La solitude, objective ou ressentie, touche de plus en plus de gens, en Belgique et ailleurs. Le marché a vite repéré le filon. Et a fondu dessus, aggravant parfois le problème, au lieu de le résoudre.
Elle s’avance, jetant un regard inquiet sur la table autour de laquelle trois convives ont déjà pris place. C’est donc avec eux qu’elle passera la soirée dans ce restaurant en vue, eux dont elle ignore tout, sinon qu’un savant calcul algorithmique les a jugés compatibles. Dans la poche de sa veste, choisie pour n’être ni trop voyante ni sans personnalité, elle serre son portable, ce petit appareil grâce auquel –à cause duquel?– elle se trouve là. L’appli Timeleft qu’elle y a téléchargée, pour 22 euros l’abonnement mensuel, lui promettait de briser sa solitude d’un soir avec cinq inconnus autour d’une bonne table, alors pourquoi ne pas essayer? «Au point où on en est», se dit-elle, avant de saluer le plus naturellement possible ces quidams tombés du ciel, auxquels elle va consacrer trois heures de sa vie…
«Au point où on en est»… En Belgique, 62% des gens se sentent très seuls ou modérément seuls (lire par ailleurs). Un résultat un brin meilleur qu’avant la pandémie de Covid (64%). Le phénomène ne s’arrête pas à nos frontières. Aux Etats-Unis, le temps moyen passé seul a gonflé de 285 minutes par jour en 2003 à 333 minutes en 2023. La moitié des Américains interrogés disent n’avoir pas plus de trois amis proches.
«Etant donné les profondes conséquences de la solitude et de l’isolement sur la santé et la société, nous avons l’obligation de consentir les mêmes investissements pour reconstruire le tissu social de la société que ceux que nous avons réalisés pour répondre à d’autres problèmes de santé mondiaux, tels que le tabagisme ou l’obésité», écrivait le Dr. Vivek Murthy, alors administrateur de la santé publique aux Etats-Unis, dans son dernier rapport.
Selon la Croix-Rouge britannique, 200.000 personnes âgées disent n’avoir parlé à aucun proche durant le mois précédent. Un ministre en charge de la solitude y a été nommé en 2018, un poste supprimé depuis lors. Au Japon, l’an dernier, quelque 1,4 million de personnes étaient classées comme «hikikomoris», ces individus qui vivent délibérément cloîtrés chez eux, coupés de tout lien social et de tout rapport au monde. Un ministère en charge des mesures contre la solitude et l’isolement y existe toujours: de tout temps, l’humain a d’abord été un être social, adepte, pour assurer sa survie, des clans et tribus…
La solitude, une menace urgente
Le 23 janvier est désormais sacré «Journée mondiale des solitudes». Un phénomène que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie, depuis 2023, de «menace urgente pour la santé physique et mentale». La Commission européenne a fait de même, à l’issue d’une enquête réalisée en 2022 sur la prévalence de la solitude dans l’Union: 13% des sondés disaient s’y sentir seuls tout le temps ou la plupart du temps et 35%, de temps en temps au cours des quatre semaines précédentes.
C’est que la solitude, qu’elle soit objective (réseau social restreint ou inexistant) ou ressentie (manque de liens profonds et sincères avec d’autres) n’est pas inoffensive. Selon différentes études, elle est d’abord dangereuse en matière de santé publique: «Les personnes qui n’ont pas suffisamment de liens sociaux étroits sont davantage exposées au risque d’accident vasculaire cérébral, d’anxiété, de démence, de dépression, de suicide», a ainsi assuré le Dr. Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS. Au-delà des conséquences psychologiques, elle est aussi néfaste que certains comportements à risque, comme le tabagisme ou la consommation excessive d’alcool. Tout cela coûte cher à la sécurité sociale et à l’économie: la solitude en entreprise ou dans la sphère professionnelle réduit en effet la motivation du personnel, donc sa productivité, ainsi que son épanouissement.
