Malgré l’obligation légale depuis 2022 de proposer un paiement électronique, certains cabinets médicaux belges persistent à n’accepter que du liquide. Une pratique qui expose les patients à des refus de remboursement, tout en entretenant une zone grise fiscale difficilement contrôlable.
En aidant sa grand-mère à faire ses comptes, Romane se rend vite compte que quelque chose cloche. Aucune trace des reçus du cardiologue. Pourtant, sa grand-mère lui jure qu’elle a bien payé le spécialiste. Avant chaque séance, elle se rend scrupuleusement au distributeur le plus proche pour y retirer exactement 60 euros. Si l’on se réfère aux honoraires de l’Inami, le prix d’une consultation chez un médecin conventionné incluant un électrocardiogramme est plutôt de l’ordre de 65 euros. A première vue, la grand-mère de Romane a fait une économie de cinq euros. Mais pas vraiment. Jamais elle ne verra la couleur du remboursement par sa mutuelle. Faute de reçu. «J’ai directement appelé le médecin en question lorsque j’ai appris tout cela. Ce dernier m’a répondu qu’il fonctionnait toujours de la sorte, qu’une pancarte dans sa salle d’attente précisait bien qu’il n’acceptait que les paiements en espèces. Il s’est défendu de manière agressive et m’a demandé si je savais combien cela lui coûterait de numériser toutes ses consultations. Je ne me suis pas battue après cet appel. J’ai simplement conseillé à ma grand-mère de changer de cardiologue», raconte la jeune namuroise. Cette dernière n’a pas porté plainte à l’Ordre des médecins, préférant laisser l’affaire couler, faute de preuves.
Contacté par Le Vif, le spécialiste en question, non conventionné, n’a pas souhaité répondre à nos questions, niant la version des faits de Romane.
Ce type de situation montre l’écart entre la législation belge, qui impose depuis le 1er juillet 2022 au moins une option de paiement électronique, et la réalité de certains cabinets qui s’en tiennent au cash. Cette exigence est obligatoire pour toute entreprise en contact physique avec un consommateur, y compris les professions libérales. Le refus de proposer une alternative numérique (Bancontact, Payconiq, QR code, virement instantané, etc.) peut entraîner une amende allant jusqu’à 80.000 euros ou 4% du chiffre d’affaires, ainsi qu’une possible saisie du matériel de facturation.
Le SPF Economie, qui centralise les plaintes, a reçu en 2024 1.881 signalements pour infraction à cette obligation depuis l’entrée en vigueur de la loi. Toutes ne concernent pas les médecins et professionnels de la santé, loin de là.
Dans le quotidien des Belges, l’argent liquide perd pourtant du terrain. Selon le Baromètre des Paiements Digitales de l’Ipsos réalisé en 2024, 82% des citoyens préfèrent aujourd’hui les paiements numériques et transportent en moyenne moins d’une cinquantaine d’euros sur eux. Les soins de santé sont longtemps restés à la traîne face à cette évolution des modes de paiements. Une étude Mastercard-Ipsos montre que 73% des médecins refusaient encore la carte en 2019. Un record tous secteurs confondus. Les syndicats des professionnels de la santé affirment que la tendance s’est inversée chez les généralistes, mais ils reconnaissent que les cabinets spécialisés privés résistent encore, notamment là où les honoraires dépassent les remboursements Inami.
L’argument économique ne tient plus la route
Les professionnels qui s’en tiennent au paiement en liquide invoquent souvent le coût supposé d’un terminal. En réalité, les montants sont minimes. Payconiq facture environ six centimes par transaction, avec 18 euros de frais fixes annuels. Un terminal Bancontact d’entrée de gamme peut être loué pour environ 25 euros par mois.
Etienne Mignolet, porte-parole du SPF Economie, rappelle que «les commerçants associent souvent les systèmes de paiement électronique à des terminaux coûteux. Mais c’est beaucoup plus large que cela. Il existe de nombreuses alternatives et les entreprises sont libres de choisir celle qui leur semble la plus appropriée, en fonction de leur réalité économique et des spécificités de leur clientèle. Un commerçant peut très bien, par exemple, afficher à la caisse un numéro de compte bancaire sur lequel les clients peuvent verser le montant, ou se limiter à la possibilité de payer à l’aide d’une application bancaire avec un code QR.»
Derrière cette justification économique se cache une logique d’opacité. En 2022, le Service d’évaluation et de contrôle médicaux (SECM) de l’Inami a identifié 6,7 millions d’euros de facturation frauduleuse, soit plus du double par rapport à 2021. La moitié des cas concernait des prestations sous-déclarées ou jamais encodées. Un paiement en espèces reste légal, à condition qu’une attestation conforme soit remise au patient. Celle-ci doit mentionner le montant exact versé, les codes de nomenclature et la signature du médecin. Sans ce document, il n’existe aucun droit au remboursement, et le paiement devient invisible pour le fisc.
Les syndicats médicaux reconnaissent cette réalité. «Nous ne sommes pas un organe de contrôle fiscal, mais il serait naïf de prétendre que le phénomène a disparu. Nous sensibilisons les confrères, tout en admettant qu’il est difficile d’en mesurer l’ampleur ou d’y remédier de façon structurelle», déclare l’Association belge des syndicats médicaux (ABSyM). Le GBO, syndicat francophone des généralistes, est plus direct: «La pratique s’efface chez les médecins conventionnés, mais elle persiste chez certains spécialistes non conventionnés. Le bénéfice est évident pour le médecin. Pour le patient, il n’y a aucun gain. Seulement un risque de perdre son remboursement et sa preuve en cas de litige.»
La facturation numérique, futur verrou fiscal
A partir du 1er septembre 2025, la facturation électronique deviendra obligatoire pour toutes les prestations médicales. Les systèmes e-Attest et e-Fact transmettront automatiquement les données aux mutualités et à l’Inami, mettant fin aux attestations papier. Les syndicats estiment qu’il s’agit d’une évolution logique, et insistent sur la nécessité de préserver la relation de confiance entre médecin et patient sans transformer les praticiens en contrôleurs fiscaux. Les autorités de contrôle, de leur côté, considèrent que cette réforme comblera les dernières brèches: le paiement par QR code laisse une trace bancaire, l’attestation électronique fige le tarif, et le fisc peut quasiment suivre les honoraires en temps réel.
Pour l’instant, les praticiens qui continuent à privilégier les espèces bénéficient d’une trésorerie immédiate et d’une zone grise fiscale. Mais ils s’exposent à des plaintes, des amendes, un recouvrement des sommes éludées, et des sanctions disciplinaires. Quant aux patients, ils risquent de ne jamais être remboursés, et perdent tout moyen de recours en cas de litige. Puisque l’argument d’un terminal trop cher ne tient plus et à l’heure du paiement instantané par smartphone, le cash imposé aux patients semble moins un choix pratique qu’une entorse à la loi qui pénalise les plus vulnérables.