L’éducation par la nature regorge de bienfaits pour le développement des enfants et des adolescents. Mais toutes les activités en plein air ne se valent pas.
Estime de soi, humeur, concentration, développement cognitif… Des centaines d’études valident les bénéfices de la nature pour le bien-être et la santé mentale des enfants et des adolescents. La seule présence d’une fenêtre offrant une vue sur un paysage naturel aiderait à améliorer l’attention et à réduire le niveau de stress. C’est ce que deux chercheurs de l’université de l’Illinois avaient rapporté en 2016, à l’occasion d’une étude menée auprès de 94 élèves du secondaire. En 2018, une équipe de recherche catalane avait mesuré l’indice moyen de végétation dans lequel 253 écoliers barcelonais évoluaient depuis leur naissance, puis analysé leur activité cérébrale par neuroimagerie. Verdict: l’exposition à la nature semblait positivement corrélée au volume de substances blanche et grise dans plusieurs zones en lien avec les fonctions cognitives. Plus récemment, des chercheurs des universités McGill et de Montréal avaient, eux, confirmé que deux heures de classe en nature par semaine permettaient de réduire la détresse émotionnelle d’enfants de 10 à 12 ans souffrant de problèmes de santé mentale.
Magique, la nature? Gare aux biais et aux visions essentialistes, objecte la géographe Christine Partoune, professeure honoraire à l’ULiège et à la Haute école libre mosane (Helmo). «Croire qu’elle a nécessairement le pouvoir de transformer les enfants en êtres soudainement sociaux, attentifs aux autres et capables d’apprendre par eux-mêmes, c’est faire fausse route. D’une part, les études démontrent que ce sont surtout les enfants d’un milieu social favorisé qui disposent des outils pour ne pas s’ennuyer dans la nature. D’autre part, un environnement naturel ne convient pas aux enfants autistes, par exemple, ni à ceux qui ont quitté des pays en guerre, traversé des endroits hostiles et vécu dans leur chair ce que signifiait le fait d’avoir peur à l’extérieur. Notre vision de la nature demeure très culturelle et romantique.»
Au fil des décennies, l’évolution du monde occidental n’a cessé d’éloigner les enfants du «dehors» au sens large. Par rapport à 2008, ils seraient 37% moins nombreux à jouer dans la rue, sur une place ou dans un parc, selon une enquête menée en 2019 par l’association flamande Kind & Samenleving. D’après une enquête de BPact et du bureau d’études Indiville, menée pour le compte du média Maison Slash en 2022, 80% des enfants ne joueraient tout au plus qu’une heure par semaine à l’extérieur, durant une semaine normale. Leur périmètre de parcours à pied s’est aussi considérablement réduit. La faute aux écrans, mais aussi à la densité du trafic automobile, aux craintes parentales pour la sécurité, au manque d’espaces qualitatifs à proximité… De même, les inégalités sociales conditionnent les chances d’accéder ou non fréquemment à la nature. Les enfants issus de milieux précarisés évoluent généralement dans un environnement moins verdoyant. Leurs parents font face à bien des préoccupations, ne laissant que peu de place, voire aucune, pour des sorties en nature.
Des préceptes d’un autre temps
L’école a elle aussi sa part de responsabilité. Combien de cours de récréation n’offrent-elles qu’un rectangle de béton? Les bâtiments scolaires dans lesquels apprennent les enfants restent encore marqués par des préceptes d’un autre temps. «On doit s’attacher à [leur] donner une physionomie austère et sévère, prescrivaient ainsi les «Recommandations sur des plans d’école» en 1873, épinglées dans un récent article de la Ligue de l’enseignement et de l’éducation permanente. Façades nues, point d’ornementation. Intérieurs simples. Point de corniches, des surfaces planes.» Comme le souligne Christine Partoune, «beaucoup d’enfants grandissent encore dans des écoles où la nature n’est pas présente. Pendant longtemps, la philosophie de l’éducation a considéré que le registre des émotions ne pouvait que parasiter l’apprentissage. Ce n’est que plus tard que les études du cerveau ont permis de démentir cela.» Au début du XXe siècle, pourtant, les prescriptions françaises de l’éducation nationale encourageaient chaque école à se doter d’un jardin potager, pour inciter les enseignants et les élèves à s’en occuper, relève l’experte. Ce genre d’initiatives a fini par s’étioler avec le temps, et ne vit jamais le jour en Belgique.
