Pizzas, sushis, burgers… Ces produits aux origines variées se retrouvent sur les tables du monde entier. Conséquence de la mondialisation, des échanges commerciaux et des mouvements de migration, on mange des pizzas à Tokyo, des burgers à Rome ou des sushis à Bruxelles.
La pizza, cette grande voyageuse… Ce simple disque de pâte blanche, archaïque mélange de farine, d’eau et de sel, agrémenté de sauce tomate et de fromage, se mange dans presque tous les pays. On la trouve à Istanbul, à Pékin, à Nairobi, sur l’archipel des Palaos, en Micronésie, en Mongolie, au Kirghizistan ou encore en Corée du Nord. Les Américains en sont les plus gros mangeurs, suivis par les Français, les Canadiens, les Britanniques… et donc devant les Italiens.
Galette de pâte cuite et garnie, consommée à Naples depuis le XVIe siècle, la pizza a en effet connu un essor planétaire au cours du XIXe siècle, voyageant d’abord avec les millions de Napolitains qui émigrèrent aux Etats-Unis (principalement à New York et à Chicago) et en France (majoritairement dans le sud). Puis revenant ensuite sous ses formes américanisées réinvestir l’Europe et conquérir les autres continents selon un même processus: d’abord consommée comme un mets exotique au restaurant, avant d’être banalisée par sa commercialisation en grande surface et complétement intégrée dans les mœurs locales en devenant un plat fait maison. Le véritable règne planétaire de la pizza date en réalité des années 1960. «Jusque-là, elle était restée un mets stigmatisé: simple base panifiée recouverte de tomate ou d’huile, elle a longtemps été associée au plat du pauvre, en Italie même», relève Sylvie Sanchez, anthropologue au Laboratoire d’anthropologie politique (CNRS) et auteure d’une thèse et de plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire stupéfiante de la pizza (1).
Bonne pâte, cette tarte salée est désormais le plat le plus consommé dans le monde. Elle s’est acclimatée à toutes les cultures culinaires. Casher en Israël, halal au Bangladesh, sans gluten ou veggie… Pour l’anthropologue, ce triomphe planétaire est lié à l’extrême plasticité de la pizza. «Elle n’est ni mets ni élément de repas, elle est repas. La pizza n’a pas d’ordre, elle est à la fois le salé et le sucré, se mange chaude ou froide: elle semble pouvoir se prêter à tout contexte de consommation et est à même de répondre à des besoins opposés. Elle réunit grignotage capricieux de la part mangée à l’envi et casse-croûte roboratif et viril. En somme, la pizza échappe aux règles communément appliquées au déroulement et au contenu du repas comme aux préceptes de l’étiquette», analyse Sylvie Sanchez.
Pizzas, burgers, sushis
Voilà, brièvement, pour la pizza. Deux autres mets emblématiques font partie des best-sellers mondiaux: le burger et le sushi. Le burger, présent depuis les années 1970, reste le produit largement consommé, avec la pizza. Selon Pierre Leclercq, historien de l’alimentation et collaborateur scientifique à l’ULiège, son succès s’explique par le fait que le burger est d’abord un plat en lui-même. Mais il se mange aussi rapidement, facilement, n’importe où et ne coûte parfois que quelques euros. D’après une enquête de Sciensano réalisée en 2022-2023, 21% des Belges déclarent manger du fast-food au moins une fois par semaine. Ce pourcentage grimpe à 32% chez les 10-17 ans et à 35% parmi les 18-39 ans. Quant au mets japonais, à l’origine une technique de conservation du poisson dans une coque de riz fermenté, il est, depuis quinze ans, accommodé à toutes les sauces, des petits (faux) japonais du coin (la plupart sont d’anciens chinois reconvertis) aux cafés-brasseries en passant par les chaînes dédiées. Sa consommation a triplé depuis les années 1980.
21% des Belges déclarent manger du fast-food au moins une fois par semaine.
