Thierry Fiorilli

C’est beau comme | Le jour où on s’offre des roses et des livres pour avancer ensemble

Thierry Fiorilli Journaliste

Retour sur la tradition de la Sant Jordi, célébrée le 23 avril en Catalogne, folklore original devenu aujourd’hui l’une des plus grandes fêtes du livre au monde.

Parfois, on se raccroche à ce qu’on peut. Pour ne pas se disloquer dans l’abîme. Et parfois, parfois est maintenant. Aujourd’hui. Ces temps-ci. L’époque précise dans laquelle on se débat. Sans du tout en imaginer l’issue et sans savoir en situer ni l’origine ni les causes premières. Et donc, là, on peut se raccrocher à la Sant Jordi. C’est chaque 23 avril. Hors Catalogne, on l’appelle la Saint Georges, ou le Saint George’s Day, ou la San Giorgio, notamment, en fonction du pays et de sa langue officielle. En Angleterre (dont Georges est le saint patron), ce jour-là, on déploie tous les drapeaux nationaux possibles: avec la croix rouge sur fond blanc. La croix de saint Georges. Un peu partout ailleurs, on célèbre, religieusement ou de façon plus folklorique, le combat victorieux de celui qui s’appelait Georges de Lydda face au dragon: il l’a terrassé, prouvant ainsi la victoire du bien contre le mal.

On considère désormais la Sant Jordi, l’une des plus grandes fêtes du livre au monde, comme la fête nationale officieuse de la Catalogne.

Mais en Catalogne (dont Jordi est le saint patron), et singulièrement à Barcelone, on voit les choses en bien plus grand: le 23 avril, on s’offre des roses et des livres. Au sein de la famille, dans le couple, entre ami(e)s, entre voisin(e)s, à qui on veut en fait. Du Moyen Age au XXe siècle, la tradition se limitait à la rose. Mais dans les années 1920, Vicente –ou Vicent, en catalan– Clavel i Andrés, journaliste, écrivain, traducteur et éditeur, né à Valence mais installé à Barcelone, lance l’idée d’une fête du livre, sur une journée, dans la capitale catalane: on s’offrirait un roman, un essai, un recueil de nouvelles ou de poèmes. És clar que sí! Mais quel jour? Discussions, proposition du 7 octobre –devenu funeste depuis 2023– et choix final du 23 avril, date de l’enterrement, à Madrid, en 1616, de Miguel de Cervantes, considéré comme le plus illustre écrivain espagnol.

Pendant des années, dès lors, à la Sant Jordi, les hommes offrent aux femmes une rose et les femmes offrent un livre aux hommes. Un peu cliché –offre une fleur à une femme, elle sera contente– et pas mal cinglant –offre un bouquin à un homme, il sera moins con. Encore faut-il qu’il le lise, évidemment. Mais petit à petit, la rose et le livre se sont mélangés: hommes et femmes offrent les deux. Ou seulement l’ouvrage.
Au point que le 23 avril est aujourd’hui l’une des plus grandes fêtes du livre au monde: 1,87 million d’unités vendues en 2023 (pour un chiffre d’affaires de 24 millions d’euros), 1,98 million en 2024 (soit 25,4 millions d’euros) et 2 millions cette année (26 millions d’euros). Que les semaines précédentes, médias, libraires et maisons d’édition conseillent à tout vent les meilleurs livres –évidemment liés à la culture catalane– à offrir pour l’occasion. Qu’on dresse très vite après la liste des titres qui ont été les plus vendus. Que l’Unesco en a fait il y a tout juste vingt ans la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Et qu’on considère désormais la Sant Jordi comme la fête nationale officieuse de la Catalogne.

On peut n’y observer qu’une vaste opération commerciale. Ou politico-identitaire. On peut aussi s’y raccrocher, comme à un pic au-dessus du gouffre. Parce que les gens s’échangent des fleurs et des livres. Pas des insultes, des coups, des haines, des ultimatums, des peurs, des menaces ou des missiles. Ce qui nourrit l’espérance. D’une autre victoire du bien sur le mal. Mais collective, cette fois.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire