Alors que l’Otan souhaite un objectif de 5% du PNB pour la défense, une autre question s’impose: que faire de cet argent ? Sans coordination, sans stratégie, sans exigence de résultats, l’Europe ne risque-t-elle pas de dilapider plus qu’elle ne se protège, se demande dans cette carte blanche Franklin Dehousse.
Dans le grand chaos provoqué par la présidence Trump II, on parle maintenant d’un objectif de 5% du PNB à consacrer aux dépenses militaires dans l’Otan. Certes, en Europe, un effort est indispensable, spécialement dans des pays très faibles comme l’Espagne, la Belgique, la Slovénie et le Luxembourg, par exemple. En même temps, pareil objectif chiffré présente un côté inefficace, et même dangereux. Les risques abondent.
D’abord, les prix. Lors du réarmement de l’administration Reagan des années 1980, le Congrès américain s’étonna de découvrir dans le budget de l’armée des marteaux à 8.000$ et des toilettes à 120.000$. Dans la grande ferveur générale de dépenser, les fournisseurs avaient souvent été très imaginatifs et les bureaucrates très inattentifs. Cela arrive toujours, et encore davantage quand un ministre ou un directeur général entend offrir des cadeaux à une entreprise de sa connaissance.
Mais les risques vont au-delà de ce premier danger. Il faut du matériel utile, adapté au nouveau contexte militaire. Or, les producteurs et les bureaucraties militaires tendent à perpétuer les modèles anciens, qui valorisent souvent les profits des uns et les grades des autres. Les nouveautés remettent souvent en cause les hiérarchies existantes.
Mais les risques vont encore au-delà. Si on engage des milliers de nouveaux soldats, mais sans le matériel nécessaire, l’efficacité militaire demeure très limitée. Même chose, d’ailleurs, en sens inverse. Cela existe pour le moment en Pologne. Les gouvernements successifs ont mené un gros effort dans les commandes de matériel sophistiqué, mais l’engagement de personnel sophistiqué, la formation n’ont pas suivi. La réorganisation des structures non plus. En conséquence, le réarmement, en soi méritoire, constitue un profond désordre, et vaut sur le terrain nettement moins que les sommes dépensées.
«Dans la perspective –de plus en plus plausible– d’une agression de la Russie avec soutien faible (ou inexistant) de l’Amérique, la vraie force des armées européennes résidera dans leur capacité de coordination.»
Mais les risques vont encore au-delà. Certes, il faut éviter de surpayer, et d’investir de façon incohérente. Toutefois, en plus, il faut prendre en considération ce qui se passe chez nos alliés. La défense du continent au sein de l’Otan regroupe 29 Etats européens. Dans la perspective –de plus en plus plausible– d’une agression de la Russie avec soutien faible (ou inexistant) de l’Amérique, la vraie force des armées européennes résidera dans leur capacité de coordination. Si tout le monde investit dans l’infanterie et presque personne dans les chars, la valeur opérationnelle du tout restera très limitée. Si les avions des uns communiquent mal avec la défense aérienne, des accidents sont à craindre. Si de nombreuses petites armées utilisent des modèles différents, dans le chaos des batailles, les pièces de rechange deviendront vite introuvables, et les réparations impossibles. A cet égard, il importe que les Européens prêtent la plus grande attention aux leçons de la guerre en Ukraine.
L’importance d’une coordination européenne
Pour toutes ces raisons, une forte coordination européenne (à l’exclusion des USA) du réarmement européen est INDISPENSABLE. Elle l’est tant au niveau des commandes que de la production, et de l’utilisation, à la fois pour des motifs d’économie et d’efficacité.
D’abord, comme vu en Ukraine, le volume des armements nécessaires est énorme. La guerre reste d’abord industrielle. Or, par rapport à la Russie, les performances alliées sont méprisables. Par exemple, en 2024, le PNB des pays de l’Otan représentait sept fois plus que celui de la Russie (en termes réels, il faut se garder des termes nominaux). Pourtant, ces pays produisaient trois fois moins d’obus (CNN, 11/03/24). Soit un différentiel de performance d’un à 21, pour un matériel de base, et absolument prioritaire. A cela, il faut encore ajouter qu’un obus européen coûtait en moyenne quatre fois plus qu’un obus russe. Par surcroît, selon un rapport de l’IISS, les dépenses militaires de la Russie en 2024, en termes réels, ont dépassé celles de toute l’Europe (Military Balance Report, 12/02/25).
Ensuite, la nécessité d’une harmonisation du matériel est criante. Par exemple, lors de la bataille de Bakhmout, les troupes ukrainiennes utilisaient pas moins de quatorze canons différents fournis par leurs alliés, ce qui pose des problèmes considérables de formation, de fourniture d’obus et de maintenance. L’Europe a un matériel beaucoup trop disparate, ce qui posera d’immenses problèmes au moindre conflit. Cela empêche par ailleurs de comprimer les coûts, et les délais de fabrication. Sans oublier que l’informatique est devenue une composante essentielle de beaucoup d’armes, ce qui aggrave les problèmes d’incompatibilité.
Enfin, il convient de veiller au développement de la capacité de production d’armements en Europe même. Depuis 2022, de nombreux achats de matériel ont été effectués hors-Europe. Compréhensible dans l’urgence, cette approche est intenable à long terme, surtout dans l’hypothèse d’un conflit plus large (ce que les gesticulations incohérentes de Trump rendent hélas plus probable, aussi en Asie). En retrouvant l’esprit de la CECA, il faut développer cette capacité en commun. Malheureusement, les dirigeants européens actuels ne sont plus que la caricature de ceux de 1950.
