en fait la jeunesse. En très peu de temps, par des entrées différentes, celle-ci a vu son univers vaciller.
La crainte du réchauffement climatique explique-t-elle aussi la frilosité de cette génération à l’idée de devenir parents?
C’est un des éléments qui expliquent le faible taux de natalité en France (1,6 enfant par couple), mais la tendance s’observe aussi en Allemagne, en Espagne, en Belgique (1,47). Dans le contexte actuel, faire des enfants pose un cas de conscience. Trente pour cent des femmes se posent ce genre de question. Il sera très difficile de revenir en arrière sur ce recul flagrant du désir d’enfant. Toutes les études sur le sujet sont plutôt pessimistes. Une autre des raisons pour lesquelles les jeunes sont moins désireux de faire des enfants, c’est le repli sur son propre bien-être et le refus des contraintes sociales liées à l’éducation d’un enfant.
Autre élément: élever un enfant aujourd’hui, lui donner toutes les compétences, notamment scolaires et relationnelles, pour bien s’insérer plus tard, est un vrai travail. C’est un métier d’être parent. Prenez, par exemple, la question des écrans, devenue cruciale dans les familles. Si on ne veut pas que les enfants passent leur temps devant les écrans ou se laissent emporter par tous les aspects nuisibles du numérique, il faut leur proposer en permanence quelque chose qui les en dissuade.
Il faut donc, beaucoup plus qu’auparavant, les entourer et leur trouver des occupations. Cela suppose une mobilisation parentale importante. Or ces jeunes diplômés-parents sont aussi dans une période où l’on attend d’eux d’être investis dans leur travail, qui est une importante source de valorisation. Il y a donc une tension forte entre le fait de devenir parent et d’être actif sur le plan professionnel.
Dans cette génération, les hommes et les femmes ne votent pas de la même manière. Le fossé se creuse-t-il entre eux?
Le mouvement né après MeToo, en 2017, centré sur la violence faite au corps des femmes, remet beaucoup en cause les rapports à la fois psychologiques et charnels entre hommes et femmes. Une partie des femmes voient dans les hommes une sorte de danger pour leur intégrité physique et même émotionnelle. Dans un climat pareil, hommes et femmes ont davantage tendance à vivre chacun dans des mondes différents. En matière politique, les femmes sont beaucoup plus progressistes que les hommes, plus conservateurs. Le charme de la conversation hommes-femmes s’est aussi un peu affaibli.
Il y a une distance qui s’inscrit entre eux, posée surtout par les femmes. Ce sont elles qui considèrent que faire des enfants pose un cas de conscience. Les hommes sont, eux, restés plus favorables à l’enfantement. Aujourd’hui, le couple et l’amour charnel ne sont pas vécus sous un mode aussi romantique et aussi fusionnel qu’auparavant. Et c’est surtout le fait des femmes. Dans la même lignée, même si le couple demeure une institution forte, 72% des femmes sont aujourd’hui en couple à l’âge de 35 ans, contre plus de 80% il y a 30 ans. Les gens se marient moins, ce qui veut dire qu’ils anticipent la fragilité du binôme.
Ces jeunes diplômés sont de plus en plus nombreux à préférer demeurer seuls, même à un âge où l’on souhaite nidifier. D’une manière générale, les rapports entre hommes et femmes se sont beaucoup refroidis et on relève une sorte de désillusion dans le chef des femmes. Les hommes et les femmes ont des regards croisés qui se sont modifiés, avec davantage de méfiance dans les deux sens. Il y a aujourd’hui entre eux une distance, moins d’illusions et d’attentes et plus de solitude.
Qu’attendent désormais les trentenaires du monde du travail?
Le travail est devenu un peu optionnel. Certains restent dans une logique de carrière longue, mais pour beaucoup, d’autres choix sont possibles. Ils ne resteront, par exemple, tpas rop longtemps dans la même entreprise. Ou ils choisiront leur employeur en fonction des jours de récupération proposés. Le travail est devenu un paramètre parmi d’autres: on peut choisir, essayer, travailler moins. Ces jeunes ne souhaitent pas nécessairement monter dans la hiérarchie, plutôt accumuler des expériences différentes dans l’entreprise et acquérir de nouveaux savoirs. Ils aspirent avant tout à un climat professionnel qui leur soit favorable. Le travail est investi d’une multitude d’attentes qui ne sont plus liées à la rémunération.
Le dérèglement climatique joue-t-il un rôle dans le ressentiment des plus jeunes envers les plus âgés?
