Pour une sucrerie de trop ou un temps d’écran dépassé, les parents ont bien souvent quelque chose à redire sur la façon dont les grands-parents s’occupent de leurs petits-enfants. © ILLUSTRATION REALISEE PAR UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (CHATGPT) – CREDITS: GETTY/ROULARTA MEDIA GROUP

« Mon fils a pu s’enfiler deux donuts et un éclair en un après-midi! »: quand les grands-parents irritent les parents

Pour une sucrerie de trop ou un temps d’écran dépassé, les parents ont bien souvent quelque chose à redire sur la façon dont les grands-parents s’occupent de leurs petits-enfants. Des différends liés au choc des générations, à des réveils du passé ou des transitions mal gérées… et pas toujours évidents à régler.

Dernièrement, il y a encore eu l’histoire du saucisson. Ce soir-là, Lola (1) venait d’annoncer devant tout le monde que Jeanne, sa fille de 3 ans, en avait fini avec les tranches de pur porc. Quelques minutes plus tard, la trentenaire a pourtant vu son propre père acheminer discrètement de la charcuterie vers l’enfant. Une autre fois, alors que le papa de Jeanne s’apprêtait à l’éloigner de la table du dîner pour calmer sa surexcitation, l’aïeul s’est cette fois-ci interposé entre le père et sa fille dans l’espoir de la protéger de la punition. «Je ne suis pas contre l’idée qu’il laisse quelques privilèges par rapport à ce que l’on fait à la maison, mais il ne doit certainement pas se mettre ouvertement en opposition à nos règles, témoigne Lola. Surtout si ça a des répercussions sur notre fille, qui est souvent plus exigeante et grogneuse quand elle revient de chez lui.»

Généralement, les parents de Lola accueillent ses deux enfants une fois par semaine, le mercredi après-midi. Une aide indispensable, mais qui peut aussi poser problème quand le grand-père peine à fixer un cadre clair. Parce qu’il entend jouer à fond ce rôle de papy amusant et joueur. «Les moments qu’il passe avec notre fille et notre fils lui font énormément de bien, il dit qu’ils sont ses bâtons de vieillesse et je suis comblée par leur magnifique relation, poursuit Lola. Ce que je lui reproche, en revanche, c’est de ne pas avoir de limite… alors qu’il était très strict quand j’étais petite

«Gramnesia» et changement de fonction

Le choc des visions en matière d’éducation semble inévitable. Parce que les contextes sociaux et culturels évoluent au moins aussi vite que les méthodes et les philosophies. Aujourd’hui, la très populaire éducation «positive», qui priorise la compréhension, l’écoute des besoins et des émotions de l’enfant, s’éloigne ainsi toujours plus des préceptes de l’éducation «à l’ancienne», connue pour sa rigueur, sa discipline. Forcément, ça peut provoquer des accrochages. A chaque fois qu’elle croise en rue un parent en plein (long) discours pour dissuader son jeune enfant de traverser la rue sans regarder, Rosetta Flochon sort de ses gonds. «Si le gosse est prêt à passer sous les roues d’une voiture, discuter ne servira à rien, insiste cette grand-mère de cinq marmots. Face à un tel danger, il faut saisir l’enfant pour l’empêcher de prendre le moindre risque. Je ne suis pas opposée à l’éducation positive, mais il faut garder du bon sens

La Namuroise reconnaît avoir par moments des divergences d’opinion avec ses propres enfants, sans toutefois ressentir de pression quant aux questions d’alimentation, d’horaire ou de température du bain. «Les contrastes se marquent surtout dans la sévérité, les goûts et les degrés d’inquiétude, nuance Rosetta. Puis nos désaccords s’aplanissent à mesure que mon mari et moi voyons que ce qui nous paraît inconcevable n’empêche pas nos petits-enfants de s’épanouir et de se sentir bien dans leur peau.»

D’autres seniors ont malgré tout plus de mal à garder le silence face à certaines postures de leur progéniture. Très en vue sur Instagram, la thérapeute américaine Allie McQuaid explique en partie cette attitude en contractant les mots «grand-parent» et «amnésie», pour former «gramnesia». Ce néologisme désigne la tendance qu’ont certains aînés à oublier les difficultés inhérentes à l’éducation d’un jeune enfant. Exorcisés, les repas compliqués. Congédiées, les nuits blanches. Réduites à l’état de poussière, les transgressions de règles. Une façon de lisser leur passé qui favorise le jugement, la minimisation, voire la négation des enjeux actuels rencontrés par les parents.