Une bonne façon d’inciter à la coopération consisterait à établir un objectif progressif temporaire de 3,5% de dépenses militaires, devant être atteint en cinq ans. Les sommes investies en commun feraient toutefois l’objet d’un traitement accéléré et d’une comptabilisation accrue. Il faut comprendre que l’objectif de 5% est irréaliste dans le court et moyen termes. Cela réclame la création d’usines, de matériel de production, de personnel formé, et donc du temps. L’objectif a été conçu précisément pour cette raison par les conseillers fascisants de Trump. Soit les Européens le refusent, et donnent ainsi une bonne raison de les abandonner. Soit ils l’acceptent. Dans ce cas, ils transféreront beaucoup d’argent aux USA, soutiendront les usines là-bas, et demeureront longtemps dans une position d’étroite dépendance.
Une obligation de résultat
Mais le problème va encore au-delà. Même en respectant toutes ces exigences, on ne garantit pas encore la disponibilité de forces adéquates. Une obligation de dépense ne suffit pas. Il faut définir, de façon coordonnée, pour chaque Etat membre, une obligation de résultat dans l’intérêt commun, comportant des capacités effectives à fournir par chacun (X tubes d’artillerie, Y chars. Z drones). Les dernières annonces américaines de désengagement conventionnel de l’Europe rendent pareille obligation cruciale. Certes, des instruments existent déjà: NDPP au sein de l’Otan, CDP et Strategic Compass dans l’UE. Ils doivent toutefois être revus et étendus (vu l’abandon conventionnel annoncé par les USA). Ils doivent aussi être rendus contraignants (pour la même raison). En priorité doivent être créés les instruments que l’Europe ne détient pas à l’heure actuelle: cyberdéfense, communications, transports, frappes de précision, défense aérienne…
En synthèse, la gestion des dépenses militaires en Europe est pour le moment d’une inefficacité remarquable. Or, la question «comment dépenser?» importe encore davantage que «combien dépenser?». La première priorité de l’Europe consiste par conséquent non à dépenser davantage, mais à dépenser mieux. Ce seul changement représenterait déjà une amélioration considérable de notre protection –sans coûter un euro de plus. Il devrait même constituer une condition préliminaire indispensable de l’accroissement des dépenses. Sinon, cela reviendra à déverser des torrents d’essence coûteuse dans un moteur d’auto percé de multiples trous. La majeure partie se dissipera dans la nature, sans amélioration frappante de la performance de l’auto.
«La question “comment dépenser?” importe encore davantage que “combien dépenser?”».
Ceci ne constitue pas un plaidoyer contre l’augmentation des dépenses, mais pour l’organisation préalable d’un système qui lui conférera une efficacité bien plus forte. Si la défense est indispensable, elle mérite précisément pour cela une gestion sérieuse. Cette dernière requiert encore, par ailleurs, d’autres conditions. En premier lieu, des sanctions financières compensatoires pour ceux qui ne respectent pas leur engagement. Seul pareil encadrement garantit le résultat. Ce point joue aussi un rôle essentiel dans le recrutement. Les vocations militaires ne sont pas légion, et encore moins parmi les gens compétents. Comme le montre encore l’exemple de l’Ukraine, la qualité des armements constitue aussi un paramètre essentiel pour les recrues. Au-delà, les Etats membres devront envisager un retour du service militaire.
En deuxième lieu, il faut une répartition équitable des efforts requis, tant au niveau des Etats membres que des catégories de la population. En troisième lieu, il faut éliminer de nombreux produits et recherches qui ne sont que de la duplication improductive. Cela requerra des sacrifices douloureux partout. Il y a un grand risque que beaucoup espèrent utiliser l’accroissement des dépenses précisément pour les éviter. D’où la nécessité de centraliser la majorité des commandes militaires dans une agence dotée de réels pouvoirs et mandatée pour imposer ces rationalisations.
Enfin, pour remédier à l’énorme faiblesse actuelle de nos armées, résultat d’une énorme inertie de 35 ans, le public européen va devoir accomplir des sacrifices. Il faut le lui dire. Depuis trois ans et demi, les dirigeants européens multiplient les discours virils sur l’Ukraine, mais aucun n’a eu le courage de l’expliquer. L’Europe, comme l’Ukraine, est menacée par un agresseur psychopathique maintenant soutenu en catimini non seulement par la Chine, mais par les Etats-Unis. La politique de l’autruche «guidée» par le tandem von der Leyen/Michel depuis 2022, qui consiste à empiler les promesses mirifiques, pour se faire mousser et sans se soucier le moins du monde des conditions de leur mise en œuvre, est un cancer pour la confiance du public dans ses institutions.
«Comme le montre à l’envi notre histoire, la meilleure manière d’éviter la guerre consiste à être bien préparé.»
Dans pareil contexte, les citoyens ont le droit de réclamer la garantie que les investissements qu’ils financeront par leurs sacrifices sont à la fois les plus efficaces, les plus économiques, et les plus équitables. En démocratie, l’acceptabilité sociale de ces dépenses est importante. Par ailleurs, les soldats européens doivent avoir la garantie que la gestion des programmes visera au maximum à réduire leurs pertes. Comme le montre à l’envi notre histoire, la meilleure manière d’éviter la guerre consiste à être bien préparé, ce qui est plus dissuasif, et en fin de compte moins cher. Ceux qui négligent l’histoire s’exposent à la revivre.
Franklin Dehousse
Ancien professeur au Collège d’Europe
Ancien représentant spécial de la Belgique
Ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne
(Le titre est de la rédaction. Titre original: «5 % du PNB en dépenses militaires, pourquoi pas 25%? Les grands dangers du nouveau totem religieux de l’Otan»)