La narcolepsie est une maladie neurologique rare, mais pas anodine. © GETTY

La narcolepsie, ce cauchemar nommé «sommeil»

La narcolepsie est une maladie neurologique rare, mais pas anodine. Somnolences, paralysies, hallucinations, elle transforme les journées en épreuve, les nuits en calvaire. Un trouble du sommeil et du maintien de l’éveil qui épuise et gangrène le quotidien.

C’est « une maladie vicieuse: elle me force à dormir; une fois couché, elle me refuse le repos« , résume Jonathan Baeveghems, atteint de narcolepsie depuis l’adolescence. A 18 ans, après des années d’endormissements irrépressibles, la maladie franchit un cap: le jeune homme vit ses premiers épisodes de paralysie musculaire. «Allongé dans mon lit, j’étais incapable de bouger. Mon corps dormait, mais pas ma tête; devant mes yeux éveillés, mes cauchemars prenaient vie!» Dans sa chambre, il hurle, terrorisé par ces hallucinations. Quand son frère accourt, son état se débloque, mais personne ne voit ce qu’il voit… Harassé par ces phénomènes étranges, il cherche sur Google: la narcolepsie se révèle comme une évidence. «La définition faisait écho à toutes ces années de souffrance solitaire: les somnolences, les paupières lourdes, les dizaines de réveils. Je pensais vivre des nuits normales, je comprenais enfin que ce n’était pas le cas.»

Pour Jonathan, ce sont les premiers pas vers le diagnostic, mais aussi la reconnaissance d’une maladie encore mal perçue, qui toucherait environ 40.000 Belges. «La narcolepsie fait partie des nombreux troubles du sommeil répertoriés, une forme rare d’hypersomnie, c’est-à-dire un besoin de sommeil anormalement élevé et des difficultés à maintenir l’éveil», détaille le professeur Daniel Neu, somnologue au Centre des troubles du sommeil de l’hôpital Delta-Chirec et à l’hôpital Erasme (ULB). «Sur le plan médical, les mécanismes de cette maladie chronique sont assez bien décrits, mais elle est parfois injustement comprise sur le plan social.» Pour le commun des mortels, dormir est plutôt vu d’un bon œil; pour le narcoleptique, fermer l’œil peut devenir un combat, une hantise, un supplice.

Quand le corps trahit

Au centre de la maladie, un déficit en orexine (aussi appelée hypocrétine), neurotransmetteur essentiel à la régulation de l’éveil. «Cette carence vient de la destruction sélective et massive des neurones qui produisent l’orexine. Pour expliquer ces lésions cérébrales, on a mis en évidence des processus auto-immuns associés à certaines prédispositions génétiques, mais plusieurs pistes doivent encore être validées», précise le somnologue. La narcolepsie se manifeste d’abord par des attaques irrépressibles de sommeil, peu importe le lieu et le moment de la journée. «Cela a commencé vers 13 ans, se souvient Jonathan, je piquais du nez dans la voiture, au cinéma, en classe. Je luttais pour garder les yeux ouverts, mais impossible de résister. A l’école, mes camarades me donnaient des coups de coude pour me réveiller, parce que les profs pensaient que j’étais paresseux ou irrespectueux.»

Pour le narcoleptique, fermer l’œil peut devenir un combat, une hantise, voire un supplice.

Si les journées sont une lutte, les nuits peuvent aussi être un calvaire, à cause d’un dérèglement des cycles normaux du sommeil. En effet, le narcoleptique «saute» souvent les premiers stades, essentiels à la récupération, et tombe directement dans un sommeil paradoxal, aussi appelé REM (rapid eye movement).

«Le sommeil REM est celui des rêves étoffés, caractérisé par une activité cérébrale intense, proche de l’éveil, qui contraste avec une atonie musculaire (paralysie) presque totale, détaille l’enseignant à la faculté de médecine de l’ULB. Ce « paradoxe » permet de se rêver en cycliste, sans pédaler dans son lit. Chez le patient narcoleptique, le sommeil REM intervient trop vite au moment de l’endormissement, mais il fait aussi intrusion dans la phase d’éveil. Cela peut donc provoquer des paralysies musculaires, alors que le sujet est réveillé, donnant lieu à des symptômes spectaculaires comme les hallucinations visuelles ou des chutes soudaines dues à une perte de tonus musculaire.»

La mécanique de l’épuisement

Les somnolences diurnes sont donc une constante, le jour; la nuit, on passe à un sommeil altéré et des paralysies musculaires. «C’est un cercle vicieux, insiste Jonathan, vous dormez mal, donc vous êtes fatigué; vous êtes fatigué, donc les symptômes sont plus forts. Il devient aussi plus difficile de contrôler ses émotions et d’éviter les épisodes de cataplexie.»

En effet, cette perte soudaine de tonus musculaire, qui ne touche pas tous les patients de la même manière, est déclenchée par une émotion intense et surtout inattendue, à connotation surprenante, voire agréable. Un fou rire peut ainsi faire «disjoncter» le corps, qui s’effondre comme un pantin désarticulé. «Cela peut arriver partout. Un jour, dans le train, la voix de l’accompagnateur m’a fait sursauter. Je me suis écroulé, la tête contre la vitre; conscient, mais spectateur de mon corps. Autour de moi, les passagers paniquaient, ils me prenaient pour un fou», soupire-t-il.

