Carte blanche

Ce n’est pas le pauvre qui coûte cher, c’est la pauvreté 

A l’heure où le Parlement fédéral s’apprête à votre la loi-programme, cette carte blanche propose une lecture budgétaire de la sécurité sociale. Ni dépense comme une autre, ni charge superflue, elle constitue plutôt un levier fondamental de stabilité et un rempart contre la pauvreté.

La sécurité sociale, et plus généralement la protection sociale, ne sont pas des lignes comme les autres dans un budget public. Selon la manière dont il gère les mécanismes d’assurance et de solidarité sociales, l’Etat peut réaliser un investissement en bon gestionnaire, et assurer ainsi son avenir. Ou, comme le fait l’Arizona, procéder plutôt à des coupes qui pèseront lourdement sur les finances publiques à court, moyen et long terme.

Rappelons d’abord que la sécurité et l’assistance sociales ont été conçues pour préserver la stabilité et la prospérité de toute la société: en protégeant les individus qui la composent en cas de coup dur (chômage, maladie…), en faisant barrage à la pauvreté, en garantissant un minimum de pouvoir d’achat, on s’assure de la santé économique, sociale, judiciaire, sanitaire et démocratique du pays. Préserver la sécurité et l’assistance sociales, c’est investir dans la dignité humaine. On pourrait illustrer le propos avec force témoignages, études et analyses. Mais puisqu’il est question de budget, à l’approche du vote de la loi-programme par le Parlement fédéral, parlons retour sur investissement.

«Préserver la sécurité et l’assistance sociales, c’est investir dans la dignité humaine.»

Sécurité sociale sous pression

En mettant la sécurité sociale sous pression, la loi-programme du gouvernement Arizona hypothèque dangereusement l’équilibre social et donc budgétaire du pays. Limitation du chômage à maximum deux ans, disparition de la pension de ménage, restriction des périodes assimilées dans le calcul de la pension: ces mesures toucheront ceux qui rencontrent un accident de parcours (licenciement, maladie…), ou encore ceux qui s’occupent de leurs enfants ou de proches dépendants. La conditionnalité renforcée de l’accès aux allocations d’insertion, l’égalisation et le plafonnement des déductions fiscales pour les enfants à charge pénaliseront inévitablement les jeunes et les familles, a fortiori les plus précaires. Or qui dit plus de précarité, dit impact sur les finances publiques.

Report de l’indexation

Pour que ce soit plus clair, prenons l’exemple du report de l’indexation des allocations et des pensions inscrit dans l’accord de gouvernement. Lorsque l’Arizona mettra son programme à exécution, les ayants droits devront attendre trois mois pour que leur revenu soit adapté aux coûts réels de la vie. Rappelons que pour au moins 18% de la population vivant dans la pauvreté (1), ces dépenses couvrent exclusivement (mais rarement entièrement) des besoins de première nécessité: logement, alimentation, énergie, eau, santé, transport, télécommunication, frais scolaires. Si ces personnes doivent couvrir des frais plus élevés avec un budget non indexé pendant trois mois, certaines dépenses seront forcément laissées –davantage encore– en souffrance. Trois mois, c’est largement suffisant pour voir sa santé se dégrader. Pour perdre pied dans sa recherche d’un emploi. Pour mettre le doigt dans l’engrenage du surendettement. Ce sont autant d’histoires personnelles dramatiques. On peut choisir de détourner le regard, mais la société, elle, devra irrémédiablement payer les conséquences en coûts réels, publics comme privés.

«Trois mois, c’est largement suffisant pour voir sa santé se dégrader. Pour perdre pied dans sa recherche d’un emploi. Pour mettre le doigt dans l’engrenage du surendettement.»

Coût réel de la pauvreté

Pensez aux loyers, qui prendront du retard. Aux hôpitaux, fournisseurs d’énergie et de téléphonie et sociétés de transports, qui verront s’accumuler les défauts de paiement. A l’Etat, qui devra supporter les coûts de justice lorsque cette dernière sera saisie pour trouver une solution (2). Aux communes, qui devront gérer un afflux de nouvelles demandes dans leurs CPAS. Aux entreprises, dont les postes vacants ne trouveront pas preneurs parce que des formations seront abandonnées pour parer au plus vital. Aux finances publiques qui devront prendre en charge des interventions médicales plus lourdes parce que des soins de santé auront été postposés.  

On le dit, on le répète, et on le répétera tant qu’il le faudra: les coupes budgétaires qui touchent les publics les plus précaires, qui disposent du moins de ressources et de marges de manœuvres, ne généreront aucun gain réel pour les caisses de l’Etat. Limiter le droit au chômage dans le temps –a fortiori dans la précipitation, plafonner les revenus et aides sociales, précariser des personnes migrantes, supprimer l’enveloppe bien-être: sur papier, cela peut paraître une bonne affaire. Mais dans les faits, la facture finale sera bien plus salée, pour toutes et tous, sur les plans financier, démocratique et humain.

Le report d’indexation représentera également une perte nette pour les ayants droits. On estime par exemple qu’un pensionné avec un revenu de 1.000 euros perdra environ 40 euros à chaque report. Pour une part importante de la population, c’est beaucoup.

«40 euros, ça fait toute la différence quand tu dois prendre des médicaments ou que tu as des dettes. Tu prends un comprimé en moins, pour pouvoir tenir jusqu’à la fin du mois. Tu vois ta dette s’emballer parce que tu n’as pas pu respecter ton plan de paiement à l’euro près. Avec 40 euros en moins, tu manges moins, tu choisis les viennoiseries que le boulanger brade à la fin de la journée plutôt qu’un fruit. Et je ne parle même pas du stress que cela engendre. Quand tu vis la précarité, le moindre euro compte.» Cas

«Retirer de l’argent aux plus pauvres, c’est créer plus de pauvreté, avec toutes les conséquences que ça a sur la société. Ce sont des soins de santé qu’on reporte, des dépistages qu’on ne fait pas, et qui coûteront plus cher en bout de course, quand la situation se sera aggravée. Tu es déjà dans la merde parce que tu as perdu pied à cause d’un deuil, d’un trauma, d’une merde de la vie qui t’es tombée dessus, donc tu as du mal à percevoir un avenir. Mais là, on t’enlève carrément la possibilité d’accéder à un avenir.» Aurélien

(1) Chiffre Statbel (janvier 2025) reprenant les personnes avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté (indice Arop), soufrant de privation matérielle et sociale sévère (indice LWI) et celles vivant dans un ménage à faible intensité de travail (indice LWI).

(2) Seuls les gros poissons du marché de la dette tireront ici leur épingle du jeu –mais ça c’est une autre histoire, à lire dans la récente enquête du Soir, «Le monde impitoyable des huissiers de justice».

Cette carte blanche a été rédigée par le Belgian Minimum Income Network (BMIN). BMIN est un réseau coordonné par le Réseau belge de Lutte contre la pauvreté et rassemblant une large coalition d’organisations de lutte contre la pauvreté, de syndicats, de mutualités, d’organisations sociales et de chercheurs universitaires. Le Réseau BMIN œuvre depuis plus de 10 ans pour le droit à un revenu digne et accessible pour tous.

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