«Les coûts humains et économiques de la solitude sont considérables, résume François Legrand, directeur d’études à l’Ifop, et sont encore trop souvent minimisés. La plus longue étude jamais menée sur le bonheur, conduite depuis 85 ans par l’université Harvard, montre que la qualité des relations humaines représente le principal déterminant d’une vie à la fois heureuse et en bonne santé. Selon le dernier baromètre sur la solitude Ifop-Astrée, près des deux tiers des personnes isolées, en France, ont déjà envisagé de mettre fin à leurs jours, tandis que leur consommation de psychotropes est deux fois plus élevée que la moyenne. La solitude s’impose donc comme un enjeu majeur de santé publique.»

La disparition des cafés
D’autant que l’augmentation de la solitude grignote la cohésion sociale, favorisant le rejet de l’autre, la défiance et le vote extrême, comme celui en faveur de Donald Trump. C’est du moins l’analyse que fait Yann Algan, professeur d’économie à HEC Paris, en s’appuyant sur les résultats d’une étude menée par des chercheurs d’Oxford pour le World Happiness Report 2025: le nombre d’Américains dînant seuls tous les soirs de la semaine a plus que doublé entre 2003 et 2023. «Le niveau de solitude est le premier prédicteur de la défiance grandissante des citoyens, et de leur polarisation politique», précise-t-il dans Les Echos. En Grande-Bretagne, certaines études ont démontré la corrélation entre la disparition de lieux communs comme les pubs et le vote en faveur des extrêmes, le parti Ukip en l’occurrence.
«Moins on est en connexion avec l’autre, plus on se méfie de lui et plus l’autre devient un ennemi», résume Matthieu Chaigne, expert en sciences comportementales et auteur de l’ouvrage La Fabrique des solitaires. «La solitude a en effet des conséquences démocratiques, abonde Cécile Van de Velde, professeure de sociologie à l’université de Montréal: moins on voit l’autre dans sa différence et plus une forme de radicalisme croît. La solitude ne relève pas de l’intime: il ne peut être question que chacun se débrouille seul avec elle. Ce sont des souffrances systémiques, sur lesquelles on peut agir. Or, pour l’instant, cette question n’est pas encore politisée, comme commence à l’être celle de la santé mentale. C’est-à-dire que les élus s’y attèlent certes en matière de santé, mais pas encore de vie démocratique.» La solitude est donc bien politique. Et les initiatives prises pour la faire reculer devraient être intégrées dans tous les domaines de l’action publique. (lire par ailleurs).
Un faisceau de raisons
Les raisons de cette vague de solitude, on les connaît. D’abord, l’éclatement des familles et la disparition des piliers que constituaient traditionnellement l’Eglise, les syndicats ou l’emploi, de plus en plus éclatés et de moins en moins collectifs. «On est passé d’une société industrielle à une société post-industrielle, d’une société de classes à une société d’individus», résumait l’économiste Yann Algan sur les ondes de Radio France.
Ensuite, il y a eu le télétravail. L’importance du travail en commun, dans un même espace, a éclaté lors de la crise du Covid. L’étude UGent-NN (lire, plus bas, l’encadré «En chiffres») sur le bonheur indique d’ailleurs que les individus qui sont professionnellement plus heureux au travail sont également plus heureux en général. «Télétravailler seul détériore les liens sociaux, confirme Isabelle Hansez, psychologue du travail à l’ULiège. Travailler avec d’autres procure une identité sociale au salarié, de même qu’un sentiment d’utilité et de reconnaissance.» Aujourd’hui, les employeurs s’aperçoivent que, même s’ils font des économies sur les espaces de bureaux qu’ils ne louent plus, les effets du télétravail, notamment sur la solitude du personnel, commence à se payer cash.
«Ce qui manque, ce sont les rencontres improbables parce que nous sommes tous dans des cases cloisonnées.»
Parmi les autres facteurs qui ont aggravé la solitude, il y a la digitalisation des services: là où nous étions auparavant en présence d’un assureur, d’une banquière ou d’un employé de la poste, nous réglons dorénavant l’opération en trois clics sur écran, sans interaction humaine. Pareil avec le développement forcené du commerce en ligne. C’est confortable mais on ne rencontre plus personne.
