Mélanie Geelkens

Pourquoi les gens n’invitent plus à manger chez eux: «La nourriture ne soude plus, elle devient source d’anxiété»

Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

A quand remonte la dernière invitation à manger chez des amis? A fort loin? Rien d’étonnant: les gens invitent de moins en moins chez eux. Une tendance au croisement de différentes tendances sociologiques.

«Tu viendrais bien manger à la maison?» Stupeur et tremblements! En quelques mois de fréquentation amicale, jamais une telle invitation n’avait été lancée. Bon, il apparaîtra par la suite que ce dîner casanier avait surtout été proposé pour répondre aux exigences d’un régime strict (fort bonne idée, d’offrir des chocolats…), mais tout de même: depuis quand une telle proposition surprend-elle?

Depuis que les gens ne reçoivent plus, sans doute. Ce qui ne relève pas de l’opinion personnelle, mais du constat: «Bien sûr, il n’existe pas d’études mesurant cette baisse des invitations, mais le constat s’appuie sur différentes tendances sociétales», assure Martine Clerckx, sociologue et fondatrice de l’institut stratégique Wide.

Allez, franchement, la dernière fois remonte à quand? Un vrai repas, hein. Hors période de fêtes, hors famille, hors apéro dinatoire ou auberge espagnole (dont on ne sait jamais vraiment si elle répond à une volonté de convivialité ou de radinerie). Une ripaille patiemment préparée par l’hôte, de la couleur des serviettes au choix du vin.

Les chanceux dont la mémoire ploie sous les exemples récents possèdent sans doute un cercle social aisé. Qui dispose, déjà, d’un espace suffisamment vaste que pour accueillir une tablée («On le voit surtout dans les grandes villes, la taille des logements diminue et les gens ont tendance à se réunir davantage à l’extérieur»). Et qui est tout disposé, ensuite, à se délester de plusieurs dizaines ou centaines d’euros (tout ça pour recevoir une bouteille de piquette en retour). Car recevoir coûte vite une pêche, «or, avec la hausse du coût de la vie, beaucoup de personnes renoncent à des activités sociales», constate Martine Clerckx. En 2024, selon Statbel, 10,1% des Belges admettaient être financièrement incapables, au moins une fois par mois, de retrouver amis ou famille autour d’un verre ou d’une assiette.

«Avant, la nourriture soudait. Aujourd’hui, parfois, elle divise et devient source d’anxiété.»

D’autant que cette assiette s’avère de moins en moins uniforme: entre Jacques devenu végan, Patricia intolérante au lactose (au gluten?), Marie qui n’entend plus avaler de sucre et Steve qui est juste chiant, servir un plat unique à une même tablée relève de la gageure. Une «nouvelle pression» sur les épaules (et le portefeuille) de ceux qui reçoivent. «Avant, la nourriture soudait. Aujourd’hui, parfois, elle divise et devient source d’anxiété

Surtout pour, peut-être, se retrouver avec des casseroles pleines sur les bras, en bonnes victimes de flaking: «Au resto comme chez des amis, les gens n’hésitent plus à annuler au dernier moment», remarque la sociologue. Signe, selon elle, de «l’individualisation croissante de nos modes de vie: désormais, on se fait passer avant les autres».

Un désir soudain de cocooning ne sera plus réfréné, sans égards pour l’invitant ni sa générosité (il n’aura qu’à ravaler son ressentiment). «On s’en fout, on n’ira pas, on n’a qu’à se cacher sous les draps»: Bénabar n’a pas provoqué que des ravages musicaux. L’égoïsme avant tout. L’être humain, paraît-il, n’aime plus la contrainte (ni la politesse?). Evidemment, après une telle rebuffade, un hôte non masochiste ne relancera plus d’invitation de sitôt.

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