Ne dites plus «mauvaises herbes», dites «plantes spontanées», ou interstitielles. Les plantes des trottoirs et des murs, championnes de la résilience, jouent un vrai rôle dans l’écosystème urbain.
On n’y prête pas attention, on ne les voit même pas. Elles ont pris place au pied des façades, le long des murs ou campent carrément sur les trottoirs, défiant les pas des passants. Les plantes interstitielles font partie du paysage, même le plus urbain, même le plus minéralisé. Mais que sont-elles exactement? «Ce sont des plantes qui n’ont pas besoin de grand-chose pour s’installer, éclaire Nina Vankerckhove, biologiste et guide de balades botaniques urbaines en Région bruxelloise pour le Centre d’écologie urbaine. Il ne leur faut pas beaucoup de substrat, peu d’eau et elles supportent le piétinement. Ces plantes ont une grande capacité d’adaptation. Dans leur contexte d’origine, certaines, comme la cymbalaire des murailles, poussent plutôt sur des milieux rocailleux, sur des falaises. Mais ce n’est pas le cas de toutes. Par exemple, le grand plantain se retrouve aussi bien dans une pelouse qu’entre les dalles d’un trottoir, mais il a la capacité, en contexte difficile, de développer une forme nanifiante. Pendant la même balade, on va le trouver avec de grandes feuilles puis en version beaucoup plus petite. Les gens sont parfois étonnés, mais c’est la même plante.»
Pissenlits, erigerons, roses trémières, mauves, vipérine, coquelicots, orpin, bourse à pasteur, chélidoine, graminées diverses… et bien sûr –les plus endurantes et passe-partout de toutes– les mousses (587 espèces recensées en Belgique) sont des plantes dites «colonisatrices», sans lesquelles le reste de la végétation ne peut pas s’installer. «Dans la succession végétale, c’est-à-dire le cycle passant d’un sol nu à la forêt, ces plantes colonisatrices, capables de pousser dans des milieux très hostiles, constituent la première étape, souligne Louis Noël, conseiller technique chez Adalia 2.0. Les plantes interstitielles vont être les premières à pousser, faire leur cycle de vie, se dégrader et, par la dégradation de leurs matières organiques, créer les premières couches de sol. Progressivement, elles permettront à des végétaux de plus en plus grands, de se développer, jusqu’à arriver à l’humus forestier et des arbres gigantesques.»
Le virage zéro phyto
Asbl fondée en 2001 dans le cadre de la campagne «Des coccinelles plutôt que des pesticides» (elle tire son nom de l’Adalia bipunctata, la coccinelle à deux points) puis remodelée en version 2.0 suite à sa fusion avec le Pôle wallon de gestion différenciée, Adalia fait partie de ces associations qui ont accompagné les gestionnaires d’espaces verts publics dans un grand tournant: le zéro phyto. En 2009, pour des raisons de protection de l’environnement et de santé publique, une directive européenne instaurait «un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable». Après une période de transition, cette directive aboutissait à l’interdiction de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques dans les espaces publics (voiries, trottoirs, parcs, cimetières, etc.) à partir du 1er juin 2019. «Pendant des dizaines d’années, les produits phyto ont été surutilisés et ont contribué à développer une sorte d’idéal de milieu urbanisé totalement dépourvu de plantes, qui est devenu en quelque sorte la norme, retrace Louis Noël. Quand les communes ont dû arrêter d’utiliser ces produits, ce fut un réel choc.»
Pour aider les gestionnaires d’espaces verts publics, l’association bruxelloise Apis Bruoc Sella a développé trois axes de travail: techniques de gestion adaptées (binette, rasette, désherbage thermique, etc.), réaménagement (revêtements végétalisés, engazonnement des sentiers, etc.) et, surtout, renforcement de l’acceptation. «On ne peut pas, avec les mêmes moyens humains et financiers, avoir le même résultat avec et sans pesticides, souligne Sophie Maerckx, cocoordinatrice d’Apis Bruoc Sella. Il faut travailler sur la communication vers le grand public et vers les élus. Mais changer les mentalités, ça prend des années.»
Apis Bruoc Sella a notamment travaillé en 2018 et 2019 avec la commune d’Etterbeek sur ce volet communication/acceptation. «Nous avons défini un slogan, « Zéro pesticide, 100% vie » et l’avons décliné sur différents supports, retrace Sophie Maerckx. Nous avons aussi encouragé la création de microzones « 100% vie » où on laissait pousser la végétation spontanée. On lui donnait une place dans l’espace public et on la mettait en scène en y installant des silhouettes de jardiniers –des vrais jardiniers de la commune qui avaient posé pour une séance photo– pour montrer que ces zones étaient voulues, étaient intentionnelles. Ce n’était pas un manque de travail. Parce que c’est vraiment notre rapport à la végétation spontanée, non contrôlée qui est remis en question. Les gens pensent: « Ça n’est pas voulu, ça n’a pas à être là, donc ce n’est pas propre. » En Région bruxelloise, on constate quand même que les gens acceptent de mieux en mieux les changements paysagers induits par l’arrêt des pesticides. D’après ce que les services des espaces verts nous relaient, il y a moins de plaintes. On constate aussi que les attentes des citoyens plus âgés sont différentes de celles des jeunes. La sensibilité aux questions environnementales semble varier en fonction de l’âge.»