S’ils ont aussi des vertus, les réseaux sociaux n’en sont pas moins des fossoyeurs d’isolés. Car pour y être actif, il faut disposer de contenus sympathiques à partager en photos et vidéos. Ce que n’ont pas les personnes isolées. En renvoyant une image –souvent idéalisée– de ce que vivent les autres, les réseaux incitent certains de leurs usagers, notamment les plus jeunes, à se comparer à d’autres et à en conclure qu’ils ne valent pas grand-chose. «Les réseaux sociaux détruisent ainsi la confiance en soi», ajoute Matthieu Chaigne. Les heures passées à consulter ces réseaux dans des relations virtuelles –1h35 par jour, en moyenne, en Belgique– sont autant de moments de vie réelle inaccomplis. Quand le portable s’éteint, la solitude n’a pas faibli, que du contraire. Et le nombre d’«amis sur portables» ou de likes enregistrés n’y change rien: ils ne valent pas une vraie rencontre.
La disparition des rites collectifs explique aussi la progression de la solitude: stoppés net durant le confinement, les grands rassemblements autour des carnavals ou des fêtes nationales ont marqué le pas. «On a d’ailleurs vu, lors de l’émergence du mouvement des gilets jaunes en France, l’absence criante de liens sociaux qui sous-tendait les revendications sociales et économiques du mouvement, analyse Matthieu Chaigne. Certains gilets jaunes ont passé le réveillon de Noël ensemble, sur un rond-point: ils se sont trouvé une famille.» A contrario, l’organisation des Jeux olympiques à Paris a ranimé les braises du collectif.
Combattre la solitude, c’est gratuit, ou pas…
Pour contrer la pieuvre de la solitude, des initiatives existent. Portées à bout de bras par le secteur associatif, comme la ligne téléphonique de Télé-Accueil, ce numéro gratuit accessible à tous 24h/24. A Bruxelles et en Wallonie, l’association Bras dessus bras dessous constitue des duos de voisineurs et de voisinés qui se rencontrent chaque semaine. Les bénévoles de la Croix-Rouge ont effectué 23.000 visites au domicile de personnes isolées l’an dernier, et 18.000 dans les maisons de repos. Elle totalise encore 30.000 participations à des activités collectives comme des ateliers tricot, jeux de société ou marche. A Bruxelles, le Babbelkot héberge tout qui a besoin d’être accueilli, comme les espaces communautaires créés par différents CPAS wallons. A Herstappe, un banc très clairement destiné à accueillir des bavardages attend sagement des bavardeurs pressés de se parler.
D’autres projets, à l’étranger, pourraient servir d’inspiration. Aux Pays-Bas, des animaux domestiques sont gardés à tour de rôle par plusieurs personnes différentes. Ce qui induit des liens de moyen et de long termes entre elles. Aux Pays-Bas toujours, les supermarchés Jumbo ouvrent des caisses dites lentes, où les clients peuvent prendre le temps de bavarder avec les caissiers sans provoquer la colère des suivants. Des réseaux de rencontre entre entrepreneurs victimes de solitude existent aussi, comme Le Groupement, actif au Québec, en Belgique, en Suisse et en France. Leur but n’est pas le profit mais le partage d’expériences et l’entraide.
Mais rien de centralisé, en matière de politiques publiques. Même s’il existe un plan de lutte contre la solitude en Flandre. «L’Etat doit s’en emparer, estime Matthieu Chaigne. Car c’est une véritable bombe à retardement.»
«Ce besoin de rencontres est récurrent et tellement énorme que je ne vois pas comment il pourrait être assouvi un jour.»
