Charles Pépin
Faut-il être méchant pour réussir? Peut-on changer les gens? Les réponses de Charles Pépin. © BELGA

Faut-il être méchant pour réussir? Peut-on changer les gens? Où trouver la force? Les réponses philosophiques de Charles Pépin

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Le philosophe et écrivain français Charles Pépin répond à des questions de la vie quotidienne, et bien d’autres, dans son style pop et direct.

Dans Où trouver la force? Et autres questions existentielles (1), Charles Pépin en aborde une cinquantaine, celles qui lui sont le plus souvent posées par ses lecteurs et ses auditeurs de France Inter, ou l’étaient par ses anciens élèves de lycée, et qu’il fait siennes. L’herbe est-elle plus verte ailleurs? Quand sommes-nous vraiment libres? Un aperçu, une fenêtre ouverte sur «ce qui s’agite dans l’âme humaine», comme l’écrit Hegel, rappelle-t-il. Pour lui, ces interrogations ne sont pas «hors-sol, théoriques» et «proviennent toujours d’un vécu, parfois à vif, douloureux». Pour y répondre, vraiment, Charles Pépin s’appuie sur les travaux de philosophes, de psychologues, d’écrivains et d’artistes des siècles passés, mais se nourrit aussi de «[son] cœur et de [son] expérience de vie». Parce que philosopher, c’est proposer des réponses à vivre, pas seulement à penser.

La philosophie n’est pas une spéculation théorique et abstraite, est-ce une manière de vivre?

Non, elle est à la fois les deux. Il ne faut pas oublier que chez les Anciens –Platon, Aristote, les stoïciens–, la philosophie se vit de manière concrète. Ils réfléchissent, ensemble, à une bonne manière de vivre, à gérer les peurs et les angoisses. Mais cette réflexion s’articule à la théorie. J’ai donc toujours vécu la philosophie comme une manière de vivre et j’entends apporter des réponses à des questions existentielles, à des problèmes du quotidien.

La philosophie a-t-elle alors réponse à tout?

La philosophie est née, en Grèce, parce que des interrogations se posent auxquelles on n’a pas de réponses. Elle n’est pas née d’abord comme une pensée théorique, abstraite, mais dans une dimension existentielle. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’elle a réponse à tout, ni que c’est une réponse complète. Ça veut dire qu’on peut s’engager, ensemble, dans un chemin de réponse existentielle. La philosophie n’a d’ailleurs jamais guéri personne, mais, comme la beauté du monde, elle nous aide à vivre mieux et enrichit nos vies.

La philosophie n’est donc pas une thérapie…

Mon métier est d’être philosophe, romancier, passeur d’idées. La philosophie ne doit en aucun cas se substituer à la thérapie ni à la psychanalyse. Je vous assure, je réponds très souvent: «Désolé, je ne peux pas répondre à cette question.» Et, si vous êtes fragile, je conseille d’aller consulter. Je n’ai le pouvoir ni de soigner, ni de rendre plus heureux.

Si elle est ni thérapie ni psychanalyse, la philosophie est une «médecine de l’âme», dites-vous.

Absolument! Elle est utile pour mieux appréhender les difficultés de l’existence. Nous ne sommes pas seuls à nous poser des questions qui dérangent, parce que nous vivons tous ce difficile métier qui est de vivre. Je vois dans le questionnement une force plutôt qu’un malaise. Nous sommes des êtres de raison et de langage, et réfléchir sur la liberté, les angoisses, la mort, etc., nous fait du bien de façon indirecte. Se questionner a aussi pour vertu de nous réunir. La philosophie possède ainsi un pouvoir de fraternité. Peut-être suis-je un frère d’humanité qui propose des pistes pour ne pas laisser mon semblable seul face à des interrogations? Personnellement, je n’ai pas eu un parcours marqué par la tranquillité et l’apaisement. Par rapport à mes propres problèmes, mes propres angoisses, mes propres névroses, voire ma propre dépression, je suis souvent allé chercher des choses dans la philosophie.

Aimez-vous aller sur tous les terrains de rencontre?