Tout à fait. Les jeunes ont le sentiment que les bons choix politiques, notamment en matière d’écologie, de consommation, de défense ou de production énergétique n’ont pas été faits. Ce ressentiment se fait sentir globalement, mais pas au sein des familles, qui restent la première institution à laquelle ils sont attachés. Cette tension se marque d’ailleurs dans les votes très différents des personnes âgées et des jeunes.
Vos enquêtes mettent en exergue la fascination de la génération Y pour le métier d’agriculteur. Pourquoi?
On observe chez eux une vision «rousseauiste» du monde, c’est-à-dire une sacralisation de la nature, de la terre, d’un univers vierge qui n’existe plus. Ils sont pourtant très peu nombreux à opérer concrètement un retour à un mode de vie rural ou sommaire: quelques néoruraux, qui partent habiter à la campagne pour y exercer des métiers créatifs, manuels ou d’artisanat. Des boulangers, aussi. Cela ne bouleverse pas la démographie…
Mais quand on demande à ces jeunes ce qui les rebooste, la nature arrive en première réponse. Et quand on les interroge sur le métier de l’avenir, ils évoquent d’abord celui d’agriculteur, devant celui d’enseignant ou de professionnel du soin. En revanche, les ingénieurs, dont on pourrait penser qu’ils permettront à la société de se sauver, de progresser et de résoudre ses problèmes par le biais de la technologie, ne sont cités que beaucoup plus loin. Les jeunes, et notamment les femmes, expriment une vraie réticence à l’idée d’un mode de vie modelé par la technologie.
Cette génération aspire à un profond changement de société. En connaît-on les contours?
C’est très compliqué à comprendre. Ces jeunes ont une vision, assez utopiste et radicale, d’une société qui devrait beaucoup plus se réguler à un échelon local, une révolution qui passerait par l’engagement quotidien, local, associatif. Ils souhaitent vivre autrement, consommer différemment, sans tomber dans la décroissance, mettre un coup d’arrêt à une société de plus en plus compétitive, tendre vers un monde moins porté sur l’argent et moins construit sur les rapports de force. Leur critique de la surconsommation les place en porte-à-faux par rapport à la population moyenne qui, elle, pense toujours en matière de pouvoir d’achat: la voiture, la maison et le chien, ça reste tout de même l’idéal pour beaucoup.
«Les trentenaires déplorent les inégalités sociales tout en les reproduisant avec leurs enfants pour leur travail scolaire.»
Les millennials apparaissent comme ultrasensibles à toutes les questions d’inégalité, de genres, d’origines, de statut. D’où vient cette ultrasensibilité?
Les valeurs fondamentales de nos sociétés européennes sont malgré tout l’humanisme, l’attention à autrui et la critique des inégalités. Par ailleurs, on a assisté, dans les universités françaises, à une importation de la culture woke venue des Etats-Unis, avec moins d’excès. On pousse le plus loin possible la recherche d’une justice sociale. Je pense aussi que la question de la méritocratie scolaire est centrale. Tout le monde est imbibé de cette idée que les inégalités scolaires sont sous-tendues par des inégalités sociales: ceux qui réussissent à l’école sont ceux qui sont soutenus par leurs parents, à savoir la classe moyenne supérieure. il en résulte un phénomène assez curieux.
Les jeunes diplômés qui pensent que les inégalités scolaires relèvent d’inégalités sociales sont pourtant eux-mêmes les gagnants du système. Parce qu’une fois qu’on est diplômé de l’université, on ne se déleste pas de ses diplômes pour aller à l’usine ou travailler la terre. Ces trentenaires sont donc traversés par une sorte de déchirement moral entre la position qu’ils occupent dans la société, plutôt avantageuse, et le fait de vouloir le bien de ceux qui ne sont pas dans le cas. Ils déplorent les inégalités sociales tout en les reproduisant, comme lorsqu’ils aident leurs enfants à réaliser leur travail scolaire et, ainsi, à réussir.
Est-ce dans l’amitié que ces trentenaires trouvent des zones de sécurité?
Contrairement à l’amour, moins encensé que par le passé, l’amitié est un sentiment en plein essor, très valorisé: les amis sont une source de réconfort, même si les jeunes sortent moins qu’avant. On voit aujourd’hui apparaître une société du cocooning: on se recroqueville sur la famille mais aussi sur les amis, en petits groupes, souvent séparés entre hommes et femmes. Il y a une sorte de séparatisme doux entre les genres, qui va de pair avec un repli de la liberté sexuelle, de l’amour physique. On est loin des années 1960 qui ont porté la liberté sexuelle au pinacle!
N’y a-t-il pas un paradoxe entre ce repli sur son cercle de proches et la mise en avant du collectif, valeur essentielle pour les millennials, très soucieux du bien commun?