«A la naissance de nouveaux enfants, la relation entre parents et grands-parents évolue et il est possible que des événements du passé rejaillissent, ajoute Cindy Mottrie, docteure en sciences psychologiques. Cela peut prendre la forme de reproches sur les pratiques des grands-parents datant de leur période de père et mère, ou être teinté de jalousie, par exemple pour critiquer leur disponibilité désormais décuplée.» Quoi qu’il en soit, dès l’arrivée d’un nourrisson, la fonction de chacun est amenée à changer.

Les doyens, qui ont tour à tour été avec leurs enfants dans le soin puis dans l’éducation et la transmission, se retrouvent tout à coup moins engagés dans la fonction éducative avec leurs petits-enfants. Or, dans certaines familles, cette transition vers un aspect plus ludique ne se passe pas toujours de manière idéale. «Des grands-parents peuvent avoir du mal à délaisser cette fonction parentale et empiètent sur la mission des parents, ce qui constitue une source de conflit, reprend Cindy Mottrie. Sans compter qu’aux conseils de leurs « vieux » géniteurs, beaucoup de jeunes parents privilégient ceux des nombreux spécialistes qui gravitent autour d’eux dès que le test de grossesse affiche les deux lignes fatidiques.

Les connaissances sur l’alimentation, la santé ou le sommeil du bébé changent à une vitesse folle, embraie Marie-Thérèse Casman, sociologue de la famille et collaboratrice scientifique à l’ULiège. Il suffit de penser à l’exemple du nourrisson que l’on a longtemps fait dormir sur le ventre pour éviter qu’il ne s’étouffe en régurgitant… et qui doit désormais être installé sur le dos pour prévenir les risques de mort subite. Toutes ces mutations peuvent être très perturbantes.» La spécialiste souligne qu’il est aussi très naturel pour un parent de critiquer ses propres aïeuls. Par envie de questionner l’éducation reçue, faire mieux et construire son identité de parent.

Seniors plus sollicités

D’après la dernière enquête européenne Share sur la santé des plus de 50 ans, publiée il y a quelques mois, les grands-parents belges consacrent entre 35 et 39 heures par mois à la garde de leurs petits-enfants. Ils seraient environ 70% à les prendre en charge pendant que les parents sont au travail, ce qui place les citoyens du royaume parmi les plus actifs du continent européen à ce niveau –la France se situe autour de 60%, la République tchèque de 47%.

Les chiffres sont manifestes: les seniors constituent d’indispensables ressources dans l’accompagnement et donc l’éducation des enfants. «Ce rôle s’est affirmé en raison de l’évolution de la société, dévoile Marie-Thérèse Casman. Il y a d’une part beaucoup plus de couples biactifs qui doivent trouver des suppléants quand ils travaillent. D’autre part, il y a cette augmentation de l’espérance de vie en bonne santé qui fait que les sexagénaires actuels sont bien plus en forme que leurs homologues des années 1970.» D’un côté et de l’autre, les attentes ne sont toutefois pas toujours les mêmes. Si beaucoup de parents conçoivent les moments chez papy et mamy après les heures d’école comme un accueil gratuit pour leurs enfants, certains grands-parents aimeraient s’investir davantage dans le processus éducatif. «Cette situation, qui oblige d’une certaine façon les aînés à être disponibles et à respecter des consignes avec lesquelles ils ne sont pas toujours en accord, peut générer des frictions», analyse la sociologue de la famille.

Pendant des semaines, à chaque fois que leur papy venait chercher Basile et Louise à la sortie de l’école le vendredi, il n’a jamais eu aucun mal à les installer dans la voiture et à attacher leur ceinture. Logique, vu le programme gastronomique qui les attendait. En guise de goûter, le grand-père laissait sa descendance pointer du doigt ses cibles sucrées à la boulangerie, quel qu’en soit le nombre. C’était devenu un rituel. «Mon fils a pu s’enfiler jusqu’à deux donuts et un éclair en un après-midi, maugrée Caroline, maman un peu frustrée. C’est complètement disproportionné et beaucoup trop éloigné des limites que l’on fixe à nos enfants. Puis c’est assez perturbant parce que je ne me souviens pas avoir eu autant de libertés quand j’étais petite.»

