Le statut des animaux a fortement évolué dans la législation belge. Pourtant, leur condition ne s’est pas vraiment améliorée, constate la juriste Caroline Lambilot. La solution, selon elle: leur octroyer une personnalité juridique.
Le statut des animaux, leur protection et leur bien-être. Cette vaste question, qui préoccupe bien des humains, peut être abordée sous de nombreux angles: éthique, philosophique, religieux, scientifique, etc. C’est aussi un sujet de droit, assez passionnant au fond.
Le sujet apparaît d’ailleurs régulièrement dans l’actualité sous sa dimension juridique. Voici à peine plus d’un an, en mai 2024, un nouvel article faisait son apparition dans la Constitution belge, enjoignant les différents niveaux de pouvoir à veiller «à la protection et au bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles». C’était, pour les associations de lutte pour le bien-être animal, une étape majeure dans l’évolution du droit.
De leur point de vue, ce combat ressemble toutefois à une procession d’Echternach: trois pas en avant, deux pas en arrière. C’est ainsi que la protection animale est, par exemple, revenue sur le devant de la scène fédérale en ce printemps lorsque la Chambre a rejeté une proposition de loi venue de l’opposition. Il s’agissait d’accorder explicitement aux associations le droit d’agir en justice pour protéger l’intérêt animal, comme peuvent le faire les associations de défense de l’environnement, par exemple. Sur un plan politique, des arguments sans doute légitimes se sont opposés. Sur un plan juridique, il s’agit d’un recul, pour des associations telles que Gaia, fer de lance de la défense des intérêts des animaux en Belgique.
En dépit de quelques atermoiements, le statut juridique des animaux a toutefois évolué au cours des dernières décennies en Belgique. Considérablement, même. Juriste spécialisée en droit des animaux, Caroline Lambilot retrace cette longue marche dans un ouvrage intitulé Le Statut juridique de l’animal non humain en Belgique (Anthemis, 2024).
«Animal non humain», le choix des mots opéré par cette ancienne avocate en droit des affaires permet d’emblée d’inverser la perspective encore largement admise d’une forme de supériorité naturelle de l’humain sur l’animal. Caroline Lambilot y trace aussi une voie pour l’avenir, qui pourrait progressivement faire son chemin parmi les juristes et, pourquoi pas, au sein de la population et du monde politique: la personnification juridique des animaux.
Un siècle de lois
En Belgique, la première loi portant sur la protection animale date de 1929. Sanctionnant les actes de cruauté et les mauvais traitements considérés comme excessifs, elle a prévalu durant plusieurs décennies, de manière plus symbolique qu’effective. En 1975, une nouvelle loi venait la renforcer. Mais c’est surtout la loi du 14 août 1986 qui a ouvert la voie à une amélioration de la protection animale, en incorporant la notion de bien-être à la législation.
L’article 1 plante le décor: «Nul ne peut se livrer, sauf pour des raisons de force majeure, à des actes non visés par la présente loi, qui ont pour conséquence de faire périr sans nécessité un animal ou de lui causer sans nécessité des lésions, mutilations, douleurs ou souffrances.» Plusieurs fois modifié, ce texte est toujours en vigueur et a été suivi par une myriade de dispositions légales durant les quatre dernières décennies.
La compétence du bien-être animal a été régionalisée, en 2014, à l’occasion de la sixième réforme de l’Etat. Cet état de fait donne lieu à quelques disparités, soit dit en passant. L’exemple le plus connu étant celui de l’abattage sans étourdissement, proscrit en Flandre et en Wallonie, pas à Bruxelles.
«Les animaux demeurent dans le régime juridique des choses, ce qui est assez bizarre en matière de droit.»
Ni objets ni sujets
«Les animaux ne sont plus considérés comme des objets», a-t-on abondamment entendu en 2019, à l’occasion d’une réforme du Code civil qui a permis de les sortir de la catégorie des biens. Au regard du droit, les animaux sont depuis lors différenciés des biens. Ils sont «doués de sensibilité et ont des besoins biologiques». Par conséquent, ils n’entrent plus dans la même catégorie qu’un téléphone portable, une tasse à café ou une tondeuse à gazon. L’air de rien, cette avancée représentait une entaille dans la summa divisio héritée du droit romain: les personnes d’un côté, les choses de l’autre.
