De plus en plus de personnes vulnérables sont placées sous protection judiciaire. Mais les avocats sont moins enclins à exercer le mandat d’administrateur de biens et de la personne, avec une rentabilité liée au nombre de dossiers.
La Belgique comptait près de 140.000 personnes sous administration de biens en 2023. Le nombre de ces personnes souffrant de troubles cognitifs, prodigues (qui dilapident leur argent dans des dépenses inutiles) ou encore en grande vulnérabilité sociale, pour qui la justice décide qu’il est nécessaire d’être «protégé», est en constante progression ces dernières années. «Les gens vivent plus longtemps, avec un risque de démence accentué avec l’âge. De plus en plus de pathologies, nécessitant un placement sous administration, peuvent également être détectées avec l’évolution du système de santé. Mais la société est aussi devenue plus individualiste, avec moins de personnes prêtes à veiller sur des membres de leur famille ou des proches en difficulté», explique Me Amandine Wiame, avocate au barreau de Bruxelles, qui a récemment décidé de devenir administratrice de biens et de la personne, en plus de ses dossiers à plaider. Les maisons de repos ont aussi tendance à solliciter de plus en plus cette mesure, par crainte de défauts de paiements.
«C’est un peu du bricolage»
Si les juges de paix doivent privilégier un membre de la famille pour exercer le mandat d’administrateur de biens, c’est souvent vers les avocats qu’ils se tournent. «Il s’agit de gérer à la fois un patrimoine ou des dépenses, sous l’égide d’un juge de paix, mais aussi toutes les procédures imposées par la loi pour que la personne puisse participer à la société ou à la vie juridique. La technicité et la juridicité liées à ces dossiers ont évolué, c’est plutôt logique que ces dossiers soient confiés à des avocats», éclaire Yves-Henri Leleu, professeur en droit à l’université de Liège et à l’ULB. Des notaires, des huissiers ou des institutions peuvent aussi être sollicités pour exercer ces mandats, mais ces cas sont très rares.
Néanmoins, les juges de paix ont noté une «diminution des offres des services des avocats» pour tenir le rôle d’administrateur de biens, confirme Jean-Hwan Tasset, président des juges de paix du Brabant-Wallon. «Dans ce cas-là, on va demander dans les arrondissements voisins, à la famille ou même aux maisons de repos, si elles ont des expériences avec d’autres administrateurs. C’est un peu du bricolage.»
Changement de rémunération
La réforme de ce statut en 2023 est l’une des principales raisons de ce recul des vocations, difficile à quantifier faute de chiffres fournis par les autorités sur le nombre d’administrateurs de biens professionnels, qui étaient 30.000 en 2023. Votée pour mieux encadrer ce statut après plusieurs cas de fraudes importantes de la part d’administrateurs, cette réforme prévoit d’ici le 1er septembre 2027 un renforcement de leur supervision avec une évaluation tous les deux ans, l’obligation de suivre une formation en amont pour exercer ce mandat, ou l’inscription dans un registre national.
Un article est toutefois déjà entré en vigueur, modifiant leur rémunération: celle-ci est désormais de 1.000 euros par an (avant indexation) et par personne protégée. «Cette rémunération annuelle pourrait être complétée par une autre équivalente à 5% des revenus annuels (NDLR: de la personne protégée) si ces derniers sont supérieurs à 20.000 euros. Le juge de paix peut aussi attribuer à l’administrateur une rémunération maximale de 125 euros par heure pour compenser certaines prestations exceptionnelles qu’il a accomplies (pour autant qu’elles soient prouvées)», précise le SPF Justice. «Avant cela, il s’agissait d’un forfait équivalent à 3% des revenus de la personne à protéger. Cette nouvelle rémunération a refroidi certains avocats, qui se demandent s’ils vont pouvoir garder un équilibre financier, avec des dossiers de plus en plus complexes, notamment sur le plan humain», explique Jean-Hwan Tasset.
250 dossiers pour une avocate
De nombreux avocats se sont ainsi spécialisés dans ce domaine, avec plusieurs dizaines de personnes placées sous leur protection, ce nombre n’étant pas limité par la loi: à Bruxelles, une avocate, épaulée dans ces dossiers par plusieurs collaborateurs, en compterait ainsi plus de 250. «Ce n’est pas tellement le nombre de dossiers qui est important, mais toute l’organisation qu’il y a derrière», précise Me Gilles Oliviers, président du Collège des mandataires judiciaires et extrajudiciaires de l’Ordre français des avocats de Bruxelles. «Le système en matière de rémunération pousse à multiplier les dossiers si vous voulez en faire une activité rentable et couvrir tous vos frais. Tous les administrateurs qui avaient en-dessous de cinq personnes à protéger ont démissionné en évoquant cette rentabilité.» Nombreux sont aussi ceux à avoir abandonné rapidement face à la charge de travail.