La narcolepsie frappe souvent du jour au lendemain, et parfois très jeune, mais ses symptômes n’évoquent pas immédiatement une maladie neurologique, ce qui peut retarder la prise en charge, notamment chez les adolescents. D’ailleurs, d’après l’Association belge de narcolepsie, seuls 20% des narcoleptiques seraient diagnostiqués. «En général, le diagnostic se fait chez l’adulte, car l’adolescent traverse une phase de changements physiologiques pouvant induire une altération des besoins de sommeil, qui n’est pas d’ordre pathologique», poursuit le somnologue. Pour Jonathan, le diagnostic fut une délivrance, car il pouvait enfin identifier ses maux, tout en fondant l’espoir d’un traitement pour soulager son quotidien.

Une réalité thérapeutique

La narcolepsie ne se guérit pas encore, mais les traitements offrent souvent du répit. «Grâce à une monothérapie simple ou une combinaison pharmacothérapeutique, avec des stimulants d’éveil, la plupart des patients peuvent mener une existence plus ou moins normale, rassure le professeur Neu. Le défi reste souvent de trouver le dosage minimal efficace des médicaments, qui sont généralement des dérivés, comme le méthylphénidate, le modafinil.» Dans certains cas, une approche multidimensionnelle est nécessaire pour stabiliser l’éveil, traiter la cataplexie (par certains antidépresseurs ou des stimulants de l’histamine) et soutenir le sommeil nocturne. Jonathan a expérimenté cette réalité thérapeutique dans toute sa complexité. «J’ai commencé par de grosses doses de Rilatine pour éviter les somnolences diurnes, malheureusement mon corps s’est habitué. Je suis passé à un médicament plus puissant, mais qui avait des effets délétères sur mon humeur, ma nervosité, mon appétit, mes angoisses, etc.»

Entre efficacité et effets secondaires, la prise en charge du patient est un travail de longue haleine pour trouver la bonne formule, celle qui adoucit les nuits et réveille les journées. Malgré les défis, la recherche laisse entrevoir des perspectives encourageantes. «Même si ce n’est pas encore au point, on mise beaucoup sur les agonistes de l’orexine, des médicaments capables de compenser le déficit hormonal. A long terme, la thérapie génique pourra, peut-être un jour, aider le corps à reproduire de l’orexine», détaille le somnologue. En marge des traitements, Jonathan a aussi appris à apprivoiser les contraintes de la maladie, en adoptant une bonne hygiène de vie: siestes anticipatives, respect des quotas de sommeil, etc.

Le défi reste souvent de trouver le dosage minimal efficace des médicaments.

Absence d’empathie

Dans l’angle mort de la narcolepsie, des complications diverses, comme des céphalées, des phobies ou des troubles de l’apprentissage, mais aussi des conséquences sociales et psychologiques. Jonathan en a fait l’amère expérience durant sa scolarité. «Avant le diagnostic, l’école était une torture; après la détection de la maladie, cela n’a pas changé. Personne ne voyait ou ne comprenait mes efforts, mes difficultés ou ma fatigue. Certains profs ont continué à m’écarter des cours, d’autres me reprochaient d’être en forme pendant la récré ou me demandaient de dormir plus tard, au cours suivant. Comme si c’était un choix, un plaisir. Je n’arrive toujours pas à comprendre cette absence d’empathie», évoque-t-il, encore meurtri. Si le jeune homme n’a pas bénéficié d’aménagements scolaires, la situation semble avoir évolué positivement depuis lors, notamment grâce aux campagnes de sensibilisation.

Malgré la maladie, Jonathan parvient à trouver un emploi adapté à ses problèmes de santé: un mi-temps, avec la possibilité de faire des siestes. Mais l’aggravation des symptômes, notamment des pertes de mémoire, finit par avoir raison de ses envies professionnelles. Des difficultés vécues aussi dans les relations amoureuses… «Pour une personne non préparée, c’est difficile de supporter le quotidien d’un narcoleptique», ajoute celui pour qui l’écriture devient aussi un exutoire. Avec un livre sur son histoire sous le bras, il est invité dans les écoles pour présenter la maladie, sensibiliser les enseignants et tenter de déconstruire les clichés. Car la narcolepsie suscite encore les moqueries, les raccourcis et les préjugés. «C’est vrai, mais je préfère une parole maladroite à un silence pesant», conclut-il.

Comprendre, sans juger

Paresseux, indolent, tire-au-flanc, possédé ou irascible, les narcoleptiques souffrent encore de jugements injustes et tenaces. «Parler d’hallucinations ou de blocages corporels, surtout à l’adolescence, ce n’est pas simple», souffle Jonathan. Derrière le tabou, le professeur Daniel Neu rappelle le danger des étiquettes: «Même diagnostiqués, nombre de patients sont vus comme fainéants, car les gens ont du mal à croire que les somnolences ne soient pas contrôlables. Cette suspicion peut être lourde à porter.»

Pour Jonathan, la culpabilité est un autre fardeau… «Les bruits de pas me réveillent encore brusquement, par peur d’être pris « en flagrant délit » de sommeil. Comme si c’était ma faute.» Heureusement, il a pu compter sur le soutien indéfectible de sa famille et de quelques amis proches. «Sentir leur confiance, une absence totale de jugement, cela m’a probablement sauvé. Mes parents, mes frères et sœurs ont compris ma souffrance, même celle qui ne s’exprime pas…»


Par Nelson Garcia Sequeira

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire