Sophie Lavaux, gouverneure pour la Gestion de crise en Région bruxelloise, alerte sur la prolifération de deepfakes exploitant la détresse des populations touchées par des catastrophes. Vidéos truquées, faux appels aux dons et intox visant à décrédibiliser les autorités, ces manipulations menacent la gestion des crises.
Depuis que l’ouragan Mélissa a frappé la Jamaïque, un autre fléau a déferlé sur le pays, celui des deepfakes. Requins dans les piscines d’hôtels, habitants surfant sur des vagues déchaînées, alertes météorologiques relayées par de soi-disant journalistes… Face à cette vague d’intoxication numérique, la ministre jamaïcaine de l’Information, Dana Morris Dixon, a lancé un appel: ne faire confiance qu’aux sources officielles. Un conseil de bon sens, mais suffira-t-il à contenir cette «seconde catastrophe»?
Les deepfakes, contraction de deep learning et fake, désignent des contenus, images, vidéos, audios ou textes, générés par intelligence artificielle (IA) pour imiter la réalité. Grâce à la démocratisation et l’accessibilité de l’IA, n’importe qui peut désormais générer, en quelques clics, une vidéo d’apparence crédible. Ce qui relevait, il y a peu, du domaine des experts est aujourd’hui à la portée du grand public. Les indices de falsification, lorsqu’ils existent, sont difficilement perceptibles à l’œil non averti. Dans le contexte d’une catastrophe naturelle, ces outils deviennent de véritables armes pouvant exploiter la vulnérabilité émotionnelle des populations.
Pourquoi ces contenus prolifèrent-ils si aisément? Les plateformes sociales, stimulées par des modèles économiques fondés sur l’engagement, privilégient la génération d’émotions: peur, empathie, indignation. Ce biais structuren b l, combiné à notre propension naturelle à croire ce que nous voyons, crée un terreau fertile pour la désinformation, tout particulièrement en période de crise.
Quand les deepfakes riment avec fraude
Il serait tentant de sourire devant le spectacle de requins fictifs dans une piscine ou de célébrités venues prêter main forte dans les rues inondées. Pourtant, l’enjeu dépasse le simple divertissement, car ces manipulations servent parfois des causes bien plus sombres. L’exemple du séisme en Turquie en 2023, où une image touchante d’une fillette secourue, générée par IA, a permis d’escroquer des internautes généreux via une fausse collecte de dons, est parlant. De même, lors des inondations au Texas en 2025, des deepfakes mettant en scène des stars ont servi à tromper la vigilance de milliers de personnes les invitant à faire des dons pour les victimes.
Mais l’utilisation des deepfakes ne s’arrête pas à la fraude financière. Ils deviennent aussi l’instrument privilégié de ceux qui souhaitent semer la confusion ou décrédibiliser les autorités en période de crise. Europol ne s’y est pas trompé, classant les deepfakes parmi les principales menaces technologiques pour les années à venir. Lors des ouragans Hélène et Milton en 2024, les autorités américaines ont dû ouvrir une page dédiée pour démêler le vrai du faux, preuve de l’ampleur du défi.
L’esprit critique, un réflexe collectif
On pourrait croire que ces contenus ne font que distraire. La réalité est plus inquiétante. En temps de crise, la diffusion de fausses informations peut entraîner des conséquences dramatiques: mouvements de panique, minimisation des risques réels, détournement de l’attention et des ressources des secours vers des situations fictives. Les équipes de première ligne, déjà sous pression, doivent consacrer un temps précieux à la vérification et au démenti, au détriment de l’action sur le terrain. Par ailleurs, la saturation des canaux de communication par ces fake news retarde la transmission d’informations officielles.
Faut-il pour autant sombrer dans la paranoïa et la défiance systématique? Non, mais il est urgent de réhabiliter l’esprit critique comme réflexe collectif. Comme le disait Voltaire: «Le doute est désagréable, mais la certitude ridicule.»
Sophie Lavaux, gouverneure pour la Gestion de crise en Région bruxelloise et directrice générale de safe.brussels