Les jeunes attendent en effet plus de leurs proches, en matière de solidarité, que d’une politique centralisée. Il y a une telle désillusion face à la gestion gouvernementale! D’ailleurs, les seuls responsables politiques qu’on valorise en France sont plutôt les élus locaux. A l’égard des autres, il n’y a ni vision positive, ni confiance, ni attentes. Il y a donc, en effet, un certain divorce entre le collectif et ce que l’on peut construire individuellement, avec ses amis, sa famille, en créant du commun localement.
«Il y a une distance entre les hommes et les femmes, moins d’illusion et d’attentes, donc plus de solitude.»
Les millennials n’ont pas le même rapport au temps que leurs prédécesseurs: ils se réorientent au milieu d’un parcours d’études, ils se décident à la dernière minute en fonction des choix qui se présentent, ils optent pour des déplacements souples en trottinette. Est-ce une manière de garder en permanence plusieurs fers au feu?
Disons que c’est une manière de pouvoir toujours rejouer sa carte. Pour eux, demain, c’est la minute d’après. Le temps n’est plus vu dans une continuité longue mais dans une vision rapprochée à partir de laquelle on peut sans cesse se réorienter. Cela dit, compte tenu de toutes les incertitudes qui se sont accumulées ces cinq dernières années, il est très difficile de se projeter de manière constructive et rationnelle vers l’avenir. Dès lors, le temps court devient celui auquel on s’accroche en permanence. La question du numérique –on a changé d’univers social par la communication numérique, les modèles de circulation et de fabrication de l’information– n’arrange rien. Tout cela contribue aussi à transformer le rapport au temps.
Contrairement aux politiques nationales, l’Europe garde un capital de crédit important aux yeux des trentenaires. Comment l’expliquer?
L’Europe est porteuse de valeurs qui sont de moins en moins encensées dans le monde. L’Europe est quand même un berceau. La démocratie s’y est développée dans une vision plus égalitaire et plus douce des rapports entre les individus, avec leur capacité de négocier, de se projeter, de réfléchir. Le goût pour la culture y est soutenu, qui permet de s’enrichir tout au long de la vie. Or avec l’invasion de l’Ukraine, les jeunes ont compris qu’on pouvait remettre en cause ce bain culturel qu’ils ont toujours connu. A l’heure où leur vision du monde est battue en brèche par la Chine, les Etats-Unis, la Russie, notamment, ils sont un peu les derniers Mohicans à porter cette culture européenne et à vouloir la défendre.
Vous mettez en évidence le rôle des femmes dans les changements de ces dernières années. Les imaginez-vous porteuses d’autres transformations, qui iraient dans le sens de rapports plus pacifiés entre nations, de plus de solidarité locale, de plus de nature, et ce, durablement?
La vision de la société que je décris est surtout portée par les femmes. Les hommes sont plus passifs, en partie parce qu’ils en font les frais. Certes, on observe une montée du masculinisme, mais je pense que les femmes ont beaucoup de prises, notamment sur la question démographique. Elles ont déjà bousculé le monde du travail et les rapports avec les hommes.
Elles réussissent mieux qu’eux et sont aussi plus diplômées. Depuis MeToo, le projet de la société à laquelle elles aspirent, basée sur des relations égalitaires et dans laquelle les rapports de force ne seraient pas primordiaux, inonde tout. Il n’y a aucune raison que ce mouvement s’arrête. Et les hommes? Ils sont un peu inquiets, parfois furieux, mais plutôt passifs.
Sur le fond, ils tirent aussi un bénéfice d’une société plus pacifiée et la plupart d’entre eux, notamment parmi les diplômés, le reconnaissent. Certes, on assiste à un effet de retour fort aux Etats-Unis, où une petite majorité d’universitaires masculins ont voté pour Trump, mais je pense toutefois que les femmes détiennent les clés de l’avenir, notamment parce que l’une de ces clés, c’est la question de la natalité. Elles ont bien sûr moins de pouvoir que les hommes dans les hautes sphères. Mais je ne les vois pas revenir en arrière.

(1) Génération Reset, par Monique Dagnaud, Ed. Odile Jacob, 237 p.
Bio express
1947
Naissance à Villefranche-sur-Saône.
1976
Docteure en sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris).
1977-2008
Enseigne à Sciences Po Paris.
1980
Directrice de recherche au CNRS à l’EHESS (Paris).
2021
Publie Génération surdiplômée (avec Jean-Laurent Cassely) – Ed. Odile Jacob.
2025
Publie Génération Reset – Ed. Odile Jacob.