Dans la cuisine, la salle à manger, sur la table basse du salon, devant l’écran, petit à petit, le repas se délocalise et finit même au lit.
La semaine, ce sont deux phrases que Sylvie, 47 ans, experte en recrutement, prononce souvent, trop même: les fameuses «Vous allez être en retard!» et «Ça va refroidir!». «Le matin est le plus dur à gérer alors j’ai lâché du lest sur le déjeuner», confie la quadragénaire, mère de deux enfants de 18 et 16 ans. Chez Sylvie, chacun se réveille et débute la journée à son rythme. Et chacun choisit ce qu’il veut manger (ou pas) et où il le souhaite. Pour Sylvie, c’est café tartines et confiture, avalés fissa sur le plan de travail, sans s’asseoir. Son aînée reste au lit jusqu’à la dernière minute et fait régulièrement l’impasse sur le premier repas de la journée. Attablés à l’îlot central de la cuisine, Enzo, le petit frère, avale un bol de céréales molles inondées de lait demi-écrémé bio mais tiède, tandis que le mari se contente d’un café et d’un yaourt, éventuellement d’un fruit s’il a un rab de temps. «J’éprouve parfois des remords mais on se rattrape le soir», répond Sylvie.
«Le protocole de la table traditionnelle, le rituel avec la fourchette à gauche, le couteau à droite s’estompe.»
Malgré le rêve commun d’un déjeuner partagé, ce repas, pris très majoritairement à domicile, est le plus souvent sauté. Selon une enquête de Sciensano réalisée en 2022-2023, 66% des Belges déjeunent au moins cinq jours par semaine. Au cours des 20 dernières années, le pourcentage n’a cessé de diminuer –il était de 77% en 2004 et de 73% en 2014. Ils y consacrent d’ailleurs peu de temps: quatorze minutes en moyenne, selon les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Le dîner, lui, est consommé en moyenne en 21 minutes entre midi et treize heures. Cette traditionnelle pause méridienne a aussi du plomb dans l’aile: d’après une enquête menée en 2024 par l’entreprise de services Edenred, 20% des Belges affirment qu’ils ne prennent pas de pause et 30% qu’ils préfèrent manger seuls. En télétravail, 23% mangent très rapidement et 15% ne prennent pas de réelle pause. Que font-ils à la place? Ils dînent simplement devant leur ordinateur pour «accumuler» le temps et l’utiliser ensuite pour effectuer d’autres tâches. Bref, la pause de midi a glissé, insensiblement, vers une rationalisation et est devenue un moment où de moins en moins de travailleurs prennent le temps de s’attabler. En cause, ici: la généralisation du travail devant un écran et la restauration rapide.
«Ça va refroidir, bordel!»
Chez Sylvie, le soir et le week-end, les «A table!» sonnent donc comme un cri de ralliement. Toute la famille est convoquée, séance tenante, en général à 19h30. Ses adolescents s’exécutent rarement sur-le-champ. Les parents se montrent d’abord compréhensifs, puis agacés, puis franchement énervés. «Ça va refroidir, bordel!» Pour les plus jeunes, 20 minutes suffisent. Exit les fameuses bonnes manières d’antan. Le repas relève davantage du ravitaillement de course cycliste que d’un banquet. «On ne retient pas les enfants à table quand ils ont envie de la fuir. Cela doit d’abord être un moment privilégié et d’échange», concède la quadragénaire.
Si, pour les Belges, le repas reste un instant de convivialité et de communion, il est cependant moins systématiquement pris en famille. Ainsi, selon Sciensano, en 2015 déjà, seule la moitié de la population prenait un repas par jour, à table et en famille, et 28% deux repas par jour ou plus. Tandis que 15% affirmaient manger à table en famille uniquement le week-end et que 6% ne le faisaient jamais. D’autres coups de sonde plus récents dressent un constat similaire. En 2019, ColliShop (groupe Colruyt) a interrogé 800 parents et 582 enfants. Quatre foyers sur dix ne prenaient pas le souper chaque jour à table en famille.
Des chiffres à mettre en relation avec un contexte démographique. Si le rituel de la table s’évanouit, c’est parce qu’il est parfois impossible à reproduire chez soi… faute de compagnie. En 2021, selon Statbel, les ménages isolés représentaient 15,6% de la population. Vivre seul n’encouragerait pas l’envie de dresser une table et de ritualiser un moment à table comme cela se fait en présence de la famille ou d’amis.
Les écrans, devenus incontournables dans le quotidien, viennent également perturber le repas, qu’il soit pris à table, sur la table basse ou sur le bureau. Celui de la télévision notamment, qui capte l’attention de près d’un tiers des Belges au moment de manger (en 2022-2023, 16% et 11% regardaient toujours et souvent la télévision pendant le souper, selon les données de Sciensano).
