«Les caisses sont vides»: cette rengaine, devenue réflexe, étouffe toute ambition collective, estime Thomas Naessens, échevin jettois de l’Enseignement et des Espaces verts. Elle réduit l’action publique à de la pure comptabilité. Or, derrière chaque ligne budgétaire, il y a une école, une crèche, un parc, une vie de quartier à faire tenir.
Echevin depuis un an, j’ai pris le temps de la rencontre. J’ai sillonné les quartiers, échangé avec les citoyens, les services communaux, les associations, les écoles, mes collègues. Partout, j’ai voulu comprendre la réalité concrète du terrain: les besoins, les attentes, les espoirs de chacun. Et partout, une même phrase revient, presque comme un réflexe: «Les caisses sont vides.»
Ce refrain plane au-dessus de chaque idée, de chaque projet, de chaque ambition collective. Comme si la politique se résumait à additionner des chiffres, plutôt qu’à rassembler des gens. Comme si, à force de contraintes budgétaires, on avait fini par oublier l’essentiel: pourquoi nous faisons de la politique. Faire de la politique, c’est d’abord créer du lien, construire des réponses concrètes, inventer un avenir commun. Derrière chaque ligne budgétaire, il y a des visages: une école à rénover, une crèche à maintenir, un parc à entretenir, un service public qui donne à chacun sa place dans la communauté.
«La droite a réussi à imposer l’idée qu’un Etat devait «se gérer comme une entreprise», qu’il fallait d’abord «faire des économies», quitte à sacrifier le sens du service public.»
Quand la politique se réduit à la comptabilité
Cette petite phrase –«Les caisses sont vides»– ne tombe pas du ciel. Elle est le fruit d’un discours forgé patiemment par ceux qui, depuis des décennies, ont réduit l’action publique à une gestion comptable. La droite (les libéraux et leurs alliés) a réussi à imposer l’idée qu’un Etat devait «se gérer comme une entreprise», qu’il fallait d’abord «faire des économies», quitte à sacrifier le sens du service public. Que le politique n’aurait plus qu’à «faire rentrer les chiffres dans les cases».
Ce glissement est dramatique: il étouffe le débat démocratique. À force de parler de coupes et de contraintes, on ne parle plus de projet, de solidarité, d’ambition collective. Dans les réunions, les conseils, les échanges avec les citoyens, on finit parfois par oublier qu’il est encore possible de faire autrement. Pourtant, les besoins sont criants: logements abordables, écoles qui tiennent debout, voiries à rénover, espaces verts à entretenir, culture de proximité à faire vivre. Tout cela exige plus de courage politique, pas moins.
L’austérité par procuration: quand l’Etat se défausse sur les communes
Sur le terrain, cette logique prend un visage très concret. Les pouvoirs fédéraux et régionaux transfèrent de plus en plus de charges vers les communes, tout en leur imposant des règles/contraintes budgétaires toujours plus strictes. Sous couvert de «rigueur nécessaire», on demande aux pouvoirs locaux de faire toujours plus… avec toujours moins. On transfère des charges sans transférer les moyens. Je le vois dans ma commune: maintenir une crèche ouverte, rénover une voirie ou soutenir une initiative sociale devient un casse-tête budgétaire. Faut-il augmenter les taxes locales, au risque d’étrangler davantage les ménages? Ou réduire les services, au risque d’abandonner les plus fragiles? Ce choix impossible n’est pas une fatalité: c’est le résultat d’une politique délibérée.
«Le problème n’est pas le manque d’argent, mais la manière dont il circule et à qui il profite.»
En renvoyant la responsabilité sur les communes, les gouvernements se dédouanent de leur propre inaction fiscale. Car les communes ne peuvent ni lutter contre l’évasion, ni réformer la fiscalité, ni imposer une contribution équitable aux grandes fortunes. Elles en subissent pourtant les conséquences directes, au contact quotidien des citoyens.
Réinvestir dans le bien commun
Pourtant, les moyens existent. La Belgique, Bruxelles créent de la richesse, nos régions innovent, nos villes bougent. Le problème n’est pas le manque d’argent, mais la manière dont il circule et à qui il profite. Pendant qu’on multiplie les cadeaux fiscaux et qu’on sanctuarise certains budgets, on prétend qu’il n’y aurait plus rien pour les services essentiels.
Réinvestir dans le bien commun, c’est réaffirmer une valeur fondamentale: celle d’une contribution juste et partagée. Cela passe par une fiscalité progressive, par la fin des niches fiscales injustes, par la redistribution équitable des richesses. C’est redonner du sens à l’impôt, non comme une contrainte, mais comme un acte de solidarité, une contribution à la collectivité, un ciment démocratique.
Refuser la fatalité des caisses vides
Chaque jour, à Jette, je rencontre des femmes et des hommes qui se battent pour faire vivre leur quartier, animer leur école, aider leurs voisins, maintenir des services. Eux ne parlent pas de «caisses vides»: ils parlent de dignité, de lien, de solidarité. Le contraste est frappant entre ces efforts quotidiens et les coffres-forts qui débordent. Il n’y a là aucune fatalité économique, seulement des choix politiques. Face à la rengaine du manque, nous devons oser un autre récit: celui d’une société juste, démocratique et solidaire, où la richesse produite sert d’abord à améliorer la vie de tous.
Refuser la fatalité, c’est refaire de la politique au sens plein du terme: débattre, choisir, construire ensemble. C’est aussi redonner souffle à notre démocratie locale, là où tout commence. Car c’est en restaurant le sens du bien commun –et la confiance dans notre capacité collective à agir– que nous pourrons véritablement «renflouer les caisses»: pas seulement financièrement, mais démocratiquement.
Titre original: «Les caisses sont vides»: une rengaine pour nous détourner de l’essentiel
Thomas Naessens, échevin de l’Enseignement et des Espaces verts à Jette