Chez les frères Gallagher (Oasis), Noël est le calme, Liam, son cadet, le trublion. © Getty Imag

Aîné modèle et jaloux, cadet rebelle et plus libre: déconstruction des mythes sur les frères et sœurs

Dans la fratrie, les rôles sont encore attribués comme des étiquettes. Entre stéréotypes, récits familiaux et prophéties autoréalisatrices, pourquoi le rang de naissance colle-t-il à la peau?

Certains clichés ont la peau dure, même quand il s’agit de classifier les bébés. Dans l’imaginaire collectif, la personnalité d’un enfant tiendrait à son rang de naissance. Le premier-né serait cet enfant responsable, un peu anxieux, conservateur et légèrement conformiste. Tout le contraire de la petite sœur ou du petit frère, original, sportif et créatif, presque révolté, souvent agitateur. Lorsqu’il existe, le benjamin se mue en rêveur, charmeur, à la limite du manipulateur. Cette photo de famille reste gravée sur pellicule, colportée par le roman familial et validée par des portraits célèbres, comme celui des frères ennemis d’Oasis. L’aîné, Noël Gallagher, décrit comme calme, sérieux et stratégique, alors que Liam, le cadet, incarne le trublion par excellence. Bullsh*t ou réalité scientifique?

La science a tranché: l’ordre de naissance ne commande pas la personnalité. «Une importante étude américaine de 2015, menée sur plus de 400.000 individus, a même montré que l’incidence est proche de zéro», affirme Héloïse Junier, docteure en psychologie de l’enfant. Alors, comment expliquer la vigueur du mythe? Le coupable désigné est Alfred Adler. Dans les années 1920, ce psychothérapeute autrichien explore le sujet pour établir une théorie scientifique, qui associe ordre de naissance et traits de personnalité. «Aujourd’hui, la pensée d’Adler affiche ses limites, indique Stéphanie Haxhe, psychologue clinicienne et thérapeute familiale, car la construction de la personnalité obéit à des mécanismes bien plus complexes. Mais Adler a eu le mérite de souligner l’influence du contexte, des parents et de la fratrie sur le développement de l’enfant.» Décoller les étiquettes, sans jeter le bébé avec l’eau du bain, tel est l’enjeu.

«Dans les années 1920, le psychothérapeute autrichien Adler associe ordre de naissance et traits de personnalité.»

Car la question continue d’intriguer: pourquoi des frères et sœurs, qui partagent les mêmes gènes, empruntent-ils des traits de caractère si différents? «Autant le tempérament, dont la base serait biologique, se manifeste dès les premiers mois de vie, autant la personnalité, elle, se construit tout au long de l’enfance», écrit Héloïse Junier dans Frères et sœurs. Une histoire de complicité et de rivalité (Les Arènes, 2025). Une construction sous influence, qui reposerait sur une longue liste de variables: patrimoine génétique, expérience intra-utérine, profil neurodéveloppemental et genre, mais aussi contexte socioéconomique, parcours de vie et style d’éducation. Le rang de naissance n’est donc pas une sentence, mais il n’est pas tout blanc pour autant. En effet, la place dans la famille agit bel et bien sur d’autres facteurs, en particulier les attitudes parentales et la relation fraternelle.

(Photo Bachrach/Getty Images) © Getty Images

La fabrique parentale

Si la théorie rigide d’Adler plie sous le poids du réel, elle met en lumière le rôle décisif des parents, de leurs espoirs, craintes ou projections, qui évoluent selon l’ordre d’arrivée de leur progéniture. «L’aîné est l’enfant qui leur ouvre la porte de la parentalité, poursuit Stéphanie Haxhe. Ce « simple » fait a un impact énorme: ils vont devoir se faire la main, faire leurs preuves vis-à-vis de l’entourage, asseoir leurs principes éducatifs, etc. Leurs attentes sont forcément plus élevées. Pour les enfants suivants, cette pression se relâche, créant plus de place pour l’affection, les émotions.» Chez le premier-né, ces espoirs parentaux peuvent ainsi faire naître le besoin de correspondre, de se conformer. Mais ce n’est pas une fatalité, certains aînés se rebellent, rejettent les attentes, et c’est le cadet qui récupère le «fardeau».