Mais il n’y a pas que la réduction des foyers, la solitude et l’omniprésence des écrans qui provoquent la petite mort de la table. Il y a aussi ce désir de liberté, cette volonté de s’extraire d’un rythme alimentaire cadré, normé. «Le rituel du repas familial, un peu solennel, long, guidé, c’était trop contraignant, explique Jean-Pierre Corbeau, professeur émérite de sociologie de l’alimentation et de la consommation à l’université de Tours. Ce qui s’estompe, c’est le protocole de la table traditionnelle, le rituel avec la fourchette à gauche, le couteau à droite. On ne veut plus être prisonnier de cet espace. On ne veut plus être contraint.» Pour décrire ce phénomène, observé notamment chez les jeunes, le sociologue parle d’«intermittence à table». On ne reste plus constamment assis et présent à la table pendant toute la durée du souper. On peut se lever, s’absenter pour diverses raisons, puis revenir. «C’est un déplacement de la table dans l’espace et dans le temps, où le repas n’est plus un moment figé et continu, mais un moment plus fluide et interrompu», résume Jean-Pierre Corbeau.
Le frigo, ce roi
C’est, en réalité, l’émergence du modèle «libres ensemble». Le dîner est très souvent pris à l’extérieur et, le soir, le souper peut se faire désormais à travers des prises alimentaires multiples, qui n’obligent pas à une sédentarité de la famille. Il se peut se faire en amont et en aval du plat principal qui, lui, généralement réunit tout le monde. On assiste alors à des formes de nomadisme dans le domicile: apéro pour ce qui est de l’amont, puis, le dessert pris en soirée devant la télé ou l’écran, dehors s’il fait beau et que l’on possède un balcon ou un jardin. Le tout en vaquant à ses occupations tout en parlant avec les autres. Ce qui accentue alors le sentiment de liberté.
«On pourrait presque dire qu’aujourd’hui, les familles mangent avec les pieds», déclare Jean-Claude Kaufmann, sociologue et pionnier de la microsociologie, insistant notamment sur l’individualisation des repas. «Nous aspirons tous à des rythmes et à des moments à nous et cela se reflète dans nos comportements alimentaires. Les repas convenus à heures fixes entravent dès lors la fluidité de la vie.» Et si le repas s’individualise, c’est incontestablement grâce… au frigo. Encore récent (il date des années 1950), le frigidaire est devenu le centre de l’organisation alimentaire. Les «mangeurs individuels» peuvent désormais à leur guise se servir directement et grignoter quand bon leur semble. Il y a ceux qui se contentent de piocher leur dessert individuel à la fin du repas, ou ceux qui ne l’utilisent que pour stocker les aliments à usage collectif.
«On pourrait presque dire qu’aujourd’hui, les familles mangent avec les pieds.»
Du reste, la table s’est démultipliée: la table de la cuisine, la table de la salle à manger, la table basse du salon, les plateaux-repas, minitables mobiles et individuelles… Autant de lieux où l’on peut se sédentariser à présent, manger, ensemble ou non. «On ne déambule pas pour autant en mangeant. On continue à être sédentaire, à s’assoir pour manger, pointe le sociologue Jean-Pierre Corbeau. Même dehors, on mange rarement en marchant. On se pose, on cherche un banc, un endroit pour s’asseoir.»
Les petits plats se grignotent aussi depuis le canapé, voire le lit –ce dernier accueille surtout les mangeurs plus jeunes, des adolescents et des étudiants qui y séjournent des heures, y mangent, font leurs devoirs, étudient tout en restant connectés. Une habitude encore marginale mais vraiment émergente, selon les sociologues.
Pour autant, le repas à table résiste. On y revient presque systématiquement lors des occasions sociales les plus ritualisées: lors des fêtes de fin d’année, des anniversaires, ou encore lorsque les enfants ayant quitté le domicile parental retournent à la maison. «Plus il y a des temps en solitaire, plus il y a l’envie de partage, de se retrouver ensemble, en particulier le soir et le week-end», déclare Jean-Claude Kaufmann. Et, dans ces moments-là, les repas plus traditionnels, « théâtralisés » sont alors mieux acceptés comme des temps festifs affirmant l’identité familiale. Sylvie confirme: «On a fait des travaux et ouvert la cuisine « à l’américaine », avec un bloc central et de grands tabourets. On y prend nos repas. C’est plus convivial. Sauf si j’ai beaucoup de monde bien sûr.» La table de la salle à manger ou celle de la cuisine ne sont donc pas tout à fait condamnées.