Thierry Fiorilli

C’est beau comme les anges qui fuient les cuisines équipées

Thierry Fiorilli Journaliste

Comme Daran, Romina a préféré vivre et dormir dehors, loin des cuisines équipées. Quitte à sortir des plans et circuits traditionnels.

Quand il est entré sur scène, on aurait dit un de ces messieurs âgés qu’on croise dans un couloir d’hôpital, en allant visiter un proche. Très pâle, comme quelqu’un qui n’est plus sorti depuis longtemps, tout fragile, un coup et crac. Avec le bras en écharpe, évidemment, puisque ces types-là, dans ces hôpitaux-là, avec cette allure-là, tombent régulièrement, comme s’ils n’avaient pas encore suffisamment chuté durant leur existence, volontairement ou non.

Le chanteur qui faisait la première partie l’avait annoncé en disant: «Le grand Daran Mais c’est ce gars si frêle qui est monté sur scène. Au centre culturel de Soignies. Devant une centaine de fans. Un gars de 66 ans aujourd’hui, qui aurait pu être un maillon fort du showbiz francophone, parce qu’il avait cartonné en 1994 avec Je préfère dormir dehors, mais qui a quasiment disparu des radars du «système». Malgré douze albums studio.

Pourtant, sur scène, le furtif a assuré. Avec sa voix qui monte ou descend, facile, mais toujours en mode incantatoire. Parce que les amours mortes et pas oubliées, le refus des rails et des formatages, la liberté si vitale mais si chère à payer, la fascination pour le petit peuple du bitume, les flèches à tous les larbins des puissants, son positionnement à mi-chemin de la tendresse pour l’humanité et du dégoût pour les gens. La guitare qui fait des bruits d’usine. La batterie qui cogne comme sur un ring. Le chant d’un ange, noir. Qui sait que préférer vivre et dormir dehors, loin des cuisines équipées, fait sortir des plans et circuits traditionnels.

Marie et André s’interrogent toujours: «Se pourrait-il qu’un ange soit passé à notre insu?»

Comme Romina. Atterrie sans crier gare chez ce couple de retraités, pas si loin de Soignies. Marie travaillait au jardin, celui de devant. Elle a vu Romina, sur le trottoir. Ni manteau ni sac. Marie a demandé si tout allait bien. Romina a répondu «oui». Par signes. Marie l’a fait entrer. L’a fait asseoir. L’a fait raconter. Romina a écrit, en anglais, sur des bouts de papier, qu’elle a chaque fois déchirés après. Muette, anglophone, originaire de Somalie, venue il y a peu du Royaume-Uni où elle travaillait, et arrivée ici. Marie a appelé André, qui était à l’étage. Puis une voisine, parce que l’anglais d’André n’est pas meilleur que celui de Marie. Comment Romina a-t-elle abouti ici ? Fuit-elle quelque chose, quelqu’un, quelque part? Faut-il avertir des proches? Appeler la police?

Romina a répondu sur une tablette, apportée cette fois. Effaçant toujours les réponses («J’ai perdu mon sac, avec mes papiers et mon téléphone», notamment), une fois lues. Elle a dit que, non, personne ne l’attendait. N’a pas expliqué pourquoi elle était là. Où elle allait. Si elle était en danger. Et elle est restée chez Marie et André. D’autres voisins ont mis en garde: peut-être une psychopathe, une schizo, en repérage pour une bande de cambrioleurs, trop clean pour une qui erre… Mais Romina est restée. Elle a nettoyé et rangé –André et Marie négligent un peu ces choses-là. Elle a dansé avec eux, elle les a fait danser entre eux, elle leur a dit de ne pas trop boire, de manger ensemble… Elle a eu sa chambre, des vêtements de Marie et une clé. Ils ont raconté leur vie, elle n’a pas dévoilé la sienne. Mais, disent-ils, très émus, «elle a ramené de la joie dans la maison».

Jusqu’à ce matin où ils sont allés faire des courses. Au retour, Romina était repartie. Sans un mot. La clé sur la table. Marie et André s’interrogent toujours: «Se pourrait-il qu’un ange soit passé à notre insu?» Un ange qui, par moments, semble-t-il, préfère ne pas s’ancrer. Quitte à dormir dehors. Loin de la cuisine équipée et des circuits traditionnels.

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