Pizzas, burgers, sushis constituent donc le trio de tête d’un régime globalisé. Est-ce pour autant inquiétant? Mange-t-on tous la même chose, dans une sorte de grande cuisine internationale qui ne varie guère d’un pays à l’autre? Les experts ne nient pas le phénomène. Ils lui ont même donné un nom: l’homogénéisation des pratiques alimentaires.
Les raisons de cette uniformisation sont connues: la puissance de l’agriculture industrielle, les effets de la mondialisation et de la grande distribution, la hausse du pouvoir d’achat dans les pays émergents. A quoi s’ajoutent les migrations, les échanges culturels et touristiques, qui contribuent à la diffusion des styles alimentaires; la préoccupation grandissante pour les questions sanitaires, où l’alimentation apparaît comme l’un des plus importants vecteurs de la santé; l’urbanisation croissante des populations qui entraîne, par exemple, en Afrique, le recul des céréales traditionnelles (mil, sorgho, manioc) au profit du blé, du riz et du soja. Sans oublier ce qui est au fondement de cette évolution: la «transition nutritionnelle».
La plupart des pays connaissent (les économies émergentes) ou ont connu (pays les plus développés) cette transition. Elle se caractérise par un changement profond du régime alimentaire, allant toujours dans le même sens, à mesure que le niveau de vie s’élève: une diminution des produits «de base» (céréales, tubercules) au profit de corps gras, puis de viandes et de laitages. Elle s’accompagne en outre de la diffusion et de la consommation d’aliments transformés ainsi que de la mondialisation de certains aliments (pain, pâtes, poulet, tomate, sucre, bière, soda) et de certains plats (pizza, burger, sushi, kebab). C’est ainsi que l’homogénéisation de l’alimentation s’est mise en marche.
Au niveau nutritionnel, tous les pays, à différentes vitesses, ont convergé vers la même direction. «Alors que 75% de leur apport calorique, avant la transition nutritionnelle, venaient des glucides, ceux-ci ne représentent plus aujourd’hui que 50%. Tandis que l’apport des lipides est passé de 15% à 40%. Et si la ration protéique reste inchangée (10%), son origine, partout dans le monde, est devenue de plus en plus animale», note, dans Une écologie de l’alimentation (2), Nicolas Bricas, socioéconomiste en alimentation au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).
Et dans les cuisines?
Mais au-delà de ces chiffres bruts, qu’en est-il dans les cuisines des populations? Dans les cantines de leurs traditions? S’il est incontestable que l’on a assisté à une forme de convergence des pratiques alimentaires, la réalité se révèle plus complexe.
D’abord, parce qu’à une échelle plus fine, le déclin de certaines denrées n’est pas aussi flagrant qu’il n’y paraît. Même si le blé, le riz et le maïs fournissent la base alimentaire de la moitié de la planète, des régions entières continuent d’utiliser le manioc, l’igname, le mil, le sorgho ou encore la pomme de terre comme principal produit de base.
Ensuite, parce que ce serait faire peu de cas de la résistance culturelle et sociale des sociétés humaines. Cette standardisation, constatée à l’échelle de la planète, masque ainsi des singularités locales, dès lors qu’on adopte une approche plus fine. Par exemple, la Chine et l’Inde, qui ont connu une importante croissance du pouvoir d’achat, se différencient par une forte augmentation de la consommation de viande pour la première et de produits laitiers pour la seconde. Le cas de la pizza est, ici encore, emblématique. Les Américains l’ont intégrée à leur american way of life et à une cuisine sur le pouce, efficace et rapide, au point d’en disputer la paternité au pays qui l’a vue naître. C’est d’ailleurs en voyant la pizza lui échapper que l’Italie se l’est véritablement appropriée –ce que Sylvie Sanchez nomme «l’effet boomerang». «Face au succès de la pizza outre-Atlantique, les Italiens ont commencé à construire une mémoire historique autour d’elle, détaille l’anthropologue. Elle a été brandie comme un étendard de l’identité italienne, comme une réaction épidermique à l’impérialisme américain.» Pour les Italiens, quand les Américains font de la pizza, eux font la «verace pizza napoletana».