Au-delà du risque évident que ces entremets copieux limitent l’appétit des bambins au repas plus sain du soir, Caroline veut absolument tout mettre en place pour leur éviter des problèmes de poids dans le futur. «On apprend à manger équilibré dès le plus jeune âge et les grands-parents ont un rôle à jouer dans cette éducation.» Elle et son mari n’ont donc pas tardé à mettre le holà par une discussion finalement assez franche sur leur vision de l’éducation. «Sans dire que l’on avait absolument raison, mais en précisant que c’est en respectant ce parti pris que l’on continuerait notre apprentissage de parents.» Ses géniteurs ont bien réagi à la conversation. Ils n’ont peut-être pas tout compris ou accepté, mais ils se sont rangés derrière cette règle.

© ILLUSTRATION REALISEE PAR UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (CHATGPT) – CREDITS: GETTY/ROULARTA MEDIA GROUP

L’éducation aux parents?

Coordinatrice de la Maison des seniors depuis 2005, Rosetta Flochon a également géré une «Ecole des grands-parents» pendant plusieurs années. Elle y organisait des ateliers où aïeux et petits-enfants travaillaient ensemble leur mémoire, mais aussi des conférences axées sur des thématiques propres aux papys et mamys. Elle y a évidemment entendu un paquet d’histoires de litiges éducatifs. Certains ont dû être aplanis par une médiation extérieure, mais la plupart ont été résolus grâce à la communication… et la remise en question. «L’amour-propre n’amène que de la tristesse pour tout le monde, lance-t-elle. Je pense que c’est avant tout aux seniors de prendre sur eux, parce que l’éducation revient d’abord aux parents. Les grands-parents n’arrivent qu’en seconde ligne.» Un statut qui ne doit toutefois pas les empêcher d’intervenir auprès de leurs enfants s’ils jugent une situation vraiment grave. Les positions les plus rigides ne sont pas bénéfiques pour les plus jeunes. «Ce n’est pas parce que l’on est parent que l’on détient la vérité absolue, souligne la docteure en psychologie Cindy Mottrie. La mère et le père ont la responsabilité de prendre la meilleure décision possible, mais en s’appuyant sur les avis de l’entourage. Pour bien grandir, un enfant a en effet besoin d’être entouré de tout un tas de regards et de réalités pour envisager le monde de manière plus globale et riche

Si d’aucuns privilégient l’humour pour désamorcer une bombe –ça peut marcher de taquiner gentiment un ancien papa sévère mué en papy gâteau–, d’autres préfèrent se confier sur leur ressenti personnel ou s’appliquent à détailler les raisons de leurs règles intangibles. Certains régimes alimentaires doivent en effet être respectés scrupuleusement sous peine de mettre la santé de l’enfant en péril.

Depuis plusieurs mois, une règle tacite fait par ailleurs son trou dans le milieu des aînés, celle des «3C». Elle consiste, pour les grands-parents, à respecter trois principes. Le «comportement» implique le respect des règles éducatives des parents, même en cas de désaccord. Les «conditions» servent à assurer un espace sécurisant, constant et aligné avec les habitudes de l’enfant. Enfin, les «critères» concernent les limites et les principes que les seniors fixent avec leur descendance. Cette règle aurait pour effet de clarifier les rôles de chacun et d’encourager une communication apaisée. «Sur papier, l’idée semble intéressante puisqu’elle part des besoins de l’enfant et tend à lui assurer un minimum de stabilité, commente Cindy Mottrie. La résolution de ces différends liés à l’éducation dépend toutefois de la capacité de chacun à laisser une ouverture.» «Même si les personnes concernées n’arrivent pas à tomber d’accord sur tout, il est important de maintenir un climat de confiance, conclut la sociologue Marie-Thérèse Casman. Après tout, personne n’a intérêt à rendre un enfant dépendant de son fauteuil où, avachi, il enchaînerait des vidéos TikTok.» Avec un bol de saucisson sur le plateau télé…

*Les prénoms ont été modifiés

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