Pour autant, souligne Caroline Lambilot, cette modification du Code civil n’est pas dénuée d’ambiguïté. «Un statut juridique comprend deux dimensions, une catégorie et un régime. En 2019, les animaux ont bien été sortis de la catégorie juridique des choses, mais demeurent dans le régime juridique des choses, ce qui est assez bizarre en matière de droit.» Ce nouveau statut, par exemple, ne change pas fondamentalement le droit de propriété des humains sur les animaux.
L’animal n’est plus une chose, mais n’est pas non plus un sujet de droit à part entière. La reconnaissance dont ils font l’objet dans la Constitution depuis l’an dernier n’y change pas grand-chose, en réalité. Il ne faut pas pour autant minimiser la portée de cette avancée constitutionnelle. «Nous avons lutté durant six ans pour l’obtenir. C’est une victoire, qui s’inscrit aussi dans une évolution sociétale plus générale de la perception des animaux», se félicite Michel Vandenbosch, le président de l’asbl Gaia. L’Etat fédéral et les entités fédérées sont tenus, «dans l’exercice de leurs compétences respectives», de veiller à la protection et au bien-être des animaux, définis comme des êtres sensibles. C’est inscrit noir sur blanc dans la loi fondamentale, c’est-à-dire la norme juridique suprême du pays: leur sensibilité doit être prise en compte.
Cette étape fait de la Belgique un Etat plutôt avancé sur les droits des animaux, au plan international, reconnaît Caroline Lambilot: «Tout dépend des critères dont on tient compte, évidemment, mais on ne peut pas dire qu’on est à la traîne. Nous avons été parmi les premiers à publier une loi fédérale et à l’avant-garde sur des sujets comme l’abattage sans étourdissement, certaines pratiques de chasse particulièrement cruelles, les élevages d’animaux soumis à autorisations, voire l’interdiction des calèches dans Bruxelles, par exemple.»
Le paradoxe animal
Un grand paradoxe persiste toutefois, selon la juriste, qui pointe le hiatus persistant entre une législation qui s’est étoffée, d’un côté, et l’élevage intensif, l’abattage et la consommation massive d’animaux, d’autre part. «On peut proposer trois catégories d’animaux: les animaux liés à un fonds (animaux de rente ou pour le divertissement), les animaux de compagnie (pour l’agrément de l’homme) et les animaux sauvages. Selon la catégorie, la prise en compte du bien-être peut changer radicalement.»
«On a multiplié les réglementations, mais la condition animale est ce qu’elle est. Je pense qu’il faudra changer le statut juridique, un jour ou l’autre.»
«De plus en plus, dans nos contrées, l’animal de compagnie est considéré comme un membre du foyer. Je serais même tenté de dire un membre du foyer « humain »», observe Michel Vandenbosch. C’est loin d’être le cas d’espèces animales dont il est admis qu’elles disposent d’une sensibilité, voire d’une conscience qui n’a rien à envier à celle des chiens, notamment. Il ne s’agit pas ici de militer pour la suppression de la consommation de viande de porc, mais simplement d’observer des prises en compte considérablement différentes du bien-être en fonction des espèces ou des contextes.
«Même à supposer qu’on abatte des vertébrés, il n’y a pas besoin de maintenir toute une chaîne de stress, sans parler du gaspillage alimentaire qui demeure énorme, soutient Caroline Lambilot. On avance, certes, mais on peut tout de même reconnaître que certains processus d’abattage, par exemple, ne correspondent pas aux intérêts des animaux.»
Des personnes non humaines
L’intérêt des animaux, qui pourraient être considérés comme des sujets de droit à part entière: voilà peut-être le débat juridique tel qu’il se posera au cours des prochaines années ou décennies. Il s’agirait, en réalité, de les doter d’une personnalité juridique à part entière. C’est l’option défendue par Caroline Lambilot, dans la foulée de nombreux juristes et défenseurs des droits des animaux.