Car les avocats (et les administrateurs de biens et de personnes en général) ne peuvent pas choisir leurs dossiers en amont: ils leur sont proposés par un juge de paix, sans aucun détail sur la personne. Libre à eux de les accepter ou non ensuite. Certains dossiers peuvent se révéler plus «simples» que d’autres, avec seulement des factures à payer pour une personne âgée installée dans une maison de repos, par exemple. D’autres sont plus complexes et demandent un investissement parfois quotidien. «J’ai certaines personnes qui m’appellent tous les jours, week-end compris», confirme Me Emma Delwiche, qui compte entre 70 et 80 «administrés» et une collaboratrice pour l’épauler. «Je ne pars jamais en vacances sans mon ordinateur professionnel, car je sais que je vais être sollicitée pour des choses qui ne sont pas délégables, comme une carte de banque perdue, ou une difficulté familiale.» Administratrice de biens depuis 2011, elle a noté depuis ses débuts une sur-sollicitation accrue («Je reçois parfois plus de 300 mails par jour») et une «augmentation de la charge mentale et de la charge et de travail pour chaque dossier». «C’est une question de conjoncture: on commence par exemple à recevoir les copies des lettres envoyées à nos administrés qui vont être radiés du chômage.»
«Ce ne peut pas être un choix par défaut»
Un «équilibre» est à trouver entre les dossiers ne nécessitant que quelques heures de travail par an, et ceux pour lesquels la rentabilité ne sera clairement pas au rendez-vous. De quoi refroidir des avocats pas toujours attirés par le côté «social» du rôle d’administrateur de biens. «C’est un métier pas facile, avec des composantes humaines et pédagogiques très importantes, dans lequel il faut accepter d’avoir des dossiers plus chronophages», confirme Me Jean-Noël Basternière, membre du comité d’administration d’avocats.be. «Ce ne peut pas être un choix par défaut, car cela demande du temps et de l’investissement, ni être motivé par l’appât du gain, car ce n’est clairement pas le secteur le plus rémunérateur du métier d’avocat. Même si la spécialisation, avec une efficacité et une équipe permettant de gérer de nombreux dossiers, peut aider», renchérit Yves-Henri Leleu.
Empiler les dossiers peut néanmoins influer sur l’efficacité des administrateurs de biens. «Des familles nous ont déjà fait remonter des erreurs dans des dossiers, peut-être dues à une surcharge de travail dans certains cas», concède Hasna Berroho, assistante sociale au sein d’Inclusion ASBL. «L’administrateur est tenu de rencontrer chacun de ses bénéficiaires au moins une fois par an. Mais la quantité de dossiers qui incombe à certains ne leur permet pas de tenir cet engagement et c’est bien dommage», ajoute-t-elle, plaidant pour une limitation du nombre de dossiers d’administrés par avocat. Une éventualité écartée lors de la réforme de 2023 et qui n’est pas à l’ordre du jour.
«Même avec la nouvelle loi, il n’y aura pas de condition spécifique concernant le nombre de dossiers qu’un administrateur professionnel peut traiter. En effet, cela est très difficile à objectiver, fait savoir le SPF Justice. Certains dossiers sont plus faciles à gérer que d’autres. La gestion d’une personne protégée peut s’avérer complexe en cas de conflit dans l’entourage de la personne ou lorsque son patrimoine est important. Cela dépend de chaque dossier. Et aussi beaucoup du nombre de collaborateurs auxquels un administrateur peut faire appel. Tant qu’il y a un contrôle direct, l’administrateur peut en effet confier certaines tâches à des collaborateurs.»
Alors que «l’offre» a du mal à suivre une «demande» accrue, les avocats risquent de se voir confier de plus en plus de dossiers. «Je rêve de voir plus d’avocats qui accepteraient de faire ces missions. Mais je ne sais pas si cela sera possible», avoue Me Gilles Oliviers. Si les juges de paix ne rencontrent pas encore une «pénurie» en matière d’administrateurs, puisque toutes les personnes nécessitant une protection ont pu être placées, le manque en la matière peut aussi être une opportunité à saisir. «J’ai déposé mon dossier en août et j’ai été surprise de la rapidité avec laquelle on m’a confié des dossiers», explique Me Amandine Wiame, désignée administratrice de biens pour neuf personnes désormais. «Il y a énormément de choses à mettre en place, de personnes à contacter. Mais je pense qu’il y aura toujours des avocats animés par l’envie d’aider et qui feront cela, même s’ils sont débordés.»