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«C’est une question de survie, vraiment»: pourquoi tant d’adultes rompent avec leurs parents

Prendre ses distances définitivement avec ses parents ou sa famille est une décision lourde et, parfois, un acte nécessaire. Pourtant, même mûrement réfléchie, cette séparation n’apporte pas toujours la libération espérée.

«Ma famille n’est pas à proprement parler dysfonctionnelle, constate Fabien, 50 ans. Mais ils sont tous dépressifs, portés sur l’alcool et certains ont des tendances suicidaires. A chaque réunion, je me sens vidé de toute énergie. Ma famille ne me fait pas du bien. Or, je ressens une fragilité. Une part de moi sait qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour que je sombre à mon tour dans cette spirale autodestructrice si je ne m’en protège pas. J’ai décidé il y a cinq ans de prendre mes distances de manière radicale, c’est une question de survie, vraiment.» Vingt-sept pour cent des adultes ont définitivement coupé les ponts avec un ou plusieurs membres de leur famille, indique une étude publiée dans la revue Psychology and Aging. Ce chiffre confirme que l’éloignement familial, s’il a toujours existé, est aujourd’hui la résultante d’une tout autre dynamique. On ne fuit plus des parents autoritaires, on fuit une famille qui nuit à son épanouissement.

Si les querelles intestines, les relations autoritaires ou toxiques sont le plus souvent à l’origine de cette scission, le divorce et sa surenchère de conflits peuvent aussi causer une cassure: les enfants ballottés, instrumentalisés ou délaissés, en arrivent à choisir l’éloignement, plutôt que de devoir trancher un conflit de loyauté. Mais l’éloignement, plus souvent qu’auparavant, peut aussi être l’aboutissement d’un cheminement: celui d’un adulte qui, lassé d’une absence de connexion ou de soutien, décide de rompre le lien pour écrire sa propre histoire. Derrière cette prise de distance, trois causes principales: des divergences de valeurs, des blessures émotionnelles ou une communication défaillante.

Rejet de rôles prédéfinis

«De plus en plus de parents qui sollicitent une médiation familiale avec leurs enfants ont envie de comprendre, développe Florence Van De Putte, médiatrice systémicienne. Ils sont souvent atterrés d’entendre leurs enfants affirmer avoir manqué d’amour. Surtout dans les familles très classiques, basées sur un modèle patriarcal, avec une mère au foyer dévouée, mais pas franchement épanouie, et un père qui a beaucoup travaillé, et imposé à ses enfants un niveau d’exigence exacerbé. Ce modèle rigide laisse à ces jeunes adultes le sentiment de ne pas être connectés à leurs parents qui, pourtant, de leur côté, ont le sentiment d’avoir tout fait « comme il fallait ». La confrontation de ces deux vérités en séance est très révélatrice. Les jeunes qui deviennent parents ne veulent plus de ce modèle traditionnel à sens unique, ou chacun est enfermé dans un rôle prédéfini. Aujourd’hui, les femmes travaillent, les grands-parents ont déserté leur rôle, et le culte de l’individu prédomine, avec l’injonction à trouver à tout prix son épanouissement personnel. Je pense que finalement, chacun cherche sa place dans cette nouvelle distribution des rôles familiaux. Et ne pas y parvenir mène à des décisions radicales. Les plus jeunes couples concentrent toute leur énergie sur leur famille nucléaire, celle qu’ils ont choisie.»

C’est le cas d’Anne, 67 ans, qui n’a plus de contact avec son fils ni ses petits-enfants depuis plusieurs années. «Mon fils nous a un jour annoncé solennellement qu’il ne viendrait plus nous voir, se désole-t-elle. J’étais effondrée. Sa compagne et lui travaillent comme intermittents du spectacle et vivent de petits boulots. Elle est d’origine indienne, issue d’une culture très différente et nous trouvions que l’éducation de leurs enfants était trop laxiste. Mon mari, très à cheval sur certains principes, a toujours reproché à notre fils d’être un irresponsable, de ne pas avoir trouvé un « vrai » boulot et de ne pas éduquer ses enfants comme il le faudrait. J’ai tenté de jouer les médiatrices, mais entre mon fils qui a pris sa décision et mon mari qui reproche à ma belle-fille de ne pas se remettre en question, je suis perdue. Mon mari ne montre pas son chagrin, mais je sais qu’il en souffre.»