Conscients des multiples bienfaits du territoire environnant, de nombreux acteurs essaient à présent de décloisonner l’école, quitte à délaisser pour quelques heures les salles de classe. Ecole du dehors ou à ciel ouvert, pédagogie hors les murs, éducation par la nature… Les appellations et les pratiques se multiplient. Selon le collectif Tous dehors, actif depuis 2010, il s’agit d’un «ensemble diversifié de pratiques éducatives et pédagogiques, c’est une immersion et des rencontres dans l’environnement naturel, social et vivant.»
Mais la mission n’est pas évidente. En tant que géographe, Christine Partoune a dressé un inventaire des établissements scolaires en région liégeoise, afin d’estimer ceux qui étaient relativement proches de milieux riches et diversifiés. L’accès à la nature s’est avéré très disparate. «Même les écoles rurales n’ont pas nécessairement cette chance, parce qu’elles peuvent être situées au bord d’une route dangereuse, que les forêts sont privées, que les prairies sont rendues inaccessibles… Et dans les environnements urbains, le contact avec la nature est parfois impossible. Dans le cas d’une école située à Ougrée-Bas (NDLR: un berceau du passif industriel en périphérie de Liège), par exemple, bonne chance. Il faut parcourir deux kilomètres dans un environnement extrêmement dégradé avant d’arriver à une zone forestière elle-même polluée. A part demander un subside pour affréter un bus, il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire.»
Eviter le fourre-tout vert
Ensuite, toutes les initiatives ne se valent pas. Comment apprendre dans un territoire, et pour quoi faire? Avec la chercheuse québécoise Lucie Sauvé, pionnière de l’éducation à la santé environnementale, Christine Partoune a identifié douze typologies de représentations de la nature, dans l’ouvrage collectif L’Education par la nature (dirigé par Laura Nicolas et Virginie Boelen, éds Le Manuscrit, 2024). «Les visions fonctionnant le mieux sont celles qui associent des valeurs, des finalités et des méthodes pédagogiques», résume la professeure liégeoise. Elle cite en exemple l’apprentissage par le service communautaire, tout droit venu des Etats-Unis et du Canada. «L’idée, c’est que les enfants conçoivent, en tant que citoyens, un projet contribuant à l’évolution positive d’un territoire.» Par exemple: s’occuper d’un sentier pédestre, y dresser un inventaire de la biodiversité, définir des moyens de l’améliorer, créer des panneaux informatifs avec l’appui des services communaux… «On peut prévoir ce type d’initiatives dans tous les domaines d’apprentissage et toucher à toutes les disciplines.»
«Certaines initiatives cultivent l’idée que l’espace naturel nous appartient, et qu’on peut y faire ce qu’on veut.»
Inversement, d’autres intentions au départ louables aboutissent à des dérives, faute d’une formation suffisante de leurs instigateurs. «Dans une conception plutôt hygiéniste, la nature est perçue comme un gymnase, poursuit Christine Partoune. Mais ces pratiques questionnent très rarement les effets sur le milieu. Quand des professeurs d’éducation physique demandent à des élèves de courir partout où ils veulent dans une forêt, cela peut saccager le milieu. Et derrière les initiatives visant à construire des cabanes ultrasolides, installer des chaises et des tables dans la forêt, il n’y a aucune interrogation sur les valeurs que l’on fait passer. Au contraire: elles cultivent l’idée que l’espace naturel nous appartient, et qu’on peut y faire ce qu’on veut.»
Dans la préface de L’Education par la nature, la professeure en sciences du langage Joëlle Aden (université Paris-Est Créteil) le formule encore autrement: «Si le poète David Thoreau, dans Walden ou la vie dans les bois (1854) a raison d’affirmer que la nature contribue à notre bien-être, ou encore si le neurologue Michel Le Van Quyen explique que notre cerveau a besoin de la beauté du monde pour apprendre, ces constats nécessaires à rappeler restent insuffisants s’ils n’entraînent aucune action radicale de transformation de nos comportements pour un rapport au monde plus sain.»
Du côté des enseignants, l’ouverture au dehors requiert bien plus que du temps et qu’une remise en question du programme. «Il faut que le projet soit porté par la direction, expliqué aux parents, suivi par les collègues, énumère Christine Partoune. Il faut aussi une bonne connaissance du territoire entourant l’école, difficile pour ceux qui n’y habitent pas. Surtout, il ne faut pas perdre de vue que plein de choses se font mieux à l’intérieur qu’à l’extérieur. Des moments de concentration exigent d’être assis confortablement à une table et d’éviter les distractions.» Loin des positionnements visant à scander un «tous dehors et tout le temps», l’éducation par la nature est donc une question de point d’équilibre. A l’image de l’environnement qu’elle cherche aussi à préserver.