
Cette «révolution inachevée» qui rend les parents belges plus pessimistes que la moyenne (analyse)
En Belgique, le pessimisme parental règne. Une tendance que le sociologue Romain Delès attribue à une «révolution de genre inachevée»: si l’égalité domine dans la sphère professionnelle, elle est encore loin d’être acquise sur le plan domestique. Résultat: les femmes prestent des «doubles journées», limitant de facto leur épanouissement.
La parentalité fait-elle encore rêver? Pour les Belges, accueillir un enfant relève d’abord du sacrifice. A en croire le dernier baromètre de Partenamut publié mi-avril, les papas et mamans dans la trentaine crouleraient aujourd’hui sous la fatigue, une charge mentale écrasante et une pression sociale intense.
Un constat qui rejoint les résultats d’une étude menée en 2012 par l’International Social Survey Program (ISSP) sur les représentations de la parentalité dans plusieurs pays d’Europe occidentale. Les Belges y apparaissent globalement plus pessimistes que la moyenne. Ainsi, un parent belge sur quatre (25%) affirme que les enfants empiètent sur leur liberté. Plus d’un tiers (34%) avoue qu’ils limitent leus possibilités professionnelles. Enfin, près de la moitié (49%) les associe à une charge financière importante.
Des pourcentages bien plus élevés que dans les pays nordiques. Par exemple, à peine 5% des parents suédois constatent une liberté plus restreinte depuis l’arrivée de leurs enfants, alors que 9% des Norvégiens les assimilent à une charge financière plus importante. A l’autre bout du spectre, la France apparait comme la championne européenne du pessimisme parental, juste devant le Portugal. Comment expliquer de tels différentiels de positionnement entre des pays pourtant relativement proches en termes de développement économique? C’est la question que s’est posée le sociologue français Romain Delès, dans une étude publiée dans l’ouvrage collectif Enfanter. Natalité, démographie et politiques publiques.
La «double journée» féminine
«Pour répondre à ce questionnement, le réflexe aurait été d’analyser les différences culturelles, religieuses ou de politiques publiques qui pourraient justifier de tels écarts entre ces pays, avance le maître de conférences à l’Université de Bordeaux. Mais j’ai voulu tenter une autre approche, en explorant plutôt les rapports genrés prévalant dans ces pays.» Outre l’égalité entre les hommes et les femmes dans la sphère professionnelle, le sociologue a également questionné cette égalité dans la sphère privée, notamment dans la répartition des tâches domestiques.
Au terme de cette analyse, trois modèles distincts se sont dessinés: primo, un scénario d’égalité étendue, où les écarts de genre sont faibles sur le marché du travail comme dans la sphère domestique; secundo, un scénario d’égalité contrariée, dans lequel l’égalité professionnelle est acquise, mais pas l’égalité domestique; tertio, un scénario conservateur, marqué par les divisions genrées traditionnelles dans les deux domaines. «Le premier régime, à savoir celui des «arrangements symétriques», s’impose majoritairement dans les pays nordiques, expose Romain Delès. Là-bas, les rôles du père ou de la mère sont quasiment interchangeables. Au contraire, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou l’Irlande reposent davantage sur le régime de l’arrangement traditionnel, où le père domine la sphère professionnelle, et la mère, la sphère privée. Et puis, au milieu du gué, on a des pays comme la France, la Belgique et le Portugal, où les femmes sont très présentes sur le marché du travail, mais sont également contraintes d’effectuer la majorité du travail non rémunéré à la maison (ménage, courses, soin des enfants,…). L’égalité professionnelle y a finalement été acquise au prix d’une double journée des femmes.»
Parents pessimistes: une révolution «inachevée»
Or, cette configuration intermédiaire limite l’épanouissement parental. «L’expérience quotidienne familiale y est plus tendue», confirme Romain Delès. La lourde charge des femmes peut en effet conduire à des frictions latentes au sein du foyer, résultant en un pessimisme plus marqué et à un sentiment de bonheur amoindri. Plus encore que dans le modèle d’arrangement traditionnel. «Cela peut paraître paradoxal, mais dans ce système plus conservateur, la pacification des relations familiales passe par le fait que les rôles sont « bien distribués », avance Romain Delès. Les mamans restent à la maison, les pères travaillent. Point. La répartition des tâches est fixe, et se traduit par une certaine efficacité.» A l’inverse, dans le modèle d’arrangement symétrique, l’interchangeabilité des rôles permet aux individus de répondre aux enjeux de compatibilité des contraintes familiales et professionnelles.
Bref, en Belgique, comme en France, l’égalité (encore perfectible) semble s’être limitée à la sphère professionnelle, sans atteindre la sphère domestique. La révolution de genre demeure en quelque sorte «bloquée» ou «inachevée», comme le théorisait la chercheuse Paula England en 2010 dans son ouvrage The Gender Revolution: Uneven and Stalled. Un constat qui peut s’expliquer par des politiques publiques moins volontaristes que dans les pays nordiques.
«Faire» ou «faire faire»?
En effet, dans une étude à paraître, Romain Delès a analysé les politiques de petite enfance dans quatorze pays européens. Alors qu’en Belgique et en France, les gouvernements ont davantage investi dans le «faire faire» (à savoir, l’externalisation de la garde des enfants vers des structures d’accueil ou des crèches), les pouvoirs publics nordiques ont également beaucoup misé sur le «faire», via des congés parentaux bien rémunérés et attrayants, tant pour les mères que pour les pères. Combinées à la mise en valeur d’une masculinité compatible avec la paternité, ces politiques publiques ont permis une meilleure implication des hommes dans le travail parental et domestique, assure le sociologue. «Au contraire, les investissements dans le « faire faire » créent un angle mort, pointe-t-il. Que se passe-t-il une fois que la crèche ferme ses portes? C’est en réalité à nouveau la femme qui prend le relais.»
«En Belgique, comme en France, l’égalité professionnelle a finalement été acquise au prix d’une double journée des femmes.»
Romain Delès
Maître de conférences en sociologie
Enfin, les pays nordiques ont globalement développé une image positive de la parentalité, en faisant de la place aux enfants à tous les étages de la société, souligne le sociologue. Aires de jeux omniprésentes, tarifs préférentiels pour les poussettes, séances de cinéma ou de gym réservés aux parents avec bébés: tout est pensé pour et avec les enfants. «Faire de la place à l’enfant, c’est faire de la place aux parents d’une certaine manière, insiste Romain Delès. On dit souvent que la Suède est le pays de l’enfant-roi, mais je dirais plutôt que c’est le pays du parent-roi. En faisant de la parentalité (et de l’ensemble du travail familial non rémunéré) une sorte d’activité sociale légitime, cela favorise in fine l’engagement de ceux qui en sont traditionnellement exclus, c’est-à-dire les hommes.»
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