«Que s’est-il opéré pour qu’on considère la mousse comme “sale”?»
Un impensé
«Il y a des gens qui tuent ces plantes à l’eau de Javel!, s’emporte Simon De Muynck, maître en sciences et gestion de l’environnement et coordinateur du Centre d’écologie urbaine. Quand je vois un monsieur de 80 ans qui prend son après-midi pour éliminer au grattoir la minuscule mousse qui pousse sur son trottoir qui par ailleurs est quasiment public, de mon point de vue, il y a une vraie pathologie là derrière. Une sorte d’aliénation. Que s’est-il opéré pour qu’on considère la mousse comme « sale »?»
Mais, plus encore que ce sentiment de « saleté », c’est surtout l’indifférence qui semble régner face à cette végétation spontanée. Sophie Maerckx cite une étude menée entre 2009 et 2011 par l’association française Plante & Cité, intitulée Acceptaflore, sur l’acceptation de la végétation spontanée en ville: «La conclusion de l’étude, c’est qu’avant même de susciter un sentiment de peur ou de rejet, la végétation spontanée est surtout un impensé. On demandait aux gens « que voyez-vous là? », et certains répondaient « rien ». Ça n’existe pas.» Dans la conclusion du rapport d’Acceptaflore figure effectivement cette constatation: «Les participants à l’étude ont ainsi pu prendre conscience, parfois avec étonnement, que ce qui constitue un objet d’étude pour eux ne représente « rien », même pas des plantes, pour une partie des répondants. Seuls les végétaux horticoles plantés par l’homme sont perçus comme appartenant à des plantes.»
Puisque ce qui n’est pas connu, pas nommé, n’existe pas, de multiples initiatives ont vu le jour pour mettre des mots sur ces plantes. Boris Presseq, botaniste au Museum de Toulouse, inscrit leur nom depuis plusieurs années à la craie sur les trottoirs, pour attirer l’attention sur leur présence, mais aussi sur leur beauté. Dans le même esprit, Jean-François Gheysens, autre «tagueur de plantes», inaugurait Belles de ma rue, en 2017, «le premier observatoire des plantes sauvages officiel de la Région de Bruxelles», lié au Service du développement durable de la commune de Saint-Gilles. A Caen, en Normandie, l’opération «Au pied du mur» met à disposition des citoyens des pochoirs avec le nom des plantes sauvages pour réaliser collectivement un herbier éphémère et propose également aux habitants d’apposer un logo sur leur façade ou leur mur pour signaler que le service d’entretien ne doit plus le désherber. Dans les 19 communes de la Région bruxelloise, le Centre d’écologie urbaine en collaboration avec Bruxelles Environnement et Natagora propose régulièrement des balades botaniques urbaines. Sur le site de Bruxelles Environnement, un carnet «Fleurs de trottoirs» reprend une vingtaine de plantes parmi les plus répandues, en mentionnant pour chacune son intérêt pour la faune mais aussi pour l’être humain. Exemples: l’achillée millefeuille fournit du nectar aux insectes pollinisateurs, est comestible et est aussi connue pour son pouvoir cicatrisant; la grande bardane nourrit les chenilles du papillon Vanesse du Chardon (ou Belle-Dame) mais est aussi un légume «oublié» dont on peut consommer la racine, cuite, au goût proche de l’artichaut. «Ces balades permettent de mieux connaître ces plantes et l’importance du rôle qu’elles peuvent jouer en ville, développe Nina Vankerckhove, qui a l’habitude de les guider. Et mieux on connaît, plus on a envie de protéger. C’est une autre façon de voir la ville et de l’appréhender. Parce que la ville, ce n’est pas que du béton et des briques, c’est aussi beaucoup de vivant. C’est un écosystème à part entière.»
Simon De Muynck va plus loin: «Nombre de ces plantes sont comestibles et médicinales, mais il est probable qu’une bonne partie d’entre elles est polluée aux éléments-traces métalliques, plomb, cadmium, etc. Si, lors d’une balade une discussion s’engage à leur propos –peut-on les manger ou pas?, si pas, pourquoi?; d’où vient cette pollution?– on développera un sens critique, comprendra mieux la ville et trouvera, peut-être, comment améliorer la situation. C’est en partie politiser les plantes et c’est positif.»