Carte blanche

L’Europe à l’heure du péril: pour une puissance dissuasive, juste et écologique

Face à l’agression russe en Ukraine et l’arrivée de Donald Trump aux Etats-Unis, l’Europe n’a plus vraiment le choix, elle doit reprendre sa sécurité en main, selon les signataires de cette carte blanche. Il n’est pas uniquement question de défense, mais aussi d’énergie, d’économie circulaire ou encore de consolidation de la démocratie.  

La montée en puissance des menaces sur notre sécurité obligent l’Europe à assumer son rôle de puissance politique, y compris par la dissuasion et la défense. Face à l’agression russe et à l’imprévisibilité américaine, nous n’avons plus le choix: l’Europe doit (re)devenir une puissance. Mais pas n’importe laquelle. Avoir des missiles ne sert à rien si nous n’avons ni énergie pour nous chauffer, ni alimentation pour nourrir nos populations. Notre sécurité passe par une autonomie large, reposant sur une autonomie énergétique, sur la cohésion sociale et sur un socle démocratique solide.

Une menace claire et une nécessaire réaction

Une guerre de haute intensité est de retour sur le sol européen après plusieurs décennies de paix relative. L’expansionnisme russe, colonne vertébrale du régime de Poutine, s’est traduit par plus de 60 opérations de guerre hybride menées sur le territoire de l’Union Européenne (UE) depuis 2022, en plus de l’invasion de l’Ukraine. La volonté du Kremlin de disloquer l’UE et de mettre par terre notre système démocratique sont des réalités tangibles. Simultanément, les Etats-Unis réduisent leur engagement dans la défense européenne, sapant la confiance indispensable au fonctionnement de la clause de défense collective de l’OTAN. L’inquiétante connivence entre Trump et Poutine, incarnation d’une improbable internationale réactionnaire et anti-démocratique, trouve ses relais auprès de gouvernements européens ayant déjà cédé aux sirènes de l’extrême droite.

«L’inquiétante connivence entre Trump et Poutine, incarnation d’une improbable internationale réactionnaire et anti-démocratique, trouve ses relais auprès de gouvernements européens ayant déjà cédé aux sirènes de l’extrême droite.»

La menace militaire est aux frontières de l’Europe. Mais une autre forme de conflit est déjà présent sur notre sol. Les cyberattaques et manipulations numériques fragilisent et déstabilisent déjà nos démocraties. Les agressions contre notre système démocratique sont un autre élément de ces menaces extérieures. Dès lors, la sécurité européenne requiert une vision dépassant le seul cadre militaire.

Pour éviter la guerre, il faut l’anticiper, sans perdre le cap qui reste de préserver ou créer les conditions de la paix. Cette nécessité suppose qu’un renforcement militaire soit conçu avant tout comme un moyen de dissuasion forçant le recours ou le retour à la diplomatie. Pour inévitable qu’elle puisse parfois être, la guerre reste un immense gâchis, une barbarie et un échec de la civilisation.

Un financement juste et cohérent

Afin de consacrer les 2% de PIB annoncés à la défense nationale, le gouvernement belge doit trouver 4,5 milliards d’euros en 2025. Déterminer qui paiera ces sommes et comment est une question éminemment politique. Le sacrifice de politiques sociales, de santé, d’environnement ou de transport, par exemple, reviendrait concrètement à faire contribuer une majorité de la population tout en préservant les plus fortunés. Ce serait injuste mais aussi contre-productif. L’impérialisme russe comme le transactionnalisme américain reposent sur la démagogie, manipulant des populations rendues vulnérables et dérivant vers le fascisme. N’ouvrons pas, nous-mêmes, une brèche dans notre système de défense en favorisant la montée des extrêmes droites nationalistes en Europe, soutenues par le régime de Poutine, et se nourrissant du ressentiment général. L’Etat-guerre ne peut remplacer l’Etat-providence.

«L’Etat-guerre ne peut remplacer l’Etat-providence.»

Nous pensons que l’investissement dans notre défense collective nécessite un véritable rééquilibrage fiscal, faisant d’abord contribuer ceux qui bénéficient largement d’un partage inéquitable des richesses produites et profiteront même financièrement de la relance des investissements publics. Au niveau européen, il ne peut être question de détourner les moyens destinés aux politiques de transition climatique et de cohésion sociale. Une société malade, fracturée et inégalitaire est une proie facile pour l’extrême droite et les puissances étrangères. La solidarité devrait jouer pleinement sous la forme, par exemple, d’un emprunt commun souscrit par l’UE pour diminuer le coût de la dette pour tous.

La cohésion européenne garante d’efficacité!

Trop longtemps, la coopération européenne en matière d’affaires étrangères et de sécurité est restée embryonnaire. Le résultat est implacable: l‘Europe à 27 est en voie de provincialisation, menacée de marginalisation géopolitique et exclue des discussions, même concernant son voisinage direct. Les Etats membres utilisent au moins 15 modèles de chars différents. Les Etats-Unis, un seul. Voilà pourquoi l’Europe, malgré son budget militaire trois fois supérieur à celui de la Russie, reste incapable d’agir efficacement. La surenchère budgétaire au réarmement ne résoudra pas cette tension si l’Europe n’intègre pas ses moyens et opérations: achats groupés favorisant la production européenne, interopérabilité des équipements et doctrines militaires, complémentarité des armées nationales selon leurs atouts respectifs et mobilité accrue du matériel militaire à travers le continent. En outre, une évolution rapide vers une prise de décision à la majorité qualifiée des Etats membres doit être mise en œuvre, tout en maintenant les garde-fous démocratiques essentiels dans une UE où l’influence des extrêmes s’accroît.

«La surenchère budgétaire au réarmement ne résoudra pas cette tension si l’Europe n’intègre pas ses moyens et opérations.»

L’autonomie stratégique, fondement de notre sécurité

Toute dépendance offre un point de fragilité à des adversaires potentiels. Cette vulnérabilité concerne notamment notre approvisionnement énergétique: les sources fossiles et fissiles nous mettent à la merci de régimes souvent hostiles à nos intérêts. En 2024, l’UE a ainsi dépensé davantage dans l’achat de combustibles énergétiques russes qu’en soutien à l’Ukraine. Un risque similaire existe pour notre sécurité alimentaire ou l’importation de ressources importantes pour nos économies, des matériaux critiques aux composants électroniques.
Réduire et choisir nos dépendances est donc un enjeu stratégique et sécuritaire majeur. Par la sobriété dans l’usage des ressources ou la relocalisation et la maîtrise de chaînes d’approvisionnement, une politique de transition écologique ambitieuse offre l’opportunité d’inscrire nos économies dans un nouveau jeu d’alliances, au-delà du libre-échange généralisé désormais désuet.

Une industrie durable pour résister aux chocs

Notre sécurité repose certes sur des investissements dans la défense mais partiellement seulement. Nous avons besoin d’une industrie capable d’assurer notre autonomie à long terme dans un monde où la rareté des ressources s’accentue; une industrie qui ne compromette pas nos conditions d’existence fondamentales : climat préservé, sols fertiles, air respirable, eau potable, cohésion sociale…

L’Europe libre sera une puissance écologique ou ne sera pas. Renoncer au développement d’une économie réellement durable revient à s’affaiblir dans un monde en profonde mutation. En ce sens réduire les ambitions et moyens du Green Deal européen relève au mieux de la confusion, au pire du sabotage. La transition vers l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables et l’économie circulaire doit, au contraire, être accélérée en veillant à ce qu’elle puisse bénéficier aux entreprises et à l’ensemble des ménages de nos pays.

Pour une sécurité globale et durable face aux défis du XXIe siècle

Face à une menace tangible, l’Europe doit plus que jamais faire le choix d’une vision à long terme alliant dissuasion militaire, souveraineté économique, sécurité de nos infrastructures numériques et consolidation de la démocratie, avec pour objectif la préservation de la paix et des droits fondamentaux. Notre sécurité ne se résume pas à repousser une attaque. Elle exige une autonomie énergétique, une cohésion sociale, une industrie verte et une démocratie vivante. C’est à ces conditions que l’Europe pourra être forte sans être brutale, indépendante sans être isolée, juste sans être naïve. C’est cela une puissance dissuasive, juste et écologique.

Patrick Dupriez, président d’Etopia

Dirk Holemans, directeur d’Oikos

Yannick Quéau, directeur du GRIP

Olivier de Schutter, professeur à l’UCL et Rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme

Jonathan Piron, responsable de la prospective pour Etopia

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