De la bienveillance extrême à la colère intense, les «eggshell parents» se caractérisent par une forte instabilité émotionnelle © Getty Images

Comment le «eggshell parenting» crée des enfants hypervigilants: «Cela peut être une vraie source de souffrance»

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Le «eggshell parenting», concept parapluie né sur les réseaux sociaux, désigne une parentalité régie par une forte instabilité émotionnelle. Ce climat familial imprévisible conduirait les enfants à développer une hypervigilance accrue. Mais gare à la culpabilisation excessive.

Une excursion à la mer, un samedi ensoleillé. La balade familiale sur la digue se déroule dans l’euphorie généralisée. Pour savourer l’instant, un arrêt express au glacier s’impose. Une boule straciatella se renverse malencontreusement sur le sol. Et soudain, cris, insultes véhémentes et noms d’oiseaux se mêlent brusquement au clapotis mélodieux des vagues. Une claque vole. L’idylle familiale vire au drame en une fraction de seconde.

Cette scène du quotidien, loin d’être anodine, peut être le reflet d’une parentalité dite «eggshell» (littérallement, «coquille d’œuf»). Ce concept, popularisé sur TikTok par la psychologue clinicienne Kim Sage, désigne des parents aux émotions extrêmement imprévisibles. Comme beaucoup d’autres tendances nées sur les réseaux sociaux, le terme n’a rien de scientifique, rappelle Isabelle Roskam, docteur en psychologie et professeure à la faculté de psychologie à l’UCLouvain. «De ce que j’en comprends, il ciblerait des parents à forte instabilité émotionnelle, observe l’experte. Leurs réactions, exagérées en termes d’intensité et très mal régulées, exposeraient les enfants à certaines difficultés.»

Mécanismes de survie

Concrètement, les parents «eggshell» passeraient brusquement de la colère à l’angoisse, ou de l’affection à la haine, sans avertissement préalable. «C’est l’instabilité des sentiments, plus que leur nature, qui est dénoncée par ce concept, précise Isabelle Roskam. Car une démonstration exagérée de bienveillance peut être aussi perturbante qu’un accès de colère. Ca va dans les deux sens.» Dans ce contexte imprévisible, l’enfant peut développer des stratégies de survie, comme une hypervigilance accrue, un perfectionnisme obsessionnel ou un manque cruel de spontanéité. «L’enfant va marcher sur des œufs, car il ne saura jamais comment son père ou sa mère va réagir, expose la professeure de l’UCLouvain. Avoir un parent (ou un conjoint) qui se comporte de manière explosive est extrêmement inconfortable au quotidien.»

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Si la psychologue reconnaît l’existence marginale d’une telle forme de parentalité, elle regrette le caractère relativement flou et imprécis du concept. «Il semble englober un peu tout et n’importe quoi, ce qui force l’amalgame entre des parents atteints d’une pathologie sérieuse (troubles dépressifs, bipolarité, schizophrénie…) et ceux sujets à un débordement émotionnel occasionnel

Parents «eggshell»: distinguer le trouble du «craquage»

Dans le premier cas, les conséquences sur l’enfant (et son développement) ne sont pas négligeables. «L’absence totale de maîtrise des émotions dans le chef d’un parent peut être une vraie source de souffrance, confirme Isabelle Roskam. D’abord, car les enfants ont besoin de prévisibilité de la part de leur adulte référent, et pas d’obtenir une réponse bienveillante suivie par une tempête démesurée d’émotions dans la minute qui suit. Ensuite, car les enfants (surtout en bas âge) ont besoin de leur parent pour gérer leurs propres émotions. Un bébé qui pleure doit être bercé, apaisé. Or, cette hétérorégulation –par opposition à l’autorégulation– implique que le parent ait lui-même laissé son énervement au placard avant de s’en occuper.» Bref, un «eggshell parent» mettrait à mal son enfant dans sa propre régulation d’émotion. A long terme, l’enfant serait sujet au développement de toutes sortes de troubles (anxiété, faible estime de soi, isolement…). Pour sortir de ce schéma familial toxique, un accompagnement médical est indispensable.

Par contre, les petits «craquages» émotionnels n’auront que des conséquences limitées sur l’enfant. «Si ce sont des accidents occasionnels, qui ne surviennent pas à longueur de journée et qui ne prennent pas de proportions incommensurables, l’enfant ne va pas en souffrir, rassure Isabelle Roskam. Surtout si l’adulte se rend compte rapidement qu’il a atteint des niveaux trop élevés et vient spontanément s’excuser et s’expliquer auprès de l’enfant.»

Le mythe du «parent idéal»

D’ailleurs, ces débordements du quotidien sont «des sources précieuses d’apprentissage», insiste la professeure en psychologie. «Un enfant doit intégrer l’intelligence émotionnelle dans ses relations, comprendre que l’être humain n’est pas un robot et a ses limites, explique l’expert. S’il est constamment confronté à un parent pseudo-parfait et 100% maître de ses émotions, qui ne réagit à aucune provocation, il risque de s’exposer à des situations problématiques. Il pourrait s’étonner de se prendre une raclée dans la cour de récré après avoir poussé à bout l’un de ses camarades sans s’en rendre compte.»

Plus globalement, la docteure en psychologie alerte sur la culpabilisation excessive entraînée par ces nouveaux concepts, qui entretiennent le mythe du «parent idéal». «Les conséquences sont dévastatrices, regrette Isabelle Roskam. Les parents en viennent à se demander s’ils ont le droit de froncer un sourcil, d’élever la voix ou de pleurer devant leur enfant. Or, les émotions, la spontanéité et l’authenticité sont très importantes dans les relations parents-enfants.» Outre la culpabilité, ce genre d’injonction peut également entraîner une perte de confiance en sa capacité à être un «bon parent». «Au final, ces idées viennent servir le marché des coachs en ligne et des pseudo-thérapeutes, car ils poussent les parents à venir consulter dès le moindre débordement.»

Une stratégie savamment entretenue par la créatrice du concept d’«eggshell parenting». Sur son compte TikTok, Kim Sage renvoie vers son site internet, qui propose des formations en tout genre. Dont des cours destinés aux «parents émotionnellement immatures»… pour la modique somme de 397 dollars.

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