Aimer et se faire aimer

Déverrouiller les émotions et le dialogue chez les hommes est plus compliqué, confirme la, médiatrice. «Certains pères souffrent de ne plus voir leurs enfants, mais semblent incapables de prendre leur téléphone pour leur dire qu’il leur manque.»  La différence est notable: quand seuls 7% des adultes ont coupé les ponts avec leur mère, ils sont près de 27% à ne plus fréquenter leur père. «Les pères sont perdus par rapport à ce qu’on attend d’eux en tant qu’homme et en tant que père, détaille Laurence Erlich, psychothérapeute. Il y a eu un basculement des repères familiaux entre le modèle ancien, dit patriarcal, très vertical et unidirectionnel, et le modèle contemporain plus horizontal et égalitaire. Cela génère un changement profond dans notre manière d’incarner l’autorité, la loi, la famille et, par conséquent, le sentiment de devoir envers les anciens. La question de la liberté individuelle est devenue un enjeu majeur, mais elle est aussi source de tensions nouvelles dans la relation parent-enfant.»

7%

des adultes ont coupé les ponts avec leur mère, 27% avec leur père.

Dans son essai Le Nouvel Ordre sentimental. A quoi sert la famille aujourd’hui? (Payot, 2003), Bernadette Bawin-Legros, sociologue de la famille, décrit la famille actuelle comme faisant office de prothèse individualiste: «La famille n’est plus une fin en soi comme cela l’était traditionnellement. Aujourd’hui, elle est un lieu et un instrument qui nous permet d’accomplir cette part individuelle de notre identité. Là, on peut comprendre le dévouement parental comme un instrument d’accomplissement (parfois à l’excès). Il peut aussi être un instrument de reconnaissance en tant qu’individu: le dévouement parental, c’est donner beaucoup d’amour… pour recevoir de l’amour en retour. Cette idée d’aller-retour n’était pas forcément présente dans la famille traditionnelle où les parents avaient pour rôle d’éduquer leurs enfants et pas de se faire aimer d’eux… Telle est la famille postmoraliste que l’on construit et reconstruit librement désormais. On ne respecte plus la famille en soi, mais la famille impérieuse, car la seule union légitime serait celle qui dispense le bonheur.»

La sensation d’être un orphelin sans attaches est aussi une source d’angoisses.

La fratrie comme planche de salut

Couper le lien avec une famille qui ne fait pas son bonheur est un phénomène qui s’observe également en différé, quand arrive la question des successions: le partage des richesses fait souvent exploser la famille. «C’est une erreur de croire qu’il ne s’agit que d’argent, précise Florence Van De Putte, car l’argent est très souvent l’arbre qui cache la forêt d’un manque affectif. Un enfant qui estime avoir été mal considéré tout au long de la vie entend parfois récupérer financièrement ce qu’il estime ne pas avoir reçu dans le cadre de son parcours familial. L’héritage perçu pose alors un chiffre sur la place qui lui est assignée dans la fratrie et cela peut être terriblement confrontant.»