Je suis un partisan d’une philosophie hors des murs. Dans mon approche, je brasse tous les champs: la philosophie, bien sûr (c’est mon premier métier), mais aussi la littérature, les arts, les neurosciences, la psychothérapie, les autres sciences humaines. J’écris pour le théâtre, la bande dessinée, la radio… C’est avec tout ça que je tente de proposer des réponses, quand je le peux. La philosophie populaire que je défends dans mes essais, je l’expérimente aussi quand je me rends dans les entreprises, les écoles, les prisons ou, chaque semaine, lors de mes séminaires ouverts à tous, avec «Les lundis philo». J’estime essentiel de rencontrer d’autres milieux, de «tester» mes énoncés philosophiques au contact du réel.

«Je vous assure, je réponds très souvent: “Désolé, je ne peux pas répondre à cette question.” Et, si vous êtes fragile, je conseille d’aller consulter. Je n’ai le pouvoir ni de soigner ni de rendre plus heureux.»

Cela contrarie-t-il certains philosophes d’université?

Certains estiment, en effet, que la philosophie se cantonne aux institutions académiques. Or, dans la tradition ancienne, la philosophie était une pratique vivante et publique, à l’image des discussions de Socrate sur l’agora. Toutes les grandes écoles de philosophie grecque sont des écoles de philosophie appliquée. L’épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme…

Mais dans vos livres, c’est le prof de philo qui s’exprime?

J’ai enseigné la philo au lycée pendant plus de 25 ans. J’avais devant moi des ados de 17 ans, et ce qui m’a motivé durant toutes ces années, c’est, par la philosophie, les aider à vivre, à aimer, à être curieux, à faire des choix, à oser… L’empreinte de cet enseignement se ressent dans ce que j’écris.

Vous parlez de «s’engager». Chaque réponse est-elle un acte d’engagement?

La philosophie, c’est l’art du questionnement mais aussi celui de s’engager dans des réponses. A chaque question, je tente une réponse brève mais dense, très travaillée. J’y réponds vraiment, sans me réfugier dans l’abstraction. Mes réponses ne sont évidemment pas celles d’il y a quinze ans, parce que j’ai changé et parce que le monde s’est transformé. Et elles ont une part de subjectivité.

Toutes les choses de la vie sont-elles des objets philosophiques?

Tout est philosophique: le vélo, le petit déjeuner, la danse, la jalousie… Mais, à partir d’objets dits «mineurs» ou de questions en apparence légères, le philosophe donne accès à des concepts complexes et abstraits, notamment par le biais des distinctions conceptuelles. La question «pourquoi est-on plus heureux à vélo?» me permet de faire la distinction entre le plaisir et la joie, entre le mérite et l’effort. De même, je développe, en partant de la question «comment réussir à se décider?», la différence entre décider et choisir. Un choix est fondé, rationnel. Il repose sur des arguments solides, implacables. Il n’y a donc rien à décider. Mais, lorsque nous tergiversons, c’est le plus souvent parce que nous manquons simplement de confiance en nous. Or, décider, c’est trouver la force de s’engager dans l’incertitude, réussir à y aller dans le doute, malgré le doute. Parfois, pour se sortir d’une situation difficile, et même nous libérer, une distinction conceptuelle suffit, mais il faut bien la comprendre.

Vous faites partie de ceux qui s’inscrivent dans la pop philosophie. En quoi consiste-t-elle?

La pop philosophie, c’est d’abord une philosophie qu’on comprend, qui produit des effets existentiels et qui recourt à des œuvres de la culture populaire, ou au sport, pour expliquer des concepts. Elle est un moyen de faire jaillir la compréhension, l’enthousiasme et la joie de penser.

N’y a-t-il pas un risque de vulgarisation?

Dans le terme «vulgarisation», il y a l’idée que l’on simplifie les choses pour les faire comprendre. La pop philo, c’est exactement l’inverse: on part d’un support culturel connu pour essayer d’aller plus loin. Enseigner, c’est toujours ramener l’inconnu au connu. Dit autrement, la pop philo n’est pas une fin en soi: c’est une passerelle, une voie d’accès à la philosophie. Et puis, j’aime bien le fait qu’on comprenne ce que je dis. Etudiant, j’ai beaucoup écouté des profs qu’on ne comprenait pas, tout cela pour découvrir longtemps après qu’ils n’avaient, en fait, pas grand-chose à dire. A l’inverse, j’ai rencontré beaucoup de grands professeurs de philosophie extrêmement accessibles, à la pensée extrêmement puissante. Donc, j’adore cette idée d’être populaire, de toucher le plus grand nombre.