Derrière les mythes et les principes éducatifs, se nichent aussi des tabous, notamment celui du favoritisme parental. «Personne ne veut l’avouer, mais ça existe. D’après les études, cela concernerait 65% des mères et 70% des pères», révèle Héloïse Junier. Et le chouchou serait souvent l’aîné, davantage encore quand c’est une fille. Cette préférence se manifeste par une attention différenciée (plus de photos, de câlins, de soutien) ou une attitude inégale (moins de patience, plus de contrôle), le tout avec un effet réel sur l’évolution de l’enfant «délaissé»: sentiment d’injustice, faible estime de soi, manque de confiance.

En conscience ou non, ces traitements différenciés produisent des conséquences mesurables. «Les dernières recherches suggèrent que l’aîné a un QI plus élevé et connaît plus de succès professionnel, mais il est aussi plus exposé au risque d’anxiété, détaille Héloïse Junier. Cela s’explique, entre autres, par son statut temporaire d’enfant unique, avec plus de stimulation, de temps qualitatif avec papa et maman. Sans oublier, une éducation plus stricte, qui cristallise des idéaux.» Des idéaux qui peuvent nourrir le récit familial et les prophéties autoréalisatrices, du style «notre aînée est une excellente élève, son petit frère est un cancre». «Ces projections simplistes sont dangereuses, souligne Stéphanie Haxhe, elles sont davantage la manifestation du désir des parents et témoignent parfois d’un angle mort de leur propre vécu

Le tabou du favoritisme parental existe. Le chouchou serait souvent l’aîné, encore plus quand c’est une fille.

Fratrie, un amour vache

Une autre étiquette colle à la peau de l’aîné, celle du jaloux qui a mal vécu l’arrivée du petit dernier. Certes, il doit soudain tout partager: temps, attention, territoire. Mais ce choc psychique est surtout formaté par le discours parental. «C’est le piège du roman familial, insiste Stéphanie Haxhe, ces récits amplifiés par les parents – »il était jaloux, il pinçait sa sœur, etc. »– sous-entendent que l’aîné voulait rester enfant unique. Or, c’est souvent bien plus complexe: il peut accuser le coup, tout en adorant la présence du bébé; vouloir lui arracher les yeux, puis le câliner l’instant d’après. En réalité, l’enfant comprend qu’il perd de la place, mais gagne un allié.» Possessifs ou fusionnels, ces schémas binaires enferment les enfants dans des rôles restrictifs et nient l’ambivalence fraternelle.

Chez les Hazard, le football rassemble la fratrie. © Getty Images

Désinhibée sur le plan émotionnel, la relation adelphique se colore également en fonction de la différence d’âge. «En dessous de quatre ans d’écart, on observe plus de complicité, mais aussi davantage de conflits, car les enfants évoluent conjointement. Au-delà, c’est plus consensuel, moins de disputes, mais moins d’intérêts communs», pointe Héloïse Junier. Entre rivalité et complicité, la fratrie est un laboratoire de l’altérité, mais aussi le lieu de la différenciation. «Pour sortir de la rivalité et éviter les comparaisons, l’enfant cherchera à se construire dans des niches propres, un sport, une activité artistique. Le danger, c’est lorsque les parents transforment cette différenciation naturelle en étiquettes étriquées: « l’aîné scolaire » vs « le cadet sportif », alors que la personnalité reste éminemment plastique», décrypte Stéphanie Haxhe.

Parents et fratrie ne sont pas les seuls «architectes» à l’œuvre, une série d’autres variables extérieures modulent le développement de chaque enfant. Divorce, déménagement, changement socioéconomique rebattent les cartes. Même sous le même toit, frères et sœurs peuvent grandir à un moment différent de l’histoire familiale. «Dans les familles nombreuses, par exemple, on observe une dilution des ressources, qui peut influencer la construction des enfants: moins d’argent, de temps, d’activités, d’espace, etc. Selon certains chercheurs, grandir dans une famille de plus de trois enfants représente même un handicap social», analyse Héloïse Junier. Les familles recomposées sèment aussi parfois le désordre. «L’aîné peut perdre son statut de premier-né dans le nouveau foyer, ce qui est perturbant. Certains enfants se considéreront aussi comme des frères et sœurs, d’autres non. Ces processus prennent du temps, un temps que les adultes ne leur accordent pas toujours, pressés de reconstruire», précise Stéphanie Haxhe.

Un livre ouvert

Le rang de naissance n’est donc pas un destin, mais le point de départ d’une lente construction sous influences. Tout au long du voyage, frères et sœurs s’accompagnent, s’éloignent, renouent ou rejouent la relation. Car le lien fraternel bat tous les records de longévité, puisqu’ils cohabitent pendant une vingtaine d’années et leur histoire commune peut durer 60, 70 ou 80 ans. «C’est une relation magnifique, elle est vivante, évolue sans cesse, sourit Héloïse Junier. Au début de l’âge adulte, les liens tendent à se distendre, avant de se resserrer lors d’un divorce, de la naissance des premiers enfants. La mort du premier parent peut aussi rapprocher frères et sœurs, alors que le décès du second peut fragiliser la relation, à cause de l’héritage, de la disparition du tronc commun. Comme un symbole, en fin de parcours, vers 70-75 ans, on voit des fratries renouer à nouveau.»

Rivalités, injustices, favoritisme, tout ce qui a été vécu pendant l’enfance reste actif, mis en sourdine, et peut ressurgir lors d’événements déclencheurs. «Heureusement, il n’est jamais trop tard pour soigner la relation. Je reçois des fratries de plus de 60 ans qui viennent reconstruire les liens», assure Stéphanie Haxhe, autrice de Frères et sœurs, des liens à soigner (Erès, 2024). Alors non, le rang de naissance ne détermine pas qui chacun est. Mais oui, la place dans la famille compte, façonnée par le regard des parents, les liens fraternels, le contexte, le parcours de vie et mille autres variables. Aîné modèle, cadet rebelle, les rôles ne sont pas écrits d’avance. Si les traits de personnalité s’impriment dans l’enfance, les étiquettes peuvent être gommées et le lien fraternel redessiné en chemin. Entre frères et sœurs, la relation reste un livre ouvert, qui continue de s’écrire, dans l’ordre et le désordre, jusqu’à la dernière page.

Enfant unique égoïste, jumeaux inséparables?

Parmi les mythes vivaces, celui de l’enfant unique, un être égoïste, capricieux, moins sociable et mauvais partageur. «L’enfant unique a mauvaise presse, il est soumis à énormément de préjugés, constate Héloïse Junier, alors que plusieurs décennies de recherche ont montré qu’il n’est ni moins sociable ni moins partageur que les autres.» Pire, ces stéréotypes ont des conséquences réelles. «Les préjugés sont tellement forts qu’ils finissent par avoir une incidence sur l’enfant: le regard des enseignants, la perception parentale de son caractère, tout cela façonne son développement.» A l’autre bout du spectre, les jumeaux sont aussi prisonniers de clichés. «Ils peuvent souffrir d’une forme de fascination, surtout quand ils se ressemblent physiquement, observe Stéphanie Haxhe. On les pousse à l’idée de bien s’entendre, à former un duo autosuffisant. Outre le fait d’avoir été souvent confondus, ils subissent une injonction à être très proches, alors que ce n’est pas forcément le cas».

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