Dans le secteur marchand, des médecins ou des kinés s’associent pour occuper ensemble des locaux. Question de partager les frais fixes, mais pas seulement. On voit aussi fleurir une foultitude d’entreprises, notamment numériques, qui font de la solitude leur fonds de commerce. «C’est en quelque sorte un secteur naissant, confirmait l’économiste anglaise Noreena Hertz, autrice de l’ouvrage The Lonely Century. Il y a là une énorme opportunité de marché.» De fait. A titre d’illustration, Match Group, qui détient notamment Tinder et Meetic, a lancé plusieurs nouvelles applications de rencontre destinées à des publics très ciblés, comme les parents célibataires ou les minorités ethniques. Au deuxième trimestre 2024, le chiffre d’affaires de ce portefeuille de marques a augmenté de 17%. Autre cas? Entre le 1er janvier 2024 et l’automne 2024, le revenu mensuel de Timeleft a bondi à un million d’euros. La solitude peut rapporter gros…
Comme ce marché est mondial, les solutions développées peuvent se déployer partout, ce qui engendre des économies d’échelle intéressantes pour ceux qui les conçoivent. «Mais l’importance de ce marché est un peu théorique, estime Matthieu Chaigne. Car les gens n’osent pas toujours se dire seuls ni télécharger une appli. Entre le marché qui existe en théorie et le marché accessible, il y a donc une marge.» «Beaucoup d’initiatives se lancent en se fondant sur ce besoin de rencontres, abonde Cécile Van de Velde. Mais peu atteignent véritablement leur cible.»

Audits, marche, emplettes
Des exemples? Dans les entreprises où le mal-être peut faire des dégâts, notamment pour cause de solitude, des sociétés d’audit sont rémunérées pour analyser les risques psychosociaux qui y règnent. Des services de soutien en ligne, payants, sont proposés aux employés. «Ce soutien déresponsabilise l’employeur, pointe Laurent Taskin, professeur à la Louvain School of Management, car celui-ci ne recrée pas de collectif et rend l’employé responsable de ce qui lui arrive.»
Autres pistes investies par «le marché»: les maisons de repos et les sites de rencontre, amoureuse ou amicale. Il est désormais possible d’aller boire un verre avec des personnes dont vous ignorez tout, mais dont les algorithmes ont pu déterminer que vous partagiez de mêmes centres d’intérêt. On ne risque rien et on met un terme à ces sorties quand on veut. Le succès est au rendez-vous: seize millions de personnes se sont par exemple inscrites sur Timeleft. Encore faut-il savoir les retenir! Certaines applis de rencontre ont en effet vu leur cours chuter tant elles provoquaient de déceptions et tant le marché saturait. Les nouveaux arrivants sur le marché risquent de subir le même sort. Mais rien ne dit qu’ils aspirent à exister longtemps: sur un marché comme celui-là, les applis risquent de naître et mourir rapidement.
«Certains gilets jaunes ont passé le réveillon de la Noël ensemble, sur un rond-point: ils se sont trouvé une famille.»
Dans un autre genre, aux Etats-Unis, le comédien Chuck McCarthy propose ses services, depuis 2016, à toute personne qui voudrait se promener avec lui. Coût de cette petite sortie: cinq dollars par kilomètre. En France, La Poste assure une visite du facteur auprès de proches âgés, au moins une fois par semaine. Pour 23,90 euros par mois, un compte-rendu dudit facteur est envoyé à la famille après chaque visite. En France toujours, l’entreprise Mains d’argent met à disposition des étudiants, appelés compagnons d’emplettes, qui aident ceux qui en ont besoin à faire leurs achats en grandes surfaces. Les clients ne paient rien, la facture est envoyée aux enseignes alimentaires. Prix de base: 830 euros pour un abonnement mensuel.
On peut aujourd’hui louer un «ami» pour ne pas se présenter seul à un vernissage d’exposition ou à un mariage, mais aussi des animaux de compagnie pour rompre sa solitude. Les nouvelles technologies permettent d’installer chez soi un robot ou un hologramme qui saluera gentiment au retour du travail. L’industrie du sex-toy se porte très bien, merci pour elle. La marque nipponne Tenga, spécialiste dans ce secteur, vend un produit toutes les 4,5 secondes, à 70% au Japon, pays de grande solitude. A contrario, au Japon toujours, certains cafés ou restaurants ne sont accessibles qu’aux personnes souhaitant rester seules et prêtes à payer pour cela. Dans un cas comme dans l’autre, la solitude est un terrain idéal pour prospérer.