Pour Charles Pépin, en dernière années de maternelle comme en première primaire existe un âge métaphysique. © GETTY

Vous vous dites agacé par les excès de la psychologie positive…

Tout ne m’agace pas, non! Je me fonde sur les apports récents de la psychologie positive et des neurosciences, mais aussi de la psychothérapie. Il y a, dans les classiques du développement personnel, des ouvrages intellectuellement stimulants. En revanche, ce qui m’irrite, c’est une certaine psychologie positive, une espèce de méthode Coué généralisée qui explique que pour chasser les émotions négatives, pour aller bien, il faut le vouloir. C’est une simplification de l’âme humaine, pour ne pas dire une bêtise. C’est tout ce que je combats.

Tout de même, ne craignez-vous pas d’apparaître, vous, Charles Pépin, l’agrégé de philosophie, comme un auteur de développement personnel?

Cela ne me dérange pas. De toute façon, j’adore le décloisonnement. Là où je me différencie tout de même du développement personnel, c’est que je n’exhorte pas, comme souvent les gourous de la psychologie positive, à se concentrer uniquement sur soi. Plutôt que de s’encenser et de se regarder le nombril, je conseille à l’inverse d’avoir les pieds ancrés, d’accepter sa vulnérabilité et de se tourner vers les autres. Au lieu d’être autocentré et arc-bouté sur ce qui ne va pas, il s’agit d’assumer ses échecs, de ne pas être dans l’évitement et d’avancer.

«Je pense qu’on peut changer d’avis, douter et que la vie est contradictoire: on peut être à la fois heureux et malheureux…»

Vos lecteurs, vos auditeurs affirment que vos livres les aident à vivre. Comment expliquez-vous un tel engouement pour vos ouvrages?

Ce n’est pas à moi à le dire… Mais je n’ai pas de jargon, je ne vis pas dans une tour d’ivoire et je ne prends pas les gens de haut. Surtout, je n’ai pas un très grand surmoi philosophique: je ne sacralise pas les grands philosophes, je prends tout simplement ce qu’il y a à prendre. Par exemple, chez Spinoza, je négligerai des choses métaphysiques qui m’ont passionné en tant que philosophe mais qui ne serviront pas les propos de mon livre, et je trouverai en revanche des choses qui étaieront exactement ce que j’ai à dire. Je prends aussi en compte le corps, les affects, pour faire une philosophie moins rationaliste, moins idéaliste, plus sensible à la réalité et aux souffrances des gens. Pourquoi j’adore Nietzsche? Parce qu’il est incohérent et se contredit tout le temps. Je préfère des philosophes qui ne sont pas systémiques mais ressentent, dans leurs affects, leur philosophie et assument leur ambiguïté, leur paradoxe ou leur contradiction. Je pense qu’on peut changer d’avis, douter et que la vie est contradictoire: on peut être à la fois heureux et malheureux… Peut-être que ce que le public aime dans mon travail, c’est que je ne me prends pas pour un sage, mais quelqu’un qui cherche avec eux et qui leur proposera de partager des lectures.

Vous avez enseigné durant plus de 25 ans. Pourquoi n’enseigner la philosophie qu’en dernière année du secondaire? Pourquoi pas bien avant?

Il n’y a pas d’âge pour débuter. Je suis beaucoup allé dans les écoles pour animer des ateliers de philo. Chez les petits, en dernière année de maternelle comme en 1re année primaire, il y a un âge métaphysique. Ils ont le pourquoi facile, ce sens de l’étonnement dans lequel Aristote voyait le début de la philosophie. Il faudrait que la philosophie commence à cet âge. Il est souvent arrivé après une conférence en entreprise qu’on me dise, avec dédain: «Vous devez vous ennuyer au lycée, quand même.» Là, je répondais que je disais la même chose aux étudiants qu’aux employés. Les gens étaient un peu vexés de voir qu’on leur parle, eux cadres de 55 ans, comme à des lycéens de 16 ou 17 ans. Et j’ajoutais souvent: «Je suis intervenu auprès d’enfants de 10 ans, et ils ont le même niveau que vous.» Et c’est vrai.

