En 30 ans, le nombre de cafés recensés en Belgique a fondu. Pour survivre à l’avenir, les débits de boissons devront se montrer créatifs, sans perdre leur âme…
On en comptait 29.860 dans tout le pays en 1990, mais 12.909 seulement à la fin de 2023. La longue chute du nombre de cafés recensés en Belgique se poursuit: pour le seul mois de décembre 2024, selon des chiffres glanés auprès de Statbel dans la catégorie des entreprises assujetties à la TVA en tant que cafés ou bars, le chiffre est tombé à 12.443. A la fin de 2023, dix communes, toutes situées en Wallonie, ne disposaient plus du moindre café sur leur territoire et quinze communes, également toutes wallonnes, ne comptaient plus qu’un seul débit de boissons à l’intérieur de leurs frontières.
Les communes dépourvues de cafés en 2023
Commune |
2003 |
2023 |
Daverdisse |
3 |
0 |
Herbeumont |
2 |
0 |
Héron |
4 |
0 |
Olne |
1 |
0 |
Sainte-Ode |
5 |
0 |
Somme-Leuze |
5 |
0 |
Tellin |
4 |
0 |
Verlaine |
3 |
0 |
Wellin |
1 |
0 |
Herstappe |
0 |
0 |
Comment expliquer un tel recul de ces lieux populaires, où les verres de bière défilent à la chaîne? Les raisons sont nombreuses et diverses. Mais toutes concourent à une moindre fréquentation de ces lieux sociaux, qui, exsangues, mettent la clé sous le paillasson les uns après les autres.
La consommation d’alcool, en net recul depuis des années, n’y est évidemment pas pour rien. Ainsi, entre 2010 et 2024, le volume de bière vendu en Belgique est passé de 8,4 à 6,3 millions d’hectolitres. Rien qu’entre 2023 et 2024, la consommation a encore reculé de 2,1%, selon le rapport annuel des brasseurs belges. Le Baromètre de la consommation des boissons alcoolisées ou non alcoolisées, dressé l’an dernier par l’Apaq-W, ne dit rien d’autre: depuis 2016, les volumes de bière achetés ont reculé de 8%. Un phénomène qu’on observe notamment auprès de la plus jeune génération, sans doute plus avertie et/ou plus consciente de l’effet de la consommation de l’alcool sur la santé. «La génération Z fréquente plus les fast-food que les cafés», soupire Matthieu Léonard, président de la fédération Horeca de Bruxelles.
«La bouteille et la canette vendues au supermarché tuent le bistro.»
La perception de l’alcool dans l’opinion publique et la communication des autorités sanitaires sur les dangers de l’alcool s’est en effet modifiée au fil du temps. Ainsi, s’il y a quelques années, le Conseil supérieur de la santé conseillait de ne pas boire plus de dix unités standard d’alcool par semaine, réparties sur plusieurs jours, il met à présent le consommateur en garde dès la première goutte d’alcool avalée. «Il n’y a pas de niveau de consommation d’alcool sans risque pour la santé. Même une consommation légère ou modérée augmente le risque de maladies graves», peut-on lire dans l’avis rendu sur le sujet en mars 2024. Le message est plus clair et l’avertissement plus direct.
Or, «la consommation d’alcool, en provoquant une forme de désinhibition, favorise les contacts sociaux, argumente, dans « le camp d’en face », Ben Mouling, fondateur de l’association des Kroegtijgers, attachée à la défense et à la promotion des bars. Boire des bières ensemble et discuter avec des inconnus, c’est le propre des bars. Si c’est juste pour avaler une limonade, autant le faire chez soi. En général, on ne consomme pas cinq orangeades de suite pendant la même soirée. En revanche, cinq bières…»
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Le tabac s’en mêle
Les décisions prises par les responsables politiques vont dans le même sens. «Les cafés ont été touchés une première fois en 2010, lorsque la cigarette y a été interdite, rappelle Ben Mouling. Or, une partie des clients qui les fréquentent fument aussi et cette interdiction les contraint. On parle à présent d’interdire de fumer même en terrasse. Cela ne va pas arranger les choses.» Cette mesure, dont la date d’entrée en vigueur n’est pas encore arrêtée, figure en effet dans la Déclaration de politique générale (DPG) du gouvernement fédéral. La multiplication des contrôles d’alcoolémie sur le réseau routier peut aussi en décourager plus d’un.