Et alors? Y a-t-il à redire face à l’émergence de cette économie de la solitude, qui prospère sur une blessure sociale et fait parfois en sorte qu’elle ne cicatrise pas pour que ses affaires continuent à rouler? Oui, si l’on en croit Philo Magazine. «L’économie de la solitude ne se contente pas de se nourrir d’un souci auquel elle prétend répondre sans le résoudre; à certain regard, elle aggrave même le problème dont elle tire profit. L’économie revend, sous une forme dégradée, ce dont elle a participé à priver, en premier lieu, ces clients. […] Le capitalisme, c’est son génie, sa force d’inventivité, est capable de faire recette de tout. Il crée la rareté (dans ce cas-ci, la rareté des liens) afin de pouvoir vendre, à prix d’or, cette chose qui se fait rare. […] La multiplication des contacts via les applications de «rencontres» amicales ou amoureuses creuse le vide qu’elle prétend combler: elle étourdit, toujours davantage, l’être isolé dans une profusion de rapports insignifiants.»

Il s’en trouve pourtant, des gens heureux, pour lesquels de vraies rencontres, amicales ou amoureuses, se produisent par ce canal. D’ailleurs, ils quittent aussitôt ces plateformes qui ne leur auront servi que de marchepied provisoire. «Ce besoin de rencontres est récurrent et tellement énorme que je ne vois pas comment il pourrait être assouvi un jour, observe Bernard Surlemont, professeur de gestion à l’ULiège. Les plateformes qui les favorisent constituent un outil aujourd’hui largement répandu dans la société et je n’y distingue pas de problème éthique particulier. Elles ne continueront à avoir du succès que si le service qu’elles rendent est à la hauteur des attentes et si elles se renouvellent, sachant que la nouveauté est essentielle pour attirer des clients.» Leur valeur dépend de la taille de la communauté qu’elles brassent: plus nombreux sont les individus qu’une appli est capable de mettre en relation, plus sa valeur augmente. Imparable.
A Liège, un étudiant envisage d’imprimer des QR-codes sur des sous-verres déposés sur les tables des cafés. Celui ou celle qui s’y rend seul(e) n’a qu’à le scanner pour découvrir un sujet de conversation intéressant et ludique qu’il ou elle peut lancer avec ses voisins de table. C’est simple, drôle et ça ressemble à la vraie vie. Un autre modèle?
La solitude en chiffres
Un peu plus d’un quart des Belges (27%) se sentent très seuls et 35%, modérément seuls. Selon l’enquête nationale du bonheur, menée depuis 2017 par l’UGent et NN, ce résultat est légèrement meilleur que les chiffres datant d’avant la pandémie de Covid, il y a quatre ans. Les données relevaient alors 30% de personnes se sentant très seules et 34%, modérément seules.
Ce sont les plus jeunes, dont l’âge est compris entre 18 et 34 ans, qui souffrent le plus de ce sentiment d’isolement: seuls 30,9% des sondés affirment ne jamais se sentir seuls, contre 47,9% parmi les plus de 65 ans.
L’enquête établit aussi un lien direct entre le sentiment de solitude et l’activité professionnelle ou sociale, qui permet d’être en lien avec d’autres. Ainsi, les personnes sans emploi (82%) et professionnellement inactives pour cause de maladie de longue durée ou d’accident du travail (80%) sont celles qui se présentent comme les plus affectées par la solitude, peu ou prou; 74% des hommes et femmes au foyer se sentent fort ou modérément seuls. Or ce sentiment de solitude affecte directement la capacité à être heureux: 85,4% des sondés se disant modérément ou fort seuls considèrent que cet état les empêche de l’être.
Les données de Statbel, qui reposent sur des questions un tantinet différentes, ne montrent rien d’autre: au troisième trimestre de 2024, 6,7% des Belges de 16 à 74 ans disaient se sentir seuls tout le temps ou la plupart du temps. Depuis le début de ce suivi, lancé en 2021, les chiffres se sont situés, trimestre après trimestre, entre 6,7% et 9,3%.
Quatre Belges sur dix, en 2023, étaient recensés comme célibataires: c’est le cas d’une femme sur trois et d’un homme sur quatre.
Selon une enquête de l’UCM (Union des classes moyennes) parue en 2023, 29,4% des indépendants se disent très isolés et 26,6% un peu isolés. Une étude de Harvard Business Review France indique que jusqu’à 76% des cadres souffriraient de solitude au travail.
Que faire?
D’abord, en parler, à des proches ou à des professionnels. On observe que les moins de 35 ans, davantage touchés par la solitude que les plus âgés, l’évoquent plus facilement. «De tierces oreilles sont aidantes quand il s’agit de déposer des choses difficiles à partager ailleurs, comme la solitude que l’on ressent», détaille la sociologue Cécile Van de Velde.
Effacer la honte. Il reste difficile d’en parler tant le sentiment de honte qui accompagne la solitude reste prégnant.
Diversifier ses cercles relationnels: famille, milieu professionnel, engagement associatif, voisinage, amis. Sortir de cercles qui se connaissent déjà pour se frotter à d’autres manières d’être en relation nourrit et permet d’éviter la routine sociale. «C’est la première rencontre qui fait souvent défaut, observe Cécile Van de Velde. Après, en général, ça va. Ce qui manque, ce sont les rencontres improbables parce que les domaines sont cloisonnés. Or, on a envie de rencontres fortuites et pas organisées.» La pratique du coworking, c’est-à-dire travailler dans un lieu qui n’est ni chez soi ni chez son employeur mais avec d’autres salariés en est un exemple.
Recollectiviser et recentraliser le travail. «Dans les entreprises, tout ce qui est collectif a tendance à disparaître, observe Laurent Taskin (Louvain School of management): on trouve des solutions individuelles alors que le problème est généralement structurel et collectif. Aujourd’hui, les entreprises se rendent compte qu’elles ont été trop loin, notamment avec le télétravail: avec lui, le rapport au travail s’est construit sur des bases personnelles et dans un rapport transactionnel. Dans la foulée, faute de lien au collectif, l’engagement du personnel envers l’entreprise a diminué. Certaines entreprises disent aujourd’hui qu’il faut réinvestir dans le collectif, non seulement en venant davantage travailler ensemble mais en cherchant par exemple ensemble des solutions ou en supprimant les procédures en ligne pour obtenir un rendez-vous avec le service du personnel. La responsabilité d’un patron est de faire vivre une communauté de travail et non de réduire les gens à des ressources.» «L’émergence de la solitude en entreprise nous rappelle que nous arrivons au bout d’un modèle traditionnel de management. Résoudre les problèmes de la solitude qui y règne nécessite de changer profondément la manière de concevoir une entreprise» écrit l’économiste Marek Hudon (ULB) dans les colonnes du Soir.
Remettre en place des rites. Ils rites permettent de créer un sentiment d’appartenance entre des gens qui ne se ressemblent pas forcément: danser, chanter, pratiquer des activités sportives ou s’engager dans la fête des voisins, par exemple, permet de recréer du lien.
Questionner la solitude. Celle-ci n’a pas que des aspects négatifs. Elle peut amener à réfléchir aux relations que l’on entretient et à ce qu’elles nous apportent. Voire de faire le tri pour ne garder que les bonnes. Elle peut aussi servir de creuset à des changements de vie.
Mettre en place des politiques publiques de proximité pour réparer la défiance, en soutenant par exemple le bénévolat, le service citoyen ou la création de potagers collectifs. Certaines études indiquent que chaque euro investi dans des initiatives visant à réduire l’isolement social peut générer des économies de 20% à 30% en dépenses de santé et en augmentation de la productivité au travail, entre autres. Exemple: l’opération «1.000 cafés» qui, en France, soutient des cafés multiservice dans les communes de moins de 3.500 habitants. Plus de 300 communes s’y sont jointes, recréant ainsi du lien social dans leur territoire. «Au cours de la première moitié du XXe siècle, rappelle le sociologue américain Eric Klinenberg dans Society, nous avons construit d’incroyables parcs publics, des piscines, des bibliothèques. L’idée était qu’existaient des biens publics et qu’en y investissant, nous créerions de meilleurs citoyens et de meilleures sociétés. Nous avons laissé ces espaces publics s’effondrer. Notamment en Angleterre, où on ferme des bibliothèques.» Reste à inverser la tendance…