Pourtant, la fratrie semble mieux résister à l’éloignement familial que le lien parent-enfant. Souvent même, il compense l’absence de communication avec les parents. «Avec ma mère, il n’y a pas de conflit ouvert. Mais après son divorce, elle a pris son indépendance et décidé de vivre pour elle. Elle est devenue une mère autocentrée, souffrant d’addictions. Aujourd’hui elle ne prend jamais de nos nouvelles, ne propose jamais son aide ou son écoute. Je ne ressens pas de réel élan d’affection. Même si je sais qu’il s’agit de ses propres limites, j’ai abandonné l’idée de courir après ce lien, soupire Audrey, 53 ans. En faire le deuil m’est apparu plus acceptable que de tenter vainement de susciter une réaction sincère de sa part. Mais il m’est impossible, envers mes frères et sœurs, de provoquer une rupture franche avec ma mère, comme ne plus venir aux réunions de famille. J’ai donc décidé de prendre des distances émotionnelles et instauré des prises de contact rares et superficielles, le minimum syndical. Nous savons toutes les deux que nous jouons un jeu de dupes, chargé de non-dits, mais me désinvestir est la seule solution que j’ai trouvée pour ne plus souffrir. Mon frère ne supporterait pas qu’une confrontation fasse retomber notre mère dans la dépression ou l’alcool, et elle tient toute la famille par cette menace larvée, qui la rend intouchable. Nous sommes proches tous les trois: ma fratrie remplit ce rôle maternel de soutien et d’amour inconditionnel. Nous en parlons souvent et s’ils ont bien identifié la toxicité du fonctionnement de notre mère, ils se sentent tenus de garder le lien avec elle, persuadés d’éviter quelque chose de pire.»

«Ma mère ne montre pas un réel élan d’affection. A force de petites blessures, j’ai cessé de courir après ce lien.»

Cette stratégie d’évitement protecteur entre frères et sœurs est fréquente dans les familles où la communication est impossible. Et elle est révélatrice, d’après Laurence Erlich. La psychothérapeute estime que connaître les territoires où on préfère ne pas s’aventurer afin de préserver la fratrie est une adaptation intelligente: «Quand la peur est ce qui maintient la relation, c’est un signal d’alarme qui indique que la sécurité intérieure est touchée. Si la fratrie est défaillante et ne compense pas cette insécurité, l’éloignement familial sera alors inévitable.»

S’extraire de la famille ne l’efface pas

Comment le vit-on? Mal, la plupart du temps, résume la psychothérapeute Laurence Erlich: «Avant, le patriarche détenait un pouvoir de décision total, tant sur sa femme que sur les études ou les fréquentations de ses enfants. Il est évident que ce modèle patriarcal devait être déconstruit. Mais le changement est tel que cela sème aujourd’hui la confusion dans les dynamiques familiales et crée une perte de repères. Entre les injonctions au bonheur individuel et un discours carrément victimaire, je vois certains de mes patients rejeter toute forme de dette à l’égard de leur famille. Cette quête d’autodétermination et le refus de valeurs qui ne nous sont pas propres est louable, mais fuir sa famille nie le lien et la filiation dont nous sommes inévitablement le fruit. Or ce lien est aussi structurant et protecteur: savoir d’où nous venons est fondateur. Il ne faut pas que la coupure soit une manière commode de se dispenser d’un travail sur les fondamentaux de notre identité

En définitive, s’extraire de la famille ne l’efface pas, pointe le rapport annuel 2024 de la ligne d’écoute Télé Accueil: «Même quand les proches ne sont plus là, quand on leur a tourné le dos ou quand ce sont eux qui ne veulent plus nous voir, la famille reste au cœur du discours. Et cette famille, même absente, remplit la conversation des appelants, qui manifestent un sentiment de solitude, voire une réelle souffrance.»

«Pour survivre, l’enfant a tellement besoin de liens d’attachement que la question de la scission ne se pose pas, confirme Laurence Erlich. Mais quand le jeune adulte constate que ces liens ont été maltraités ou distendus, décider de rompre ne se fait jamais sans dommages. Il en résulte toujours un chagrin profond, un sentiment de culpabilité et une peur primale de ne pas exister hors de ce lien. J’accompagne ces patients déracinés pour qu’ils deviennent des individus à part entière tout en les aidant à maintenir le lien avec leurs origines qui les ont aussi façonnés. La sensation d’être un orphelin sans attaches est aussi une source d’angoisses, c’est pour cela que je préfère travailler l’adaptation plutôt que l’éloignement, chercher un socle de valeurs communes autour duquel chacun peut articuler ses propres convictions et s’engager à respecter celles des autres.»

Le défi d’un individu tiraillé dans une famille distendue serait donc, quand c’est encore possible, de réinventer une relation dans laquelle chacun se sent en sécurité, malgré les désaccords.

 

 

 

 

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