Vous avez enseigné aussi bien dans des lycées d’excellence que dans des établissements populaires. Ça change quoi pour un prof de philo?

D’abord, l’adolescence est un âge plus conformiste. La philosophie peut alors passer moins par la métaphysique que par une critique de l’époque. Elle est alors décisive comme apprentissage du sens critique, de la pensée libre et de la rigueur conceptuelle. Mais, en tant que professeur, je m’exprimais de la même manière, et cela ne posait aucun problème. Le «contenu substantiel», pour reprendre l’expression de Hegel, était le même. La vie a-t-elle un sens? Quand sommes-nous vraiment libres? Tout le monde comprend ces questions, parce que ce sont de vraies questions. C’est pourquoi, face à elles, nous sommes ensemble par-delà nos différences sociales, langagières, générationnelles. C’est ainsi que la philosophie crée du commun, de l’égalité.

Votre métier de philosophie est-il politique?

Oui, parce que la philosophie crée un espace commun où nous pouvons débattre ensemble sans être enfermés dans une opposition frontale. Elle ne relève pas simplement d’une logique d’opinions, car nos opinions nous opposent. En revanche, elle nous rapproche et nous rappelle cette question politique par essence, celle d’Aristote: en quoi habitons-nous un monde commun? Qu’est-ce qui pourrait nous rassembler? Qu’est-ce bien vivre ensemble? Sans se poser ces questions politiques essentielles, rien n’est possible. Or, les politiques semblent avoir oublié de se les poser. C’est une catastrophe.

Dans une société fragmentée, le débat, dites-vous, se résume souvent à des réponses dogmatiques.

Hélas, oui. Sur chaque débat de société, nous nous opposons et nous nous écharpons. Au lieu d’argumenter, de débattre et de douter, au lieu de nous écouter, nous nous balançons notre identité à la face. Au lieu de nous positionner en tant qu’humains doués de raison et de langage, nous nous positionnons en tant que gauchiste ou de droite, en tant que catho ou que juif, en tant qu’hétéro, gay ou que sais-je? Cette guerre des identités empêche le débat, le change en pugilat. L’identité revendiquée efface trop souvent l’argument employé. La mission de la philosophie aujourd’hui, c’est de remettre de l’être ensemble, de l’écoute, de la douceur et un peu de scepticisme dans l’identitaire et la polarisation. Ce qui permet de s’exprimer sur un sujet sans que cela ne définisse toute notre identité politique, sociale, culturelle.

La question en titre de votre ouvrage, Où trouver la force?, est au cœur de toutes les autres, non?

Oui, parce que la vie est difficile, encore plus en ce moment.

Alors, où trouver la force?

La première idée serait de la puiser en soi. Bien sûr, nous avons en nous des ressources insoupçonnées que l’on peut mobiliser au contact de l’adversité. Cette idée semble a priori séduisante. Mais notre plus grande force n’est pas en nous mais hors de nous, dans la relation aux autres et dans la manière d’habiter le monde. Car, pour trouver ces ressources en nous, nous avons besoin des autres: d’un bel amour ou d’une belle amitié, d’une rencontre avec un thérapeute… Trouver la force dans des liens de qualité encourage à sortir de soi. Sortir de soi, c’est aussi s’ouvrir au monde, au vivant, au beau. Observer la beauté et le mystère du monde rend alors nos soucis bien plus petits, bien moins angoissants. Cette force qui vient du monde comme celle que nous donnent les autres entre en nous pour devenir nôtre. Encore une fois, exhorter de «trouver la force en soi» reviendrait à imposer une injonction supplémentaire, qui peut être un frein majeur à cette force retrouvée.

 

Bio express

1973
Naissance, à Saint-Cloud (Ile-de-France).
1994
Diplômé de Sciences Po Paris (et d’HEC Paris en 1997).
1998
Agrégé de philosophie, il enseigne au lycée d’Etat de la Légion d’honneur et à l’Institut d’études politiques de Paris.
2015
Publication du roman La Joie (Allary).
2016
Premier grand succès avec Les Vertus de l’échec (Allary).
2018
La Confiance en soi. Une philosophie (Allary).
2021
La Rencontre (Allary) et première saison de Sous le soleil de Platon, sur France Inter.
2023
Vivre avec son passé (Allary) et anime La Question philo sur France Inter.

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