En France, la loi Sren veut protéger les jeunes des contenus pornographiques avec une vérification d’âge obligatoire. Pornhub et YouPorn ont donc quitté le territoire français. Cette loi, partant d’une bonne intention, ne trahit-il pas toutefois une volonté de censure et une atteinte à la liberté individuelle?
Parmi les séries dystopiques qui hantent, La Servante écarlate –dont l’ultime épisode vient d’être diffusé– est un sacré miroir tendu à nos sociétés modernes. Dans le monde glaçant de Gilead (dictature théocratique située sur le territoire des actuels Etats-Unis), la sexualité est confisquée, la pornographie abolie, l’intimité codifiée à l’extrême. L’ordre moral règne, au nom d’une sacralisation de la reproduction, sans aucune place pour le désir ni pour la liberté individuelle. Ce monde n’est pas le nôtre… pas encore.
Tandis qu’en Belgique, on mise sur la répression des contenus illégaux (pédopornographie, diffusion d’images intimes sans consentement…) sans tomber dans une régulation technique et numérique à grande échelle, en France, ça secoue. En cause: la loi Sren (Sécurisation et régulation de l’espace numérique) qui vise à rendre Internet plus sûr, notamment en protégeant les jeunes des contenus pornographiques avec une vérification d’âge obligatoire. Une loi qui donne aussi à l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) le pouvoir de bloquer ou de déréférencer les sites qui ne respectent pas ces règles sans passer par la voie judiciaire. Objectif officiel plutôt sympa: empêcher les mineurs d’accéder à ces contenus diffusant, pour la plupart, des scènes jugées violentes ou dégradantes. Un contrôle algorithmique des contenus sous les atours d’un progressisme vertueux, en somme.
Résultat: depuis juin 2025, en signe de protestation contre les nouvelles obligations de vérification d’âge imposées, les géants du porno gratuit comme Pornhub ou YouPorn ont quitté le territoire français, bloquant volontairement l’accès à leurs contenus. Mais il fait quoi, le gamin, quand on l’empêche de se tripoter la nouille devant des sites gratuits et mainstream? Il se tourne vers les VPN et va chercher du contenu ailleurs, dans les profondeurs d’un monde virtuel non régulé qu’on n’imagine même pas si on n’est pas né avec un smartphone au bout du bras.
L’affaire Pornhub, c’est l’occasion de plus d’une réflexion sur la censure naissant d’une bonne intention.
On est d’accord: la société qu’on connaît fait flipper et ce serait pas mal de ranger un peu les tiroirs. Mais l’empilement de mesures de contrôle sur fond d’intentions louables dessine une tendance inquiétante. Un «chilling effect» rampant, pour reprendre l’expression des défenseurs de la vie privée. A vouloir protéger à tout prix, on finit parfois par infantiliser. Et tout ce qui est techniquement possible n’est pas nécessairement démocratiquement souhaitable.
C’est précisément ici que la comparaison avec La Servante écarlate devient éclairante. Dans la République de Gilead, c’est au nom de la moralité, de la protection des enfants et du salut collectif qu’on écrase les désirs individuels. La pornographie y est interdite non pas parce qu’elle est nuisible, mais parce qu’elle est libre et désordonnée. En 2025, il ne s’agit pas d’interdire la sexualité, mais d’en faire une consommation régulée, surveillée, assainie.
Plutôt que bloquer, pourquoi ne pas éduquer? Plutôt que filtrer, pourquoi ne pas accompagner? En l’absence d’éducation sexuelle digne de ce nom, le vide se remplit de pixels.
Le très controversé philosophe Giorgio Agamben alerte depuis des années sur «l’état d’exception permanent» comme mode de gouvernement (un instant T où la loi est suspendue pour «protéger la population», mais qui peut devenir une norme permanente, un outil de contrôle). Une zone grise entre démocratie et autoritarisme. La tentation est grande: celle de tout contrôler au nom du bien, de réguler, de purger l’espace public de ses ambiguïtés. Une société sans faille apparente.
L’affaire Pornhub n’est pas qu’une question de cul, c’est l’occasion de plus d’une réflexion sur la censure naissant d’une bonne intention.
Juliette Debruxelles est éditoraliste et raconteuse d’histoire du temps présent.