Le passage du Covid a lui aussi eu un effet sur la moindre fréquentation des cafés. «A cause du virus, toute une génération a loupé son premier contact avec la culture des bars, déplore Ben Mouling. En interdisant toute sortie et tout rassemblement pendant des semaines, le gouvernement a involontairement encouragé les consommateurs à boire chez eux, seuls ou en petit comité.» Une habitude qui semble s’être ancrée, notamment auprès de la plus jeune génération.
«En plus d’être en recul, la consommation de boissons, notamment la bière, s’est déplacée du café, qui était d’abord un lieu de sociabilité proche du domicile ou de l’usine, à la sphère domestique, c’est-à-dire au logement, observe Benjamin Wayens, géographe et chercheur à l’Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire (Igeat, ULB). Les cafés au sens populaire du terme sont historiquement liés au monde ouvrier, dont les logements sommaires ne permettaient guère d’inviter chez soi. Les liens sociaux, pour cette catégorie de travailleurs, s’élaboraient donc au café. Mais dès lors que la qualité des logements s’est améliorée et que les temps de travail se sont peu à peu désynchronisés, la logique du café fréquenté chaque jour a régressé.»
Une tendance nette, que confirment les chiffres des brasseurs. Ces derniers écoulent aujourd’hui la majorité de leur production dans le commerce (grandes surfaces ou petites boutiques). Ils ne vendent plus leur bière au fût mais à l’unité. «En résumé, la bouteille et la canette vendues au supermarché tuent le bistro. D’ailleurs, on ne trouve guère de cafés dans les lotissements de banlieue», résume Benjamin Wayens. Il n’y a pas non plus de bars dans les zonings industriels où, pourtant, nombre d’entreprises sont implantées. Faute de lieu où consommer une boisson à proximité, leurs salariés préfèrent sans doute rentrer chez eux sans faire de détour par un comptoir.
Le baromètre de l’Apaq-W 2024 le confirme: l’an dernier, 87% des consommateurs sondés affirmaient acheter leurs bières en grande surface contre 28% dans l’Horeca; 16% d’entre eux disaient se fournir auprès des night-shops et 15% dans des petits commerces. Quelque 80% des amateurs de bière disaient la déguster à domicile et 52% dans l’Horeca (1).
«La fréquentation d’un bar doit devenir une expérience en soi.»
«Ces dernières années, les rapports avec les riverains de cafés, déjà implantés ou même en projet, se sont compliqués, ajoute Matthieu Léonard. Lors des enquêtes publiques, obligatoires avant d’ouvrir un nouveau débit de boissons, les habitants du quartier disent craindre les nuisances sonores et olfactives et les embarras de mobilité suscités par l’afflux de clientèle. Ils oublient que le café est d’abord un lieu de rencontres, ouvert en particulier aux populations les plus précarisées et aux personnes les plus âgées et les plus seules.» A condition que les consommations restent vendues à un prix abordable. Ce qui n’est pas le cas partout. L’évolution du prix de la bière explique aussi la moindre fréquentation des cafés: depuis deux ans, le prix d’une bière légère a ainsi augmenté de 22,5% en moyenne. «Confrontés à une diminution des volumes vendus, les brasseurs augmentent les prix pour rester rentables», observe Ben Mouling. Ce qui refroidit ou exclut des clients.
Avec le Covid et le déploiement à grande échelle du télétravail, on assiste aussi à un éclatement des horaires de travail. La journée 9h-17h n’est plus la règle. Or, longtemps, les salariés faisaient un détour par le café à la fin de leur journée de travail, avant de rentrer chez eux, et y retrouvaient leurs collègues. Ce n’est plus guère possible aujourd’hui.
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Des cafés qui vendent… du café
Parallèlement à la disparition des cafés traditionnels, on voit fleurir beaucoup d’établissements qui proposent plutôt du café, des jus de fruits, des tisanes. Ouverts en journée, ils accueillent une clientèle différente de celle des cafés populaires: ces consommateurs choisissent souvent de télétravailler dans ces lieux et s’y présentent d’ailleurs avec leur ordinateur et un casque sur les oreilles. Dans ce cadre, il n’est guère question de socialisation. «Ce sont des nouveaux lieux, analyse Benjamin Wayens, qui fonctionnent avec une logique différente de celle des cafés traditionnels, notamment en ne vendant pas d’alcool et en fermant leurs portes le soir. Ils reflètent plutôt une forme de flexibilisation du travail.»
«Contrairement à ce qu’on observait par le passé, ces lieux ne sont pas tenus par le premier quidam venu, qui considérait que ce n’était pas difficile de vendre des verres de bière aux clients, embraie Matthieu Léonard. Aujourd’hui, ces nouveaux lieux sont dirigés par des gérants très bien formés, qui y débarquent avec des modèles économiques en béton. Mais cela entraîne une uniformisation des lieux: on perd le café traditionnel, et un ADN qui manque dans les quartiers. Pourtant, les bistros sont des relais précieux dans une commune. Car on y voit tout et on entend tout.»
«La génération Z fréquente plus les fast-foods que les bars.»
Dans la même veine, on assiste aussi à l’émergence de nombreux salons de thé dans les quartiers à forte population maghrébine ou de bars à jus de fruits. Ceux-ci s’inscrivent dans la même logique de socialisation que les bars traditionnels, alcool mis à part: ce sont des lieux implantés dans des quartiers populaires, où les gens se rencontrent et bavardent.
C’est donc essentiellement en milieu urbain que le bistro populaire survit. Les communes belges qui n’en recensent plus sur leur territoire ou n’en comptent plus qu’un sont de taille réduite. A Anvers, Bruxelles, Gand ou Liège, les bistros conservent leur place, même s’ils sont moins nombreux qu’auparavant. On y trouve des débits de boissons à valeur quasi patrimoniale ou historique, à l’exemple de A la Mort Subite, à Bruxelles, visitée à hautes doses par les touristes, comme le serait un musée. Dans ce cas, le bar devient un lieu qui raconte une histoire: la sienne propre ou celle de la ville où il se situe.
Les communes où le nombre de cafés a le plus progressé
Commune |
2003 |
2023 |
Meix-devant-Virton |
1 |
2 |
Waterloo |
9 |
21 |
Wemmel |
11 |
30 |
Kraainem |
5 |
17 |
Faimes |
1 |
8 |
Les estaminets des villes proposent souvent un petit quelque chose en plus, comme des concerts, des bières typiques brassées localement et vendues sur place ou des vins nature, dans des lieux au mobilier contemporain. «Un bistro qui ne proposerait que de la Stella et de la Rodenbach n’est plus rentable aujourd’hui», résume Matthieu Léonard. Ce qui explique qu’on trouve aussi dans les bars, de plus en plus souvent, quelques petites assiettes où picorer, en plus de la boisson commandée.
«Aujourd’hui, pour qu’un café tienne le coup économiquement, il faut que ceux qui le gèrent aient une vision, une idée originale, une philosophie, analyse Ben Mouling. Les vrais entrepreneurs seront les seuls à survivre. Il faut être créatif pour attirer de nouveaux publics… sans perdre l’ancien. Les gens adorent les bars mais aujourd’hui, ils n’y vont plus par habitude: ils attendent une bonne raison pour y aller. La fréquentation d’un bar doit devenir une expérience en soi et les réseaux sociaux doivent lui servir de caisse de résonance. Or, la plupart des patrons de bistro n’y sont pas.»
(1) Plusieurs possibilités de réponses étaient suggérées aux consommateurs sondés, ce qui explique que le total dépasse les 100%.