Carte blanche

«Cette dérive n’a sa place dans aucune démocratie et devrait inquiéter tous les démocrates, y compris au MR» (carte blanche)

Pour Geoffrey Pleyers, directeur de recherche FNRS à l’UCLouvain et président de l’association internationale de sociologie, «défendre les faits redevient une mission cruciale dans les sociétés démocratiques».

Le ministre de l’Emploi et vice-Premier ministre David Clarinval expliquait sur Bel RTL ce mercredi matin que «plus d’un chômeur sur deux qui va être exclu du chômage, au cours de l’année prochaine ou de l’année suivante, sont d’origine étrangère donc moins de la moitié sont Belges». Il identifie «d’origine étrangère» à «non belge» et se réfère aux chiffres de la Banque Carrefour de la Sécurité sociale qui considère comme «d’origine étrangère» celles et ceux dont la première nationalité de l’un des parents n’est pas belge. Des chiffres repris mercredi matin par Georges-Louis Bouchez sur ses réseaux sociaux.

En diffusant l’idée que 57 % des exclus du chômage seraient des étrangers (en réalité, ils sont 19 %, dont la moitié sont des Européens), l’objectif est évidemment de diffuser l’idée que les étrangers sont les parasites de notre système social, ce qui est faux, et il semble nécessaire de le rappeler, comme le font régulièrement des chercheurs comme Jean-Michel Lafleur et Abdeslam Marfouk) (1).

Aucune excuse du ministre Clarinval depuis. Comment l’interpréter alors que partout se diffuse une tactique, popularisée par l’extrême droite, notamment trumpiste, selon laquelle peu importe que l’affirmation soit fausse, il s’agit de laisser l’idée s’installer et d’orienter le débat public. Et que les faits soient faux importe peu. Comme l’explique le sociologue français Éric Fassin (2) dans son analyse des dérives de l’espace public américain sous Trump, bien moins de citoyens entendront parler du démenti que de l’affirmation fausse.

Ce qui est inquiétant est que c’est loin d’être une erreur isolée, c’est une dérive qui se décline chaque semaine dans le débat public belge. Elle n’a sa place dans aucune démocratie et devrait inquiéter tous les démocrates, y compris au MR. Au-delà du clivage gauche-droite, ne pas laisser s’installer la confusion entre la vérité et les mensonges, et se baser sur des analyses rigoureuses constituent un rôle crucial des journalistes, chercheurs, intellectuels et des citoyens dans une société démocratique. Cela semble évident, mais c’est redevenu une cause urgente pour tous les démocrates. Mais dans un nombre croissant de pays, ces acteurs et ces contre-pouvoirs sont attaqués par les dirigeants populistes réactionnaires. Et puis, le « fact-checking » prend bien plus de temps et demande plus d’énergie que la diffusion de fausses affirmations, et il touche généralement un public bien plus restreint.

Cette fois, l’amalgame et les fausses affirmations (que l’on devrait simplement appeler mensonges) du ministre Clarinval suscitent un tollé de la part de nombreux citoyens et intellectuels, ainsi que d’une large part de la classe politique belge francophone. Mais qu’en sera-t-il lorsque des affirmations similaires et ce type d’amalgame ressortiront pour la dixième ou la vingtième fois? Les démocrates s’en offusqueront-ils encore avec la même énergie? Y aura-t-il encore des réactions claires et fermes pour les condamner dans les médias et les réseaux sociaux? Et ces réactions trouveront-elles encore leur place dans la presse et le débat public, quand elles ne seront plus que des dénonciations répétitives, mais pourtant si nécessaires au maintien d’un espace public démocratique? Ces idées fausses seront-elles alors installées dans le débat public? C’est la stratégie suivie par Donald Trump et ses partisans aux Etats-Unis.

Geoffrey Pleyers, directeur de recherche FNRS à l’UCLouvain et président de l’association internationale de sociologie
NDLR: le titre est de la rédaction. Titre original: «Défendre les faits redevient une mission cruciale dans les sociétés démocratiques».

(1) Jean-Michel Lafleur, Abdeslam Marfouk (2017) Pourquoi l’immigration? 21 questions que se posent les Belges sur les migrations internationales au XXIe siècle, Academia.

(2) Eric Fassin (2025) Misère de l’anti-intellectualisme, 2e édition, Textuel.

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