Lorsqu’il est question de «personnification juridique», le recours au terme «personne» peut susciter des réticences. Il est associé, dans le sens commun, à la personne humaine. Or, dans une perspective juridique, une personne n’est pas nécessairement humaine, loin de là. Simplement, une personne juridique est apte à être dotée de droits et d’obligations.
«Quand on me dit que les animaux ne peuvent pas être des personnes, voici ma réponse: pour les sociétés et une série d’autres entités, on a inventé la notion de personne morale. Une société est une personne», poursuit la juriste. Le droit pourrait alors imaginer une arborescence légèrement modifiée, à savoir des personnes morales d’un côté et des personnes physiques de l’autre, ces dernières étant soit humaines, soit non humaines.
Ce qui changerait? Le fait que les animaux seraient considérés comme des sujets de droit à part entière, dont les intérêts peuvent être défendus pour ce qu’ils sont intrinsèquement (des personnes, donc). «Il faut tenir compte de deux éléments dans la personnification juridique: la personnalité à proprement parler, donc le fait d’avoir des droits, et la capacité juridique», l’aptitude à les exercer et les défendre. «Les animaux ne seraient pas dotés de la capacité, comme certains humains d’ailleurs, mais la possibilité leur serait accordée de voir quelqu’un défendre leurs droits.»
«Il faut avoir une certaine conscience du timing, quand on est militant.»
Peut-on imaginer une telle évolution du droit à court terme, alors qu’une série de déclarations et chartes internationales posent les jalons de cette subjectivité? «En Belgique, la question de la personnification juridique a jusqu’ici été écartée, observe la juriste. On a multiplié les réglementations, mais la condition animale est ce qu’elle est. Je pense qu’il faudra changer le statut juridique des animaux non humains, un jour ou l’autre.» Cela signifie-t-il qu’absolument tous les animaux seraient protégés comme des personnes juridiques? Même le frelon asiatique? «Les animalistes abordent ces questions, en effet. Il existe deux manières de voir les choses: soit on éradique en croyant régler le problème, soit on constate qu’il est là et on s’adapte. On a croisé des sangliers avec des cochons et leur prolifération semble hors de contrôle. Les humains ont produit ce problème. On éradique ou on imagine des solutions, comme la stérilisation des laies?»
Un scénario possible
Du côté des associations comme Gaia, milite-t-on pour une telle évolution juridique? «Si demain, on me dit qu’on fait des animaux des sujets de droit, j’applaudis des deux mains, promet Michel Vandenbosch. Cela étant, une association comme la sienne, si elle se doit de penser les futurs possibles, est aussi tenue d’être très pragmatique, ajoute-t-il d’emblée.
«Je le vois comme un long combat d’émancipation. Cela prend du temps, beaucoup, et évolue par vagues. Je ne pense pas qu’il y aura une révolution, un beau jour, qui bouleversera la condition des animaux. On obtient des avancées progressivement, en déplorant parfois des reculs», commente le président de Gaia.
Et Michel Vandenbosch de citer en exemple la controverse de Valladolid qui porta, au XVIe siècle, sur le statut à accorder aux peuples amérindiens. «On a commencé à parler des Droits de l’homme à ce moment et ce n’est qu’en 1948 qu’a été formulée la Déclaration universelle. Il faut avoir une certaine conscience du timing, quand on est militant…» Le droit, comme la science ou la philosophie, demeure une construction humaine, recadre-t-il aussi. Ce qui importe, ce sont les avancées concrètes, selon Michel Vandenbosch. Pour le formuler autrement, «faire des animaux des personnes juridiques est un scénario possible, mais cela aura de l’intérêt uniquement si cela améliore effectivement la condition des animaux».
Les mentalités évoluent. Un sondage réalisé en 2022 à l’occasion des 30 ans de Gaia montrait qu’une grande majorité des Belges est préoccupée par ces questions. Les trois quarts de la population estiment que la législation en matière de bien-être animal pourrait être plus stricte. La question est de savoir si chacun est prêt à faire évoluer son quotidien. Mais l’opinion publique change, à mesure que les découvertes scientifiques brouillent la distinction entre humains et non humains. Le droit se transformera peut-être encore de manière très sensible à l’avenir, lui aussi. Jusqu’à, un jour, considérer les animaux comme des personnes?