«Les systèmes alimentaires sont stables. Même en cas de migration, il faut trois générations pour voir la cuisine changer au sein des sphères familiales.»
Dans le sillage de cette homogénéisation des pratiques alimentaires, pointe la crainte d’une standardisation des goûts. Or, il n’est pas prouvé que les goûts s’uniformisent. L’hypothèse est séduisante, mais les cuisines du monde ne font pas que résister aux influences extérieures. Elles se renouvellent sans cesse, s’adaptent, se mélangent et innovent en empruntant à diverses références. Ces mets font l’objet de réappropriations différentes selon les cultures, les habitudes et les modes de vie. Un métissage, une espèce d’hybridation alimentaire. Ainsi, aux Etats-Unis, la pizza a rencontré la pie (tourte) pour enfanter la «Chicago style», cuite dans un moule et croulant sous une garniture épaisse. Ses variations infinies ont parfois été inspirées par un plat local décliné en «mode pizza»: anchoïade pour la pizza aux anchois marseillaise; burger pour les pizzas à la viande hachée nord-américaines; ghormeh sabzi, un ragoût d’herbes traditionnel, dans sa version iranienne… Même phénomène pour le burger. Les chaînes de fast-food ajustent leurs offres en fonction des sociétés. Le sushi au saumon, qui se déguste en Europe et aux Etats-Unis, n’existe pas au Japon (il n’y en pas dans l’archipel), tout comme la sauce soja sucrée, qui sert autant à assaisonner le riz qu’à tremper sushis, makis et autres sashimis.
Lire aussi | Mangez-vous trop de sucre? Faites-le test
En tout cas, ni un sushi, ni un burger, ni même une pizza consommés ici ou là ne sauraient bousculer radicalement une culture culinaire. En revanche, avec ces spécialités, se diffusent partout les quelques mêmes goûts et saveurs: le goût de la viande grillée avec le burger (et le kebab); le goût du poisson cru avec le sushi; le goût des tomates et du fromage fondu dans la pizza; mais aussi le goût du sucré, du fermenté et leurs variantes. Ainsi, en Chine, les saveurs fermentées progressent et élargissent la palette déjà existante; les saveurs sucrées s’étendent en Inde et l’Afrique subsaharienne s’y est ouverte récemment. A l’échelle mondiale, le sucré agit d’ailleurs comme un révélateur de richesses matérielles. Selon Nicolas Bricas, quatre pôles diffusent aujourd’hui leur modèle alimentaire: l’Amérique du Nord et ses suiveuses européennes, les pays de la Méditerranée occidentale, l’Asie de l’Est (Japon, Chine) et l’Asie du Sud (Inde). Les autres pôles diffusent peu, Mexique excepté.
Partout, le brassage est indéniable et dans ces va-et-vient entre cuisines d’ici et d’ailleurs, on est loin, très loin, des fantasmes de pureté alimentaire agités par l’extrême droite. Pour autant, les sociétés ne changent pas aussi rapidement de système alimentaire. «Les systèmes culinaires et alimentaires sont stables, ancrés dans des cultures lentes à se décanter, même en cas de migration puisqu’on sait qu’il faut trois générations pour voir la cuisine changer au sein des sphères familiales», nuance Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle et enseignant-chercheur au CNRS. Sylvie Sanchez conclut de la même façon: «Contrairement à ce que Lévi-Strauss craignait, le mélange et le contact donnent lieu à des formes nouvelles et régénèrent les cultures plutôt qu’ils ne les mènent à l’uniformisation.»
(1) Pizza Connexion. Une séduction transculturelle par Sylvie Sanchez CNRS Editions, 256 p. et Pizza. Cultures et mondialisation par Sylvie Sanchez, CNRS éditions, 352 p.(2) Une écologie de l’alimentation par Nicolas Bricas, Editions Quæ, 312 p.