Qu’ils courent, marchent, poussent, c’est ensemble qu’ils avancent, les coureurs des 20 km de Bruxelles. © GETTY

Courir dans la ville dans un même élan de solidarité (chronique)

Joseph Ndwaniye
Joseph Ndwaniye Infirmier et écrivain.

Au 20 km de Bruxelles, la performance n’est pas dans le chrono. Elle est dans l’acte de se présenter et de croire encore aux gestes simples, à la chaleur d’un encouragement, à la puissance d’un sourire inconnu…

Chaque dernier dimanche de mai, Bruxelles se transforme en piste géante. Ses rues vibrent sous les pas de près de 49.000 joggeurs, enthousiastes ou simples rêveurs. Qu’ils courent, marchent, poussent, c’est ensemble qu’ils avancent. Marée humaine tel un seul homme liée par un même élan de solidarité. Elle traverse la ville, des frondaisons du bois de la Cambre aux pavés du Cinquantenaire. Cette année, j’en étais. Ou plutôt, j’y suis retourné, comme on revient d’un exil.

Trois ans plus tôt, une chute avait abîmé mon épaule et brisé mon appétence pour la course. Elle avait rompu bien plus qu’un tendon: une routine, une fierté. Il a suffi du simple geste d’une collègue. Elle m’a inscrit à la dernière minute. Un simple clic pour mettre à bas trois ans d’inertie. Au départ, pas de miracle: je marche, tête basse. J’assure ma lente avancée comme un vieux coureur de fond devenu pèlerin. Mais très vite, point une autre cadence. Imperceptible au début. Portée par une incantation urbaine. Le souffle collectif d’une ville devenue théâtre d’un exploit partagé. Le public est là, partout. Il crie, il chante, il tape sur des tambours, il agite des pancartes plus inspirantes les unes que les autres. «Ne lâchez rien!», clame une première. Trois mots que je reçois comme un uppercut. La pancarte m’invite à trottiner. Je ne suis plus seul. J’ai 49.000 amis. Alors… j’accélère. Une foulée, deux, un trot approximatif. Mon épaule proteste en silence, mais mon cœur, lui, bat avec la ville. Des équipes en tee-shirts étendards d’associations humanitaires, d’ONG, d’entreprises courent pour mettre leurs sponsors en valeur et les causes qu’ils défendent. D’autres sont simplement formées d’amis ou de membres d’une même famille. Je lis sur les dos des slogans qui font rire ou réfléchir. «Je cours parce que je suis en retard au repas de coloc», «Smile: you paid for this!», «Hey 20 km, let’s make 2026 planet-friendly!».

J’ai terminé la course. Mon corps a rouspété, mais mon esprit a chanté.

On rencontre aussi des messages plus politiques, presque surréalistes, comme: «Félicitations! Tu as couru 10 km, soit 23.000 euros (revenu net annuel moyen belge).» Ou cet autre, à mi-chemin entre l’ironie et l’appel à la révolte: «Parade pour l’éradication de l’ultrarichesse!» Ici, la course devient lutte. Chaque foulée, un pas vers un monde à réinventer. Ensemble, on rendra possibles nos futurs imaginaires.

Une sono techno explose entre les troncs du bois de la Cambre, transformant l’ombre verte en rave party végétale. Je relance, je cours, je le peux, je le veux. «Touch here to power up!», exige une main dessinée sur une pancarte. Je tape dessus. Je souris. «Vous ne suez pas, vous brillez», promet une autre. Dans cette foule bigarrée, chacun a ses raisons, sa douleur, son humour. On se dépasse, on s’encourage. Des enfants crient «allez, maman!», des jeunes hurlent «allez, les darons!», et plus loin, un père pousse un enfant en fauteuil roulant: plus fort que n’importe quelle Formule 1. Vingt kilomètres. La performance n’est pas dans le chrono, mais dans l’acte de se présenter. De repartir. De croire encore aux gestes simples, à la chaleur d’un encouragement, à la puissance d’un sourire inconnu. J’ai terminé la course. Mon corps a rouspété, mais mon esprit a chanté. J’ai retrouvé la foule. J’ai retrouvé la ville. Et peut-être, un peu, moi-même. Alors oui, courir. Courir encore. Dans une ville où la course devient danse. Rendez-vous au prochain bal populaire, en 2026.

Joseph Ndwaniye est écrivain et infirmier.

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