Fille d’un survivant de la Shoah, l’historienne et professeure d’études judaïques Katharina Galor observe avec effroi ce que son pays inflige à Gaza. Portée par une histoire personnelle, elle interroge le sens du serment «plus jamais» et appelle à une conscience morale universelle.
Je suis juive israélienne, fille d’un survivant de la Shoah. Le serment du «plus jamais» a bercé mon enfance –une promesse que jamais plus un peuple ne subirait l’extermination ou la déshumanisation. Aujourd’hui, ce serment me hante face à ce que mon pays inflige à Gaza.
Ce n’est pas abstrait pour moi. Mon amie proche, que j’appelle Dima, est une Palestinienne apatride qui a vécu des années à Gaza. Elle vit aujourd’hui en Belgique, mais sa famille est toujours à Gaza. A travers elle, j’ai appris à connaître leur quotidien, leur souffrance, leur résilience. Son oncle, qui a travaillé 17 ans en Israël, parle couramment l’hébreu. Aujourd’hui, il survit avec sa femme dans une tente étouffante, leur maison du camp de Jabaliya ayant été détruite.
Depuis deux ans, j’essaie de les aider à fuir. En 2022, nous avons récolté 6.000 dollars pour espérer un passage via Rafah, mais les coûts du marché parallèle ont explosé, avant que la frontière ne ferme totalement en mai 2024. Récemment, un escroc leur a promis une sortie via l’aéroport Ramon contre 2.000 dollars par personne. Il a disparu avec l’argent.
J’ai contacté des ONG, des militants palestiniens comme Ahmed Fouad Alkhatib, qui a sauvé quelques vies, dont celle de sa mère. Mais pour des familles comme celle de Dima, l’aide reste hors de portée.
Je me demande sans cesse: en tentant de sauver quelques individus, participons-nous, malgré nous, au projet de vider Gaza de ses habitants? Des responsables israéliens d’extrême droite parlent ouvertement de «Gaza sans Palestiniens». Donald Trump a suggéré d’en faire une «Riviera du Moyen-Orient». Ce n’est plus de l’exode, c’est du nettoyage ethnique.
Je n’ose pas comparer Gaza aux camps –non que l’horreur soit moindre, mais parce que ces comparaisons sont souvent instrumentalisées. Pourtant, je pense à mon père, qui est revenu d’Auschwitz avec 34 kilos. Je pense à ma grand-mère, qui y a tenu dans ses bras sa fille mourante –ma tante– avant de prendre le dernier morceau de pain qu’elle serrait encore, parce qu’elle devait survivre. La faim tue.
A Gaza, l’accès à l’aide alimentaire est devenu mortel. En juillet, les deux fils de la famille de Dima sont allés chercher de la farine à un centre de l’UNRWA. Des soldats israéliens ont ouvert le feu. L’un d’eux, Omar, a disparu. On a appris qu’il était détenu, sans avocat jusqu’au 20 août. Son seul crime: faire la queue pour manger. Quelques jours plus tard, un cousin, Tariq, qui était lui aussi parti chercher de la nourriture, a été tué d’une balle dans la tête. Il n’avait pas mangé depuis des jours.
Depuis mai, près de 800 Palestiniens ont été tués en tentant d’accéder à la nourriture. Médecins sans frontières rapporte des civils, y compris des enfants, atteints à la poitrine et à l’abdomen alors qu’ils faisaient la file pour un sac de farine.
En Israël, on ne voit pas cela. Les médias diffusent en boucle les images du 7 octobre, les otages, les attaques du Hamas. On connaît les noms de chaque victime israélienne. Mais qui connaît le nom d’un seul des 54.000 morts palestiniens, dont presque 18.000 enfants ? Une génération effacée.
Je n’écris pas cela pour minimiser notre douleur. Mais la peine n’annule pas la lucidité morale. On peut pleurer nos morts et refuser le massacre de civils. Exiger le retour des otages et dénoncer les punitions collectives. Enfermer 2,3 millions de personnes dans une prison à ciel ouvert n’est pas de la justice. C’est de la vengeance.
Je vois la famille de Dima et je pense à la mienne. L’attente d’une mère sans nouvelles de son fils me rappelle la souffrance de ma grand-mère. L’exil de ces familles, leurs clés serrées dans la main, font écho à celles de mes parents et grands-parents. L’histoire ne se répète pas, dit-on. Mais elle rime.
«Plus jamais» doit valoir pour tous. Sinon, cela ne veut plus rien dire.
Katharina Galor
Hirschfeld Associate Teaching Professor of Judaic Studies
Director of Undergraduate Studies, Program in Judaic Studies
Center for Middle East Studies
Program in Urban Studies
Brown UniversityVisiting Scholar, 2024-2025
Taub Center for Israel Studies
New York University(Le titre est de la rédaction. Titre original: «“Plus jamais